SEANCE DU 14 DECEMBRE 2000


PÉNURIES DE MAIN-D'OEUVRE

Adoption des conclusions du rapport d'une commission
(ordre du jour réservé)

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 125, 2000-2001) de M. Alain Gournac, fait au nom de la commission des affaires sociales, sur la proposition de loi de MM. Alain Gournac, Jean Arthuis, Pierre Laffitte, Henri de Raincourt et Josselin de Rohan permettant de faire face aux pénuries de main-d'oeuvre et de lever les obstacles à la poursuite de la croissance économiques (n° 44, 2000-2001).
Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Alain Gournac, rapporteur de la commission des affaires sociales. « Difficultés de recrutements », « Pénuries de main-d'oeuvre » ? La querelle sémantique menace aujourd'hui de prendre le pas sur le nécessaire débat concernant les moyens de remédier aux problèmes que rencontrent les entreprises pour pourvoir à leurs offres d'emplois.
Pourtant, la réalité est là. Chaque semaine, la presse fait état d'exemples précis concernant tous les secteurs d'activité. Ces exemples sont corroborés par les « indicateurs de tension » élaborés par la direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques, la DARES, qui font apparaître des difficultés croissantes de recrutement dans l'ensemble de l'économie.
L'Union professionnelle artisanale, UPA, chiffre à 88 000 le nombre des offres d'emploi non pourvues dans l'artisanat et dans le secteur du bâtiment. Le MEDEF évoque 900 000 offres non satisfaites dans l'ensemble de l'économie sur le fondement d'enquêtes réalisées dans les différentes branches professionnelles. L'ANPE, c'est-à-dire un organisme public officiel, reconnaît, quant à elle, que les offres vacantes pourraient concerner au moins 400 000 postes.
La plupart des secteurs d'activité sont aujourd'hui confrontés au problème. Au-delà du bâtiment et des métiers de bouche, on constate, par exemple, que les secteurs de l'assurance, de l'informatique et du commerce rencontrent des difficultés croissantes et durables pour pourvoir à leurs offres d'emploi.
Le commerce de centre-ville signale des tensions concernant les vendeurs de micro-informatique, ainsi que certains métiers de l'alimentation, tels que bouchers et poissonniers. Le secteur de l'habillement rencontre des difficultés particulières à recruter des ouvriers qualifiés et des employés.
La notion de pénurie de main-d'oeuvre est particulièrement aiguë dans le secteur de l'informatique : le syndicat national des bureaux d'études techniques, le SYNTEC, chiffre à plus de 30 000 le nombre d'informaticiens manquants. Les entreprises ont aujourd'hui besoin de 5 000 ingénieurs « réseaux et télécom », de 6 000 experts et consultants, de 15 000 développeurs Internet et de 8 000 employés dans des fonctions commerciales, technico-commerciales, assistance et installation.
Dans la métallurgie, les besoins concernent plus particulièrement certaines qualifications comme les caristes, les élecromécaniciens, les chaudronniers-soudeurs, etc.
Les pénuries de main-d'oeuvre ont également une dimension géographique puisqu'elles coïncident souvent avec des bassins d'emploi fortement marqués par le développement économique, que ce soit dans l'aéronautique à Toulouse, dans l'automobile à Sochaux ou à Poissy, dans le département que je représente.
Je pourrais également parler des secteurs de la propreté, de la chimie, du textile, du secteur routier, des industries du bois, des ascenseurs et des industries agro-alimentaires, qui connaissent des problèmes comparables.
Non seulement ce problème est réel, mais il prend chaque jour une ampleur nouvelle. Une enquête de l'INSEE a montré dernièrement que, dans l'industrie, 52 % des chefs d'entreprise rencontraient des difficultés de recrutement en octobre 2000, alors qu'ils étaient 29 % dans ce cas en juillet 1999 et 15 % en juillet 1997. Dans le bâtiment et les travaux publics, cette proportion était de 84 % en juillet 2000, contre 65 % en octobre 1999.
Devant ce phénomène, on observe, de la part du Gouvernement et de sa majorité, deux types de réactions aussi étonnantes l'une que l'autre.
La première réaction est celle de l'indignation. Ce sont nos collègues du groupe communiste républicain et citoyen qui sont les plus en pointe dans ce domaine. Leur argument est simple : il serait indécent de parler de pénuries de main-d'oeuvre alors qu'il subsiste plus de 2 millions de chômeurs dans notre pays. Dans cette logique, le débat n'a pas lieu d'être, ce que traduit le dépôt d'une motion tendant à opposer la question préalable signée par les membres du groupe communiste républicain et citoyen.
La deuxième réaction consiste à minimiser le problème : c'est la stratégie du Gouvernement.
Le phénomène n'est pas nié, comme il l'est dans le premier cas, mais l'on évoque de « simples tensions », des « difficultés de recrutement » sur lesquelles il convient de ne pas insister parce qu'elles seraient amenées à se régler d'elles-mêmes. Là encore, on nous dit : « Circulez, il n'y a rien à voir ! ».
Vous me permettrez, à cet égard, madame la secrétaire d'Etat, de constater l'absence de Mme Elisabeth Guigou au banc du Gouvernement, qui constitue, selon moi, un autre exemple de cette volonté d'étouffer le débat sur ce sujet.
Pourtant, il n'est pas un élu qui ne soit sensibilisé à la situation des entreprises de sa commune ou de son département. Chacun d'entre nous connaît des entreprises qui recherchent des candidats pour des postes à pourvoir immédiatement.
Les difficultés de recrutement sont donc établies, et elles sont, de surcroît, en voie d'aggravation.
D'aucuns réfutent l'expression « pénurie de main-d'oeuvre », préférant parler de « difficultés de recrutement ». On peut s'étonner de voir se développer cette querelle sémantique puisque les deux expressions semblent désigner des réalités proches. Le mot « pénurie » désigne, selon Le Petit Robert , « un manque de ce qui est nécessaire ». Or, si l'on dit que les entreprises rencontrent des « difficultés de recrutement », que veut-on exprimer sinon que les entreprises n'arrivent pas à recruter les salariés dont elles ont besoin ?
Pour preuve que l'utilisation de l'une ou de l'autre des deux expressions ne devrait pas provoquer tant d'émoi, on peut rappeler que l'ANPE avait eu recours à la notion de « pénuries de main-d'oeuvre » dans l'une de ses études de l'hiver dernier. Au demeurant, cette étude considérait que les difficultés risquaient de « s'intensifier dans certains secteurs du fait, en particulier, de la poursuite attendue à la croissance, de l'évolution à la baisse de la démographie et de l'impact de la diminution du temps de travail ».
