Séance du 5 avril 2000
M. le président. Par amendement n° 152, M. Charasse propose d'insérer, avant l'article 33, un article additionnel ainsi rédigé :
« Dans le cas où l'Etat est condamné en application de l'article 781-1 du code de l'organisation judiciaire, pour faute lourde ou déni de justice, l'ouverture de poursuites pénales est automatique dès que la condamnation est devenue définitive, à l'encontre du ou des magistrats ou du ou des fonctionnaires concernés. »
La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. J'indique d'emblée que je retire l'amendement n° 153 parce que j'en ferai une proposition de loi, ce qui nous donnera un peu plus de temps pour examiner un problème qui n'est pas mince et qui concerne la repentance des magistrats après ce qu'ils ont fait pendant la guerre.
J'en viens à l'amendement n° 152.
Comme vous le savez, mes chers collègues, on ne peut pas attaquer directement un magistrat pour faute. On doit d'abord attaquer l'Etat et celui-ci peut se retourner contre les magistrats ou les fonctionnaires fautifs du ministère de la justice s'il est lui-même condamné, mais seulement pour faute lourde.
Or, il arrive assez souvent que l'Etat soit condamné pour faute lourde. On a encore vu ce matin qu'il a été condamné dans l'affaire Laroche, certes par un tribunal administratif. Mais l'Etat condamné ne se retourne jamais contre les vrais fautifs, magistrats ou fonctionnaires de la justice, alors que quand il est condamné pour une erreur administrative, il y a toujours, ou très souvent en tout cas, des sanctions, directes ou indirectes, contre les fonctionnaires responsables de cette erreur. On voit des choses abominables dans les cours et tribunaux parce que l'erreur est humaine ; je ne veux pas accuser particulièrement les magistrats, mais nous constatons qu'ils passent toujours à travers les mailles du filet. Pire encore, tel magistrat qui a fait une énorme bourde se retrouve un jour président de tribunal, conseiller de cour d'appel et, pourquoi pas, premier président, etc.
L'amendement n° 152 a pour objet de prévoir que lorsque l'Etat sera condamné pour une faute lourde du service de la justice ou déni de justice, les poursuites pénales contre les magistrats et fonctionnaires responsables seront désormais automatiques.
Je précise d'ailleurs qu'en rédigeant cet amendement j'ai découvert qu'en 1959 Michel Debré, dans le même article 781-1, avait fait voter une disposition renvoyant à un projet de loi ultérieur, qui devait intervenir assez rapidement, la responsabilité des magistrats. On l'attend toujours...
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Charles Jolibois, rapporteur. La commission a émis un avis défavorable sur cet amendement présenté par M. Charasse qui, pour autant que mon souvenir soit fidèle, à travers la discussion de plusieurs textes de loi que j'ai eu l'honneur de rapporter, poursuit la même idée depuis longtemps. Mais il est vrai que l'ouverture de poursuites pénales systématiques et automatiques contre des magistrats pose bien des problèmes dans un domaine qui est complexe, alors même qu'il existe des responsabilités disciplinaires et hiérarchiques.
Cet amendement simplifie donc par trop une question extrêmement compliquée et c'est pourquoi la commission des lois y est défavorable, je le répète.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je suis vigoureusement opposée à cet amendement.
M. Michel Charasse. Cela ne m'étonne pas !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. D'abord, je suis par principe opposée aux dispositions qui rendent des poursuites pénales obligatoires et systématiques.
Ensuite, il peut exister des cas de faute lourde dans le fonctionnement de la justice sans qu'aucune infraction n'ait été commise ; c'est, d'ailleurs, ce qui se passe.
Par ailleurs, lier la responsabilité pénale des magistrats avec l'indemnisation des justiciables en cas de dysfonctionnement du service public de la justice est le plus sûr moyen d'empêcher une extension de ces indemnisations de justiciables que, justement, le Gouvernement veut favoriser.
Enfin, cet amendement traduit une nouvelle fois la volonté de présenter les magistrats ou les fonctionnaires comme des coupables. Cela, je ne peux pas l'accepter.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 152.
M. Michel Charasse. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à Charasse.
M. Michel Charasse. Je ne partage pas les appréciations qui ont été portées. Personne ne doit échapper aux sanctions quand il a commis une faute et je considère que les gens du ministère de la justice ne doivent pas plus que d'autres, y échapper. Mais je reconnais que ma rédaction sur le caractère automatique, qui soulève dans mon dos des grognements de mon ami Robert Badinter, peut sans doute poser des problèmes.
Pour éviter que le Sénat ne le rejette, ce qui serait un signe que je trouverais désastreux, je préfère retirer mon amendement. (C'est la sagesse ! sur plusieurs travées.)
M. le président. L'amendement n° 152 est retiré.
Cela dit, qui pouvait douter que Michel Charasse était sage !
M. Emmanuel Hamel. Personne n'en a jamais douté !
M. Michel Charasse. Mais pas résigné !
M. Emmanuel Hamel. Et en plus, il est courageux !
M. Michel Charasse. Je ne les lâcherai pas !
M. le président. Monsieur Charasse, vous avez noté le satisfecit de M. Hamel !
Par amendement n° 153, M. Charasse propose d'insérer, avant l'article 33, un article additionnel ainsi rédigé :
« Il est institué une commission chargée de procéder à des recherches approfondies sur le fonctionnement des institutions judiciaires et sur le comportement des magistrats de l'ordre judiciaire et administratif pendant la période 1940-1945 et d'élaborer un ouvrage de référence à l'intention des bibliothèques universitaires.
« Cette commission, présidée par le garde des sceaux, est composée des présidents de la commission des lois des deux assemblées, du directeur des archives de France et de trois universitaires choisis pour leurs compétences en matière juridique et historique par la conférence des présidents d'universités.