Peut-on parler, pour autant, de « pénuries de main-d'oeuvre » eu égard au chômage élevé que connaît notre pays ? Je le crois, étant entendu que ces phénomènes de pénurie sont temporaires et résultent de difficultés d'adaptation de l'offre à la demande de travail, qui peuvent être en partie résolues par des incitations à la mobilité géographique et par la mise en place de formations adaptées.
L'argument de l'existence d'un grand nombre de chômeurs n'a plus la même portée dès lors que sont mis en évidence les problèmes liés à l'inadaptation de la main-d'oeuvre, au mauvais fonctionnement du marché du travail et, somme toute, à la politique de l'emploi menée par le Gouvernement.
La commission des affaires sociales considère que la référence à des « pénuries de main-d'oeuvre » a le mérite d'attirer l'attention sur un phénomène qui promet d'avoir des conséquences dramatiques sur l'évolution de la croissance et sur la poursuite de la baisse du chômage s'il n'est pas pris en considération avec détermination.
Afin de sortir de la polémique, ou du moins de la querelle sémantique, je propose de faire référence à des « désajustements » sectoriels du marché du travail pour qualifier les cas, de plus en plus nombreux, où les entreprises sont confrontées à des difficultés structurelles de recrutement dans certaines zones géographiques, pour certaines qualifications ou concernant certains postes.
Ces « désajustements » du marché du travail expliquent pour une large part le fait que plus de 2,2 millions de nos concitoyens demeurent au chômage alors que, dans le même temps, nombre d'entreprises, surtout parmi les plus petites, refusent des commandes, à défaut d'être sûres de pouvoir les honorer en temps voulu compte tenu des difficultés rencontrées pour étoffer leurs effectifs.
L'existence de tels blocages soulève la question - j'y reviens - de l'adéquation de la politique de l'emploi menée par le Gouvernement à l'évolution du marché du travail. M. Jean Pisani-Ferry ne dit pas autre chose dans son rapport sur le « plein emploi », fait au nom du Conseil d'analyse économique, lorsqu'il propose de poursuivre l'abaissement des charges sociales sur les bas salaires - cela nous rappelle quelque chose ! - de renforcer la lutte contre les « trappes à inactivité » et d'assouplir les 35 heures. Le Sénat est convaincu depuis longtemps de la nécessité d'aller dans ce sens.
Je rappelle que le Sénat a adopté, le 29 juin 1998, la proposition de loi tendant à alléger les charges sur les bas salaires, déposée par MM. Christian Poncelet, Jean-Pierre Fourcade, Josselin de Rohan, Maurice Blin et Henri de Raincourt, et dont j'étais le rapporteur.
Plus récemment, lors de la discussion du projet de loi de finances, le Sénat a proposé, sur l'initiative de sa commission des finances, et avec le plein accord de sa commission des affaires sociales, d'instaurer un crédit d'impôt dégressif destiné à soutenir les revenus d'activité jusqu'à 1,8 SMIC, afin de lutter contre les « trappes à inactivité ».
Notre assemblée examinera par ailleurs, le 8 février 2001, la proposition de loi portant création du revenu minimum d'activité, déposée par nos collègues Alain Lambert, président de la commission des finances, et Philippe Marini, rapporteur général.
Enfin, je rappelle que la commission des affaires sociales a publié au mois d'octobre un important rapport d'information consacré au bilan à mi-parcours du programme emplois-jeunes, rapport qui comprend un certain nombre de propositions permettant de faciliter la sortie du dispositif.
Aujourd'hui, c'est la nécessité d'assouplir les 35 heures qui est marquée par l'urgence, car, dès le mois prochain, les entreprises de plus de vingt salariés verront passer leur taux de bonification des quatre premières heures supplémentaires à 25 %, contre 10 % en 2000. Le moratoire de deux ans dont bénéficiaient les entreprises de moins de vingt salariés prendra fin, quant à lui, au 1er janvier 2002. Dès le 1er janvier 2003, ces petites entreprises devront acquitter une bonification des quatre premières heures supplémentaires à un taux de 25 %.
Certaines de ces PME considèrent que ce délai supplémentaire a accentué leurs difficultés de recrutement, des salariés ayant préféré se diriger vers les entreprises qui appliquent les 35 heures. Ces remarques devraient conduire à envisager avec une grande prudence toute prolongation du moratoire pour les entreprises de moins de vingt salariés.
Le Gouvernement a toujours considéré que les 35 heures et les « pénuries de main-d'oeuvre » constituaient des sujets indépendants l'un de l'autre. C'était peut-être le cas jusqu'à présent, mais ce ne le sera plus demain.
Pour l'instant, force est de constater que, contrairement à ce qu'on nous raconte, les entreprises ne se sont pas précipitées pour anticiper la loi. Selon les statistiques du ministère de l'emploi, 40 000 accords d'entreprise avaient été signés au 9 octobre, ce qui représente seulement 3 % des entreprises employant au moins un salarié et 29 % des entreprises employant plus de vingt salariés. Au total, cela signifie que 97 % des entreprises et 76 % des salariés du secteur marchand ne sont pas couverts par un accord sur les 35 heures.
Ces chiffres peuvent être modifiés légèrement si l'on prend en compte les entreprises qui passent à 35 heures sans accord d'entreprise. Mais leur nombre est, comme celui de leurs salariés, modeste, ainsi que le confirme une étude de l'Institut français des experts-comptables, selon laquelle 90 % des entreprises de moins de cinquante salariés n'ont fait aucune démarche pour passer à 35 heures.
De toute évidence, la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail ne se fait pas sans difficulté, notamment dans les plus petites entreprises.
L'influence des 35 heures sur le développement des difficultés de recrutement a donc été jusqu'à présent d'autant plus limitée qu'elles sont encore loin d'être partout appliquées.
Le dispositif imaginé par le Gouvernement pour obliger les partenaires sociaux à réduire la durée du temps de travail apparaît comme particulièrement inadapté à la conjoncture économique actuelle. La loi du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail est en effet d'inspiration malthusienne : elle diminue le potentiel d'heures travaillées par salarié afin d'obliger les entreprises à recruter. Si l'on peut comprendre la logique d'un tel raisonnement en période de faible activité, il est évident que celui-ci perd de son efficacité en période de reprise, et cela alors même que le marché du travail continue à connaître des rigidités importantes, qui en perturbent le fonctionnement.
Dans un contexte de tensions sur le marché du travail, l'abaissement de la durée légale du travail, qui sera effectif pour les petites entreprises à partir du 1er janvier 2002 et qui prendra toute sa portée pour les autres entreprises à partir du 1er janvier prochain, est lourd de menaces.
On peut s'attendre à une aggravation des difficultés de recruter dès le mois prochain. Les tensions salariales pourraient s'affirmer et constituer un risque fatal pour l'économie. Pour ce qui est des PME de moins de vingt salariés, on ne voit tout simplement pas comment elles pourront tenir le choc en 2003, quand la période transitoire approchera de sa fin.
Dans ces conditions, si l'effet des 35 heures ne s'est pas encore fait sentir, la menace est, elle, bien réelle.
La fin du régime de transition concernant l'application des 35 heures dans les entreprises de plus de vingt salariés et la perspective de leur application aux petites entreprises devraient accroître les « désajustements » sectoriels du marché du travail. Le renchérissement des heures supplémentaires aura en effet pour conséquence de les inciter à moins y recourir. Pour maintenir le niveau de production, les entreprises devront augmenter la productivité, ce qui pourrait conduire à une dégradation des conditions de travail. Elles pourront aussi chercher à embaucher pour maintenir le nombre total d'heures travaillées dans l'unité de production. Dès lors, les offres d'emplois consécutives à l'application des 35 heures s'ajouteront à celles qui sont provoquées par le retour de la croissance.
Les « désajustements » sectoriels pourraient alors donner lieu à une généralisation des pénuries de main-d'oeuvre. Les entreprises se trouveraient dans la situation où elles n'auraient plus le choix qu'entre refuser davantage de commandes ou préconiser une augmentation de la population active à travers, par exemple, le recours à l'immigration. La croissance et la poursuite des créations d'emplois seraient alors gravement menacées.
Le ministre de l'économie et des finances, M. Laurent Fabius, n'a pas dit autre chose le 16 octobre dernier - je l'ai écouté avec attention - lorsqu'il a estimé que la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail devait « prendre en compte la diversité des situations concrètes », afin que « les entreprises, notamment les PME, ne se heurtent pas à une impossibilité de produire davantage en raison de difficultés d'embauche ou de formation. » Merci, monsieur le ministre !
J'ai écouté aussi avec attention le Président de la République, M. Jacques Chirac...
M. Pierre Lefebvre. C'est ce soir qu'il faut l'écouter !
M. Alain Gournac. ... qui a été encore un peu plus explicite, le 16 novembre dernier, lors du vingt-cinquième anniversaire de l'UPA, l'Union professionnelle artisanale, puisqu'il a jugé indispensable « que les conditions de la réduction du temps de travail soient revues en faveur des petites entreprises, pour en limiter le coût, empêcher les injustices et éviter de créer des obstacles à l'activité ». Cela me convient parfaitement !
Afin de préserver la croissance et les créations d'emplois, le Sénat propose donc d'assouplir les modalités d'application des 35 heures. Ces assouplissements prendraient la forme du maintien d'une bonification des quatre premières heures supplémentaires, c'est-à-dire de la trente-sixième à la trente-neuvième, à un taux de 10 % pendant trois années supplémentaires après la première année d'application de ce taux de transition, soit jusqu'à la fin 2003 pour les entreprises de plus de vingt salariés et jusqu'à la fin 2005 pour les entreprises de moins de vingt salariés. De même, le seuil de déclenchement du contingent d'heures supplémentaires pourrait être maintenu à 37 heures hebdomadaires pendant deux années supplémentaires.
Ces modifications proposées par le Sénat satisfont pleinement l'ensemble des organisations professionnelles, notamment l'UPA, qui représente les plus petites entreprises. Par ailleurs, ces assouplissements ne sont pas contradictoires avec la réduction du temps de travail pour les salariés ; ils lui donnent même un caractère plus pérenne.
Les présidents des groupes de la majorité sénatoriale, MM. Jean Arthuis, Henri de Raincourt et Josselin de Rohan, ont souhaité apporter leur soutien à la proposition de loi qui prévoit ces assouplissements des 35 heures en la cosignant.
Plus de cent vingt sénateurs s'y sont déjà déclarés favorables et plusieurs sénateurs de gauche ont montré de l'intérêt. Ainsi, notre collègue Gilbert Chabroux a évoqué, au sein de la commission des affaires sociales, l'idée d'aboutir à un texte constructif qui prendrait en compte les conclusions du rapport du conseil d'analyse économique.
Dans cette perspective, il appartient maintenant au Gouvernement de saisir l'opportunité que lui offre le Sénat de revenir sur des dispositions qui, de toute évidence, ne sont plus adaptées au nouveau contexte économique. Le temps presse puisque, dès le mois prochain, les entreprises devraient voir leurs difficultés de recrutement s'aggraver.
Entre le maintien des 35 heures en l'état et la poursuite de la croissance et des créations d'emplois que garantirait leur assouplissement, il est devenu aujourd'hui indispensable de choisir. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à Mme le secrétaire d'Etat.
Mme Nicole Péry, secrétaire d'Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, tout d'abord, vous voudrez bien excuser l'absence de Mme Guigou, qui, en ce moment même, reçoit les syndicats hospitaliers. Croyez que c'est avec un intérêt tant personnel que ministériel que je m'inscris dans ce débat, au nom du Gouvernement.
La proposition de loi que vous me demandez d'examiner est motivée - vous l'avez largement expliqué, monsieur le rapporteur - par votre souci de répondre aux difficultés de recrutement des entreprises.
Je souhaite donc vous faire part de l'analyse du Gouvernement sur ces difficultés, avant de me prononcer sur les aménagements que vous souhaitez apporter à la législation sur le temps de travail.
Chacun peut constater qu'il existe aujourd'hui des tensions sur le marché du travail. Nous sortons d'une longue période de faible croissance et de sous-emploi. Pendant toutes ces années, les entreprises ont bénéficié d'une main-d'oeuvre abondante et de mieux en mieux formée, grâce aux efforts de la collectivité pour développer le système éducatif.
Que constatons-nous aujourd'hui ? Non seulement notre pays a renoué avec une croissance durable, mais, comme viennent de le confirmer les analyses du marché du travail, cette croissance est plus créatrice d'emplois que ne l'avaient pronostiqué la plupart des économistes.
Mme Marie-Madeleine Dieulangard. Effectivement !
Mme Nicole Péry, secrétaire d'Etat. Au cours de l'année écoulée, la France a atteint un niveau record en termes de créations d'emplois ; elle se situe en tête des pays européens du point de vue du nombre d'emplois créés et de la baisse du niveau de chômage.
Nous ne pouvons que nous en féliciter. D'autant que cette amélioration de la situation de l'emploi ne profite pas seulement aux demandeurs d'emploi les plus qualifiés et les plus expérimentés : grâce aux efforts du service public de l'emploi et aux initiatives prises, notamment dans le cadre des plans nationaux d'action pour l'emploi, c'est d'abord le taux de chômage des jeunes et des chômeurs de longue durée qui a diminué.
Il n'est pas surprenant, dans ce nouveau contexte, que certaines entreprises fassent état de difficultés de recrutement. Déjà, au début des années quatre-vingt-dix, lorsque notre économie avait connu une légère embellie, on avait vu le nombre d'entreprises déclarant des difficultés de recrutement dans les enquêtes de conjoncture augmenter de manière spectaculaire. Lorsque l'on passe d'une situation de très forte abondance à une situation de moindre abondance, les comportements doivent s'adapter. Il est vrai qu'aujourd'hui les entreprises sont moins submergées par les candidatures spontanées et qu'elles doivent parfois déployer des efforts pour rechercher des candidats et démontrer le caractère attractif de leurs offres.
Doit-on pour autant s'alarmer et parler de « pénuries » de main-d'oeuvre ? J'ai lu avec intérêt, monsieur le rapporteur, la définition du Petit Robert à laquelle vous vous référiez, mais, comme l'a dit Elisabeth Guigou lors de la présentation du budget de l'emploi et de la formation professionnelle, n'oublions pas que le nombre de chômeurs est encore supérieur à deux millions et demi d'hommes et de femmes, sans compter ceux qui n'occupent que des emplois occasionnels et qui sont disponibles pour occuper un emploi stable.
Naturellement, cela ne doit pas nous empêcher de tout mettre en oeuvre pour lutter contre les difficultés de recrutement.
Depuis plusieurs mois, le Gouvernement a multiplié les initiatives. Des plans locaux d'action contre les difficultés de recrutement ont été mis en place grâce à une collaboration étroite entre le service public de l'emploi et les entreprises pour trouver des réponses concrètes aux écarts entre les qualifications et les compétences demandées par les entreprises et celles des demandeurs d'emplois disponibles.
Avec le soutien du ministère de l'emploi et de la solidarité, des campagnes d'information et de sensibilisation aux métiers de l'artisanat et du bâtiment ont été lancées.
Moi-même, avec le concours de l'outil public qu'est l'association nationale pour la formation professionnelle des adultes, l'AFPA, j'ai souhaité prendre part à cette campagne de mobilisation. Nous l'avons lancée autour du slogan « 20 000 stages, 20 000 emplois » pour attirer des adultes et des jeunes, puisque nous avions déjà ces emplois en perspective.
Les contacts se sont multipliés avec les branches professionnelles pour favoriser l'adaptation et le recrutement de jeunes ayant bénéficié du programme « nouveaux services - emplois-jeunes ».
Ce que montrent clairement toutes ces actions, c'est que, dans la plupart des cas, les difficultés de recrutement peuvent être surmontées dès lors que les acteurs locaux se mobilisent pour établir ensemble un diagnostic des difficultés rencontrées et mettre en oeuvre les multiples outils dont nous disposons pour ajuster les offres et les demandes d'emplois.
Je tiens à citer notamment, à ce moment de mon propos, les contrats de qualification pour les jeunes, mais aussi les contrats de qualification pour les adultes, qui me semblent être un très bon outil.
Par ailleurs, peut-être conviendrait-il de porter un autre regard sur les femmes demandeuses d'emploi. Il ne faut pas oublier que, si le chômage régresse pour les femmes comme pour les hommes, ou compte encore trois points d'écart entre eux : 11 % des femmes sont au chômage contre 8 % des hommes.
Lorsque je suis sur le terrain, et que je rencontre les responsables de structures locales, mais aussi des entreprises, des missions jeunes, l'ANPE, je leur dis d'adopter une vision moins traditionnelle des métiers. En effet, il faut former non seulement des demandeurs d'emploi, mais également des femmes demandeuses d'emploi à une palette de métiers beaucoup plus large que celle qui existe actuellement.
M. Alain Gournac, rapporteur. Il faut leur assurer une véritable formation !
Mme Nicole Péry, secrétaire d'Etat. Je sais que certains experts voient aujourd'hui dans la baisse du chômage un risque de tensions inflationnistes et s'accommoderaient d'un taux de chômage permanent avoisinant 9 %. Cette analyse est contestée, vous le savez, par d'autres experts. La plupart d'entre eux s'accordent à penser que la situation actuelle du marché du travail ne constitue, tout du moins pour les toutes prochaines années, ni un frein à la croissance ni une limitation à l'augmentation de nos capacités de production.
Mesdames, messieurs les sénateurs, notre préoccupation commune doit être de préparer l'avenir. Le souci des entreprises doit être de contribuer à préparer la main-d'oeuvre dont nous aurons besoin demain, par la formation, par des possibilités de progression professionnelle ouvertes à tous, par la qualité des emplois proposés.
Ce n'est pas le jour de développer cet important sujet de la formation des salariés et des demandeurs d'emploi, mais nous aurons l'occasion d'y revenir dans les prochaines semaines.
Alors que les chefs d'entreprise se plaignent de ne pas trouver la main-d'oeuvre qualifiée dont ils ont besoin, dans le même temps - vous l'avez lu comme moi dans la presse - ils cherchent à embaucher des jeunes ou des adultes avant même qu'ils aient fini leur formation. Ces abandons en cours de cycle de formation ont tendance à se multiplier ces derniers mois sous l'effet des offres faites par les entreprises.
M. Alain Gournac, rapporteur. Cela va dans le bon sens !
Mme Marie-Madeleine Dieulangard. Non !
Mme Nicole Péry, secrétaire d'Etat. Est-ce ainsi que l'on prépare l'avenir ? Nous avons, les uns et les autres, l'obligation d'apporter d'autres réponses.
J'en viens maintenant aux mesures que vous préconisez dans cette proposition de loi.
Il y a quelque paradoxe à chercher une réponse à tous ces problèmes dans une remise en cause des dispositions de la loi sur la réduction du temps de travail.
Je souhaite tout d'abord rappeler, comme l'ont montré les travaux de la DARES, que les entreprises qui se plaignent aujourd'hui de difficultés de recrutement ne sont pas celles qui sont aujourd'hui aux 35 heures. Je pense, en particulier, aux toutes petites entreprises. Cela tend à montrer que les tensions actuelles sur le marché du travail ne résultent pas de la réduction du temps de travail. D'ailleurs, les entreprises qui ont conclu des accords dans le cadre de la première loi ou qui sont passées aux 35 heures depuis la seconde loi ont su anticiper ; de nombreux accords comportent des clauses sur la formation dont l'objet est précisément de procéder à l'évolution des qualifications rendue nécessaire par les nouvelles embauches et par la réorganisation du travail, par exemple en instaurant une plus grande polyvalence.
Quels sont, par ailleurs, les métiers qui souffrent le plus des difficultés de recrutement ? On cite régulièrement les métiers artisanaux, en particulier les métiers de bouche, et ceux du bâtiment second oeuvre, les métiers de la restauration et de l'hôtellerie. Dans tous ces domaines professionnels, les difficultés ne sont pas nouvelles. Elles se sont certes aggravées avec l'amélioration de la situation de l'emploi. Mais reconnaissez aussi que les entreprises concernées n'ont pas toujours su prévoir cette évolution de la conjoncture. Nous formons, par exemple, de très nombreux jeunes dans les métiers de la restauration et de l'hôtellerie. Parler de pénurie de qualification dans ce secteur n'est donc pas tout à fait approprié. En vérité, on constate une vraie difficulté des entreprises à garder la main-d'oeuvre. Les ruptures de contrat d'apprentissage - j'ai lu des études qui ont été réalisées dans diverses régions - se multiplient dans ces métiers. Elles atteignent même près de la moitié des contrats dans certaines régions.
Je ne pense pas que ce soit en reportant l'application des dispositions concernant la réduction du temps de travail que l'on rendra ces emplois plus attractifs dans ces branches.
A côté de ces cas les plus connus, des tensions existent également dans certains métiers de haute technicité. Je pense en particulier à l'informatique. Nous savons tous à quel point il est difficile d'anticiper les besoins de ces professions dont les contenus évoluent très rapidement sous l'effet des progrès de la technologie. Mais nous devons répondre au mieux à ces évolutions.
Voilà quelques années, on se plaignait du chômage des « bacs + 5 ». Aujourd'hui, les entreprises essaient de les recruter avant même la sortie des formations.
Il nous reste beaucoup de progrès à réaliser avec les entreprises et avec les branches professionnelles pour améliorer la prospective des emplois et des qualifications. Le Gouvernement s'y emploie, notamment au travers de la relance des travaux du Commissariat général du Plan sur ce sujet.
La proposition de loi que vous nous présentez me semble donc inappropriée à la nature des enjeux.
Les deux premiers articles ont pour objet de différer l'application effective des 35 heures ou d'en atténuer l'effet financier à court terme. Je rappelle que la loi a prévu une mise en place progressive de la réduction du temps de travail non seulement en laissant un délai de mise en place pour les petites entreprises, mais également en aménageant une période transitoire pour le régime des heures supplémentaires. Assouplir encore ces dispositions reviendrait, à mon sens, à casser le processus de réduction de la durée du travail, sans obtenir l'effet escompté sur les difficultés de recrutement de certaines entreprises.
Le troisième article de la proposition de loi revient sur un élément qui s'est progressivement imposé dans notre législation et que la loi quinquennale relative au travail, à l'emploi et à la formation professionnelle, adoptée en décembre 1993, avait à la fois confirmé et amplifié. L'obligation d'attribuer un repos compensateur en cas de dépassement du contingent d'heures supplémentaires visait, déjà à l'époque, à freiner le recours aux heures supplémentaires comme moyen de répondre aux fluctuations de l'activité des entreprises.
Dans les toutes petites entreprises, qui n'ont pas les mêmes facilités pour faire appel à un collaborateur occasionnel ou pour jouer la carte de la polyvalence, cette contrainte pouvait être préjudiciable à la bonne marche de l'entreprise. C'est pourquoi, dans les entreprises de moins de dix salariés, l'obligation du repos compensateur ne porte que sur la moitié des heures effectuées au-delà du contingent des heures supplémentaires. Elever le seuil pour les entreprises de moins de vingt salariés n'a pas, à mon sens, de justification économique et aurait pour effet d'accroître le recours aux heures supplémentaires plutôt que de rechercher d'autres modes d'adaptation aux fluctuations des carnets de commande.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je réaffirme notre volonté de mobiliser et de développer les compétences de tous au service de l'efficacité économique et de la cohésion sociale. Je pense que beaucoup d'entreprises sont prêtes à relever également ce défi collectif. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à Mme Dieulangard.
Mme Marie-Madeleine Dieulangard. Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, parler de pénuries de main-d'oeuvre est aujourd'hui un raccourci inacceptable, et ce à un double titre.
Je voudrais en effet rappeler après vous, madame la secrétaire d'Etat, après vous, aussi, monsieur le rapporteur, que le dernier chiffre du chômage, celui du mois d'octobre 2000, fait apparaître encore 2 215 500 demandeurs d'emploi de catégorie 1 en données corrigées des variations saisonnières. Les données brutes, incluant les catégories 1 et 6, nous donnent un chiffre de 2 736 200 demandeurs d'emploi.
Nous commençons donc seulement à attaquer ce que l'on appelle le « noyau dur » du chômage, avec les demandeurs d'emploi de longue durée. Il me semble, dès lors, pour le moins prématuré de parler d'une pénurie de main-d'oeuvre. Des efforts considérables sont encore à faire, surtout en faveur des victimes du chômage de longue durée. C'est là un premier paradoxe que vous signaliez à l'instant, madame la secrétaire d'Etat.
Mais, c'est aussi pour moi un second paradoxe que de m'exprimer à cette tribune pour modérer ce qui me semble être un trop grand optimisme de votre part, chers collègues, et qui motive, je veux le croire, votre texte. Permettez-moi de vous faire observer, que, par l'effet de cette proposition de loi, les rôles sont inversés, et que ce sont aujourd'hui les parlementaires qui soutiennent l'action du Gouvernement qui se voient contraints de rappeler cette vérité d'évidence : le chômage n'est pas encore vaincu, et c'est toujours notre priorité que d'aller vers le plein emploi et, surtout, vers des emplois durables.
Est-ce à dire que nous devons, pour autant, ignorer les difficultés dont viennent nous faire part les représentants de telle ou telle branche professionnelle dans ce contexte de croissance retrouvée ? Non, bien évidemment. Nous devons être, et nous sommes, à leur écoute. Nous nous efforçons de concilier, dans l'intérêt de tous, des aspirations parfois contradictoires à première vue.
C'est pourquoi nous ne croyons pas qu'en une matière aussi complexe que celle dont nous traitons aujourd'hui le problème puisse se résoudre dans l'improvisation d'une proposition de loi dont l'article principal a été totalement transformé lors de son passage en commission.
Permettez-moi, mes chers collègues, de vous faire part de mon agacement, que certains d'entre vous partagent sans doute.
Voilà des semaines que le Mouvement des entreprises de France, le MEDEF, et la Confédération générale des petites et moyennes entreprises, la CGPME, par voie de presse, se sont lancés dans une campagne tendant à montrer que la France est victime d'une pénurie d'emploi grave et généralisée et que la faute en revient, bien entendu, à la loi sur la réduction du temps de travail. Finalement, ils nous somment de voter un moratoire à l'application des 35 heures. Tel était d'ailleurs l'objet principal et initial de cette proposition de loi.
Il est vrai, que depuis quelques jours, la tonalité s'est nettement infléchie, après l'intervention de l'UPA, l'Union professionnelle artisanale. Cette organisation ne veut surtout pas d'un moratoire qui mettrait les entreprises artisanales en difficulté par rapport aux grandes entreprises déjà passées aux 35 heures. La modification de la proposition de loi a suivi de peu cette prise de position modératrice. Devons-nous comprendre, monsieur le rapporteur, que votre refus initial de la réduction du temps de travail par voie législative s'est aussi infléchi ? Nous sommes descendus en peu de temps des sphères de l'idéologie, telle que la pratique le MEDEF, sur le terrain, moins exaltant, mais plus sûr, de la réalité.
Cette réalité, c'est qu'il y a non pas une pénurie de main-d'oeuvre, mais des problèmes de recrutement dans un certain nombre de branches clairement identifiées, et la réduction du temps de travail n'en est, à l'évidence, pas responsable.
Les problèmes dont il s'agit sont bien antérieurs à cette loi. Avec la crise économique des années quatre-vingt-dix, ils avaient été masqués et on les avait quelque peu oubliés. Comment, en effet, se soucier de recruter, quand la principale préoccupation de nombre d'entreprises à l'époque était de survivre, et donc de ne pas licencier ? Combien de jeunes ont alors été contraints d'accepter des postes bien en dessous de leur qualification ?
Mais, lorsque réapparaît la croissance, ce problème latent de recrutement réapparaît dans les branches concernées. Qu'il s'agisse, par exemple, des métiers de bouche ou du bâtiment, on observe des caractéristiques communes, avec des horaires élevés, des conditions de travail pénibles, usantes, et des salaires qui, en proportion de l'effort à fournir et de la fatigue qui en résulte, sont jugés insuffisants par la quasi-totalité des personnes recrutées ou susceptibles de l'être.
Rien de tout cela n'est nouveau, et les responsables professionnels en sont parfaitement conscients. C'est pourquoi, dès le début du processus d'aménagement et de réduction du temps de travail, certains ont compris qu'il y avait là une possibilité pour eux de modifier leur image. Ils ont agi de manière responsable et constructive, plutôt que politicienne, en développant une campagne axée sur l'apprentissage et l'emploi. Ce fonctionnement est exemplaire de la synergie qui doit exister, d'une part, entre la formation et l'amélioration des conditions de travail, et, d'autre part, entre les aides aux entreprises et leur meilleure organisation, ces deux derniers points étant liés aux accords sur l'aménagement et la réduction du temps de travail.
Ainsi, la loi sur l'aménagement et la réduction du temps de travail peut être, pour ces professions, un point d'appui, et non un obstacle.
Au demeurant, le volume d'heures travaillées dans notre pays n'a pas diminué, alors même que de nombreuses entreprises ont signé des accords de réduction du temps de travail ; ce volume est en hausse continue depuis 1997 et a encore progressé de 0,3 % au premier semestre 2000. Le plus satisfaisant est que cette hausse résulte de la progression du nombre d'emplois, et donc de la diminution du nombre de chômeurs, sous l'effet conjugué des 35 heures et de la croissance, tant il est manifeste que les deux ne s'opposent pas, mais se complètent pour parvenir à ce qui est notre objectif essentiel et je n'en doute pas, aussi le vôtre : l'amélioration de la situation de l'emploi.
M. Alain Gournac, rapporteur. Ça, c'est sûr !
Mme Marie-Madeleine Dieulangard. Ce serait donc faire preuve d'un singulier malthusianisme, à contre-courant du mouvement de notre économie, que de prétendre régler des problèmes sectoriels de recrutement par une augmentation généralisée du contingent d'heures supplémentaires autorisées.
On trouvera toujours des salariés pour accepter des heures supplémentaires en grand nombre, soit qu'on les y invite avec une fermeté comminatoire, soit qu'ils estiment que leur salaire net est insuffisant.
Cette solution, pour simple qu'elle apparaisse dans un premier temps, n'est pas viable dans la durée ; c'est une solution de très court terme, à la fois pour les entreprises, c'est bien évident, et pour le monde salarié et le corps social. Avec elle, ceux qui ne sont pas venus et revenus à l'intérieur des entreprises n'y auront pas accès, et il demeurera un chômage, souvent de longue durée, ou de la précarité, de la pauvreté et de l'exclusion. Un tel processus est de nature non à combler la fracture sociale, mais, au contraire, à la cristalliser et à l'aggraver. Même si des ajustements sectoriels temporaires et périphériques sont possibles, les solutions durables sont ailleurs.
Les lois de réduction du temps de travail doivent être appliquées sans être dénaturées, alors qu'elles commencent à porter leurs fruits. Le contraire induirait le plus grand désordre. En même temps, ces lois prévoient des assouplissements et des mesures progressives pour les entreprises, notamment celles de moins de vingt salariés. Ces possibilités ne sont pas toujours connues, il faut les expliquer !
Je rappelle simplement aujourd'hui que la période transitoire pour les petites entreprises est prolongée jusqu'à 2004 : voilà qui relativise l'urgence ! De plus, en cas d'accord de branche, des dérogations sont toujours possibles. De même, en cas de demande de recrutement non satisfaite par l'ANPE, les heures supplémentaires restent possibles. Ces données devraient nous permettre d'attendre sereinement les conclusions de notre collègue député Gaëtan Gorce, qui consulte actuellement sur les problèmes spécifiques des petites, moyennes et très petites entreprises. Il rendra, d'ailleurs, son rapport à la fin de cette année.
A plus long terme, si nous ne voulons plus voir réapparaître périodiquement les problèmes de recrutement dans certaines branches, il nous faut avancer avec beaucoup plus de résolution et, surtout, d'efficacité en matière de formation professionnelle initiale et continue.
Il est tout à fait anormal que seulement 17 % des salariés bénéficient d'une formation professionnelle dans les entreprises de dix à cinq cents salariés. Dans le secteur du bâtiment, il est grave que, sur 175 000 jeunes en formation initiale, seulement 50 % intègrent le circuit professionnel.
Notre pays a un problème, cette fois très réel et durable, de formation et de gestion de la main-d'oeuvre. Des progrès notables sont intervenus depuis peu avec les contrats de progrès de l'ANPE et de l'AFPA, et avec la création de liens entre ces deux organismes pour les demandeurs d'emploi. Il est impératif d'amplifier ce dispositif, en relation avec les branches professionnelles.
Il faut également attirer les jeunes vers ces formations professionnelles. Cela passe par la solution du problème financier, que s'attache à trouver Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l'enseignement professionnel. Cela passe aussi par la fin de l'orientation par l'échec et par l'attrait d'une formation initiale solide, gage d'adaptabilité du salarié aux évolutions des modes de travail et des technologies. Nous aurons bientôt, je l'espère, madame la secrétaire d'Etat, l'occasion de revenir avec vous plus en détail sur ces points.
Il s'agit là d'une question de fond et aussi d'un mal plus grave et plus profond pour notre économie que le problème, conjoncturel, du passage aux 35 heures.
Plutôt que de vous suivre dans ce débat un peu trop politicien, chers collègues de la majorité sénatoriale, nous estimons préférable de chercher honnêtement des solutions aux difficultés que le monde de l'entreprise, dans son entier mais aussi dans sa diversité, soulève.
Des questions se posent à court terme, avec, il est vrai, le goulet d'étranglement provoqué par la reprise dans certaines branches peu attrayantes pour les jeunes. Mais, sur ce point, des formations courtes sont en place pour certaines qualifications. Des mesures transitoires sont possibles aussi avant 2004.
Quant aux problèmes structurels de formation et de gestion prévisionnelle de l'emploi, le chantier est, là, beaucoup plus vaste. Les nécessaires synergies avec le service public de l'emploi et de la formation et les branches professionelles se mettent en place pour des solutions durables. Les dépenses passives, comme l'a montré la présentation des derniers budgets sont progressivement réorientées vers des dépenses actives.
Ce qui est certain, et les chefs d'entreprise, qui sont, en général, des gens pragmatiques, le savent, c'est que la croissance et l'emploi se développeront non pas contre les salariés, mais bien avec leur adhésion, une adhésion au processus de réduction du temps de travail dans leur entreprise, c'est-à-dire avec une réduction effective des horaires, une amélioration des conditions de travail et des embauches.
De la réussite de ce progrès véritable pour les salariés, jeunes et moins jeunes, dépend la mobilisation durable de notre économie pour la croissance et le plein emploi.
Votre proposition de loi, chers collègues de la majorité sénatoriale, ne nous semble ni juste à l'égard des salariés ni adaptée aux exigences de notre économie. En conséquence, nous voterons contre ce texte, et j'annonce d'ores et déjà que nous voterons la motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. Esneu.
M. Michel Esneu. Monsieur le président, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, depuis bientôt trois ans, la croissance est repartie, une croissance vigoureuse et mondiale qui s'accompagne d'une nette amélioration de la situation de l'emploi.
Les offres d'emplois déposées auprès de l'ANPE par les entreprises françaises ont bondi de 9 % en un an, jusqu'à atteindre, cet été, le chiffre de deux millions d'annonces.
Depuis un an, la France compte 400 000 demandeurs d'emplois en moins. Rien ne semble remettre en cause cette baisse, même si la politique de l'emploi dépensière et à contre-courant du Gouvernement freine cette tendance plus que positive.
Ainsi, de nombreuses entreprises intensifient leur stratégie de recrutement. Un exemple est frappant : face à la demande accrue de ses clients, le prestataire de services informatiques Tim Partner Group a dû embaucher deux cent cinquante ingénieurs en 1999 et compte en recruter encore trois cents cette année, pour porter ses effectifs à mille deux cents employés.
Si l'emploi progresse, le chômage n'a pas encore disparu et son taux demeure largement supérieur au taux de chômage structurel incompressible que certains pays sont d'ores et déjà parvenus à atteindre.
Or, des difficultés réelles de recrutement apparaissent. Le mécanisme du marché du travail est tel, mêlant mobilité géographique, qualification ou encore contexte socioculturel, qu'il explique cette situation d'apparence paradoxale.
Je voudrais donc développer trois points.
Premièrement, quel est l'état des lieux du marché du travail ? Existe-t-il réellement des pénuries de main-d'oeuvre dans certains secteurs ?
Deuxièmement, le Gouvernement apporte-t-il les bonnes réponses aux problèmes posés ?
Troisièmement, quelles sont les solutions que la majorité sénatoriale propose à ces problèmes ?
En premier lieu, tout le monde s'accorde à le reconnaître, il existe des difficultés de recrutement sur le marché du travail.
En effet, tandis que les offres d'emploi affluent, les agents de l'ANPE déplorent tous les jours l'absence de candidats. Cela nous remémore les raisons de la création de cette institution en 1968, qui devait aider les entreprises à trouver des candidats aux offres d'emploi.
L'ANPE travaille avec un indicateur précis et révélateur : les taux de tension. C'est le rapport entre le nombre de demandeurs d'emploi inscrits et le nombre d'offres d'emploi reçues par l'ANPE sur une même période. Un rapport inférieur à 1 montre qu'il y a moins de demandeurs inscrits que d'offres reçues, alors que l'ANPE considère qu'un rapport minimal de 1,5 est nécessaire pour répondre aux offres. Il faut, en effet, pouvoir présenter plusieurs candidats pour chaque poste, les refus pouvant provenir ou de l'employeur ou du candidat.
Or, l'ANPE constate que les principaux emplois dont les taux de tension sont inférieurs à 1 sont de plus en plus nombreux : aide agricole saisonnier, couvreur, maçon, ajusteur, conducteur de transport de marchandise, informaticien, animateur de vente, employé de libre service, employé de restauration, nettoyeur de locaux, menuisier, etc. La liste est longue. Combien d'artisans et de commerçants nous disent qu'ils ne trouvent plus personne et s'interrogent sur l'avenir de leurs entreprises dans quelques années ? Ils expriment là un sentiment général, en milieu rural en particulier. N'en déplaise à certains, ce sont des faits constatés, répertoriés et indéniables.
Ces difficultés ont de multiples origines. Elles sont tout d'abord culturelles : les choix des différents ministres de l'éducation nationale qui se sont succédé ont toujours privilégié des formations initiales théoriques vers de hauts niveaux d'études, notamment vers l'innovation technologique, beaucoup plus, par exemple, que vers les métiers de l'industrie ou du commerce.
Des pays ont fait d'autres choix, tels que les Pays-Bas et l'Italie, qui ne connaissent pas de problèmes dans le secteur commercial, par exemple, qui fait partie de leur culture.
Ces difficultés sont également quantitatives : dans certaines filières à forte demande, on ne forme pas suffisamment de jeunes.
On en arrive à des situations ubuesques, comme dans certains lycées professionnels où les employeurs recrutent directement les élèves avant même la fin de leur cursus scolaire et l'obtention de leur diplôme. Cette situation, souvent séduisante pour des jeunes qui souhaitent s'insérer ainsi rapidement sur le marché du travail, est peu satisfaisante sur le plan des principes. Elle démontre surtout l'absence totale de prise en compte de l'offre et de la demande sur le marché de l'emploi par le Gouvernement, qui préfère, en revanche, investir autoritairement des champs d'action relevant normalement de la négociation collective des partenaires sociaux.
Certains avancent que, si les Français acceptaient de changer de métier plus facilement, la situation de leur emploi s'en trouverait grandement améliorée.
Or, près de la moitié des actifs français exercent un métier qui ne correspond pas à leur formation initiale, ce qui montre une mobilité importante, mais qui s'exerce, en effet, le plus souvent à l'intérieur d'une même sphère.
Le Gouvernement, qui profite d'une conjoncture exceptionnelle, se contente d'engranger les bons résultats du marché de l'emploi, ignorant les difficultés réelles de recrutement et n'agissant pas pour y remédier.
Cet immobilisme est d'autant plus préoccupant que, comme le souligne M. Pisani-Ferry dans le rapport du conseil d'analyse économique qui a été publié récemment, ces difficultés ne devraient apparaître que lorsque l'on se rapproche du plein emploi. Ces difficultés précoces illustrent donc l'existence de profondes carences du système français.
Le Gouvernement apporte-t-il les bonnes réponses à cette inadéquation du marché du travail ? La réponse est non.
Madame le secrétaire d'Etat, le Gouvernement a opté pour une réduction imposée et généralisée du temps de travail fondée sur un principe de partage du travail en temps de crise et financée sur fonds publics.
En période de reprise, cette position n'est plus tenable. Quel intérêt y aurait-il à imposer la création d'emplois moyennant des aides coûteuses à partir du moment où la croissance économique permet la création de ces emplois sans aide publique ? Nous sommes en plein effet d'aubaine, et cela coûtera très cher à la France.
Vous prenez, en outre, le risque d'accentuer les tensions sur le marché de l'emploi, dont nous venons de parler, en bridant la capacité de travail de la main-d'oeuvre recherchée sans offrir de mécanisme alternatif, par exemple des formations qualifiantes ciblées.
Par ailleurs, vous reportez la responsabilité du chômage restant sur les entreprises.
Or, ce sont les entreprises qui créent les emplois, et non l'Etat. Les seuls emplois que vous pouvez revendiquer sont les emplois des agents et des fonctionnaires que vous créez sur fonds publics en tant qu'employeur.
Le rôle du Gouvernement doit se limiter à une politique qui accompagne les créations d'emploi et ne les impose pas à coups de lois. Nous sommes non pas dans une économie administrée, mais dans une économie régulée.
C'est au Gouvernement de prendre ses responsabilités et de résoudre ce problème d'inadéquation entre l'offre et la demande. Vous ne pouvez esquiver la nécessité d'adapter le système de formation initiale, de pallier les insuffisances de la formation professionnelle, d'encourager la mobilité professionnelle, de mettre fin au caractère non incitatif à la reprise d'un emploi de certains revenus de remplacement.
J'en profite pour déplorer vivement les décisions que vous avez prises récemment concernant la prime d'apprentissage, que vous souhaitez réserver aux plus petites entreprises, et la prime à l'embauche des contrats de qualification, que vous supprimez. Ces mesures illustrent de manière frappante une absence de compréhension du fonctionnement du marché du travail.
Contre toute logique, vous renoncez à aider ces formations alors même que les personnes formées par ces voies d'enseignement sont celles que les employeurs désespèrent de trouver. En comparaison, les milliards de francs investis dans les 35 heures sont indécents.
L'immobilisme du Gouvernement en la matière est de nature à faire échouer notre pays dans le retour au plein emploi, que certains pays ont su atteindre, comme les Etats-Unis, les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne.
La France ne peut se permettre d'être en retard dans ce domaine, au risque de se voir distancer et d'assister impuissante à un ralentissement de sa croissance. Elle doit agir.
Quelles sont donc les solutions qu'il serait souhaitable d'adopter ?
Si immigration et délocalisation semblent constituer les deux recettes préconisées pour faire face aux nouveaux besoins en emplois, il ne faut pas céder à la tentation en laissant tout faire.
Il est essentiel de prendre l'initiative de mieux former nos concitoyens afin de résorber les poches de chômage de longue durée.
La formation devient, en effet, prioritaire car la population active vieillit. Le Bureau international du travail ne souligne-t-il pas qu'il est indispensable de faire face à la pénurie de main-d'oeuvre qualifiée pour favoriser la croissance de la création d'emplois et pour éviter le risque d'aggravation des inégalités ou de marginalisation.
Les Pays-Bas, bons élèves de l'Europe pour l'emploi, nous indiquent la direction : dans l'industrie du textile, chaque salarié a droit à quatre jours de formation par an en moyenne.
Cela est nécessaire, notamment, pour que les salariés âgés affectés à des tâches traditionnelles s'approprient, eux aussi, les nouvelles technologies.
Il est également des secteurs où les personnes âgées de 40 à 45 ans partent régulièrement en formation. Elles sont dans des entreprises où l'effort de formation est trois fois supérieur à ce que la loi impose. Cet effort représente aujourd'hui 3 % à 4 % de la masse salariale. Il faut aussi tenir compte de cette évolution initiée par des entreprises et l'accompagner.
La solution réside aussi dans l'adoption de mesures d'assouplissement des modalités de la réduction du temps de travail dans toutes les entreprises, et l'on ne peut que se réjouir de l'initiative prise par notre collègue Alain Gournac et par la majorité sénatoriale d'examiner cette proposition de loi aujourd'hui.
Il s'agit de ne pas pénaliser les entreprises, notamment les petites et moyennes entreprises, au moment de la mise en oeuvre des 35 heures, en évitant d'alourdir brutalement leurs charges sociales.
Pourquoi ne pas adoucir, en contrepartie, par exemple, d'un effort significatif des entreprises sur la formation continue, le régime des heures supplémentaires et le temps nécessaire à la qualification des nouvelles recrues ?
Quant au problème spécifique des petites et moyennes entreprises, pour qui les 35 heures s'annoncent comme un joli casse-tête, d'autant plus que, contrairement aux grandes entreprises, elles ne disposent pas de services juridiques performants pour décortiquer les arcanes de la loi Aubry II, des mesures d'assouplissement s'imposent. Dans les petites unités, aux effectifs réduits et peu interchangeables, les marges de réorganisation et de recrutement sont particulièrement étroites. Il est difficile de remplacer un comptable par une standardiste ou d'embaucher un quart d'informaticien.
Je ne reviendrai pas sur le détail des dispositions de la présente proposition de loi, mais le Gouvernement devrait, me semble-t-il, être attentif et conciliant face à des propositions qui poursuivent un objectif que certains membres du Gouvernement ont indiqué partager. La raison, enfin, l'emporterait.
En tout état de cause, notre groupe adoptera les conclusions présentées par la commission des affaires sociales, tout en félicitant son excellent rapporteur, M. Alain Gournac, d'avoir pris l'initiative de ce texte. (M. Pierre Hérisson et M. le rapporteur applaudissent.)
M. Alain Gournac, rapporteur. Merci, mon cher collègue !
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.

Question préalable