« Les moyens de fonctionnement de cette commission seront fournis par le ministère de la justice ; elle aura accès à toutes les archives publiques ainsi qu'à celles des cours et tribunaux, y compris celles non communicables au public.
« La commission devra remettre les conclusions de ses travaux avant le 1er janvier 2004. »
Cet amendement a été retiré précédemment par son auteur.
Par amendement n° 154, M. Charasse propose d'insérer, avant l'article 33, un article additionnel ainsi rédigé :
« A partir du 1er janvier qui suit l'entrée en vigueur de la présente loi, il est établi dans chaque juridiction une comptabilité retraçant le détail des dépenses de frais de justice criminelle, correctionnelle et de police engagés par dossier d'instruction.
« Les comptabilités sont transmises chaque année pour contrôle aux présidents des chambres d'accusation compétentes. Elles peuvent être consultées sur place par les rapporteurs parlementaires visés au dernier alinéa de l'article 164-IV de l'ordonnance n° 58-1374 du 30 novembre 1958.
« Un décret d'application fixe les modalités d'application du présent article. »
La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. Cet amendement vise à permettre un meilleur contrôle ou une meilleure connaissance, à la fois par l'administration de la justice et par le Parlement, des dépenses pour frais de justice criminelle, de justice correctionnelle et de police engagés par dossier d'instruction.
En effet, lorsque je regarde les choses de l'extérieur, notamment à travers la presse - même si je la lis relativement peu - j'ai le sentiment qu'aujourd'hui les dépenses des cabinets d'instruction explosent : on se paie des voyages à l'étranger pour un oui, pour un non ; on part avec son greffier, ses deux officiers de police, peut-être un autre juge ou son coiffeur, etc. ! Bref, le ministère de la justice semble parfois devenir une grande agence de tourisme, et les frais de justice grimpent rapidement.
Je pense que Mme le garde des sceaux y verrait beaucoup plus clair - c'est le premier objet de ma démarche - avec la tenue d'une comptabilité par dossier d'instruction.
Une telle comptabilité permettrait de connaître les dépenses et de décider si le jeu en vaut vraiment la chandelle, en se fondant sur le rapport qualité-prix.
Par ailleurs, cette comptabilité faciliterait sans doute l'appréciation du Parlement, puisque je propose que les rapporteurs spéciaux du budget de la justice des commissions des finances du Sénat et de l'Assemblée nationale puissent exercer ce droit de contrôle sur place et sur pièces, sous réserve, naturellement, du respect de l'indépendance et du secret de l'instruction. Il ne serait évidemment pas question que les rapporteurs spéciaux puissent avoir accès aux dossiers. Je suis très scrupuleux sur ce sujet de la séparation des pouvoirs... plus que d'autres, en sens inverse !
Je précise que les modalités d'application de cet amendement seraient fixées par un décret qui viserait précisément à préserver le secret de l'instruction et l'indépendance des magistrats.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Charles Jolibois, rapporteur. Cet amendement n'est pas antipathique d'autant qu'il a été défendu avec un certain talent. Mais force est de reconnaître que le dispositif proposé ne relève pas du domaine législatif.
C'est à l'administration de la justice qu'il revient de décider ou non de tenir une comptabilité. Il est donc difficile de prévoir à sa place que chaque juridiction doit établir une comptabilité détaillée de la totalité des dépenses de frais de justice criminelle, correctionnelle et de police engagées par dossier d'instruction.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Si l'intention de l'auteur de l'amendement est de donner au garde des sceaux et au Parlement une idée plus précise des frais de justice, je n'y vois pas d'objection.
J'indique à ce propos au Sénat que l'objectif général de maîtrise de l'évolution des dépenses au titre des frais de justice pénale est un souci constant du ministère de la justice, qui a mis en oeuvre plusieurs réformes. Nous avons d'ailleurs obtenu des résultats puisque, en 1999, pour la première fois depuis qu'on comptabilise les frais de justice criminelle, correctionnelle et de police, ils ont diminué de 1,66 % alors qu'ils étaient en augmentation constante.
Je note que si nous faisons un effort global de maîtrise des frais de justice au niveau de chaque cour d'appel, ou de chaque tribunal, c'est aussi parce que nous avons le souci d'éviter que des raisonnements financiers n'interfèrent dans la conduite des informations judiciaires. Il serait en effet extrêmement préjudiciable - et, à la vérité, c'est la raison pour laquelle je ne peux pas accepter un amendement ainsi rédigé - de vouloir, par ce biais, se donner des moyens de pression sur les instructions, les informations menées par les juges d'instruction.
J'ajoute, comme l'a dit M. le rapporteur, que cet amendement ne ressortit pas au domaine de la loi, mais qu'il relève du domaine réglementaire, voire administratif. Chaque ministère a le devoir de maîtriser les frais ; le ministère de la justice s'y emploie.
Par ailleurs, je ne veux pas m'associer à des propositions qui pourraient être considérées comme des moyens détournés, via des mesures de contrôle financier, de contrôler le déroulement des instructions. Nous savons en effet que nous avons le devoir de garantir l'absolue indépendance des actions du juge d'instruction, qui procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité.
Telles sont les raisons pour lesquelles je ne suis pas favorable à cet amendement tout en étant très favorable à la poursuite de notre effort en faveur d'une maîtrise globale des frais de justice.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 154.
M. Michel Charasse. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. J'ai l'habitude de m'exprimer suffisamment clairement dans cet hémicycle pour que chacun sache bien que, lorsque j'ai des arrière-pensées, on les trouve tout de suite.
En l'occurrence, je n'ai pas d'arrière-pensées. En revanche, je suis préoccupé par l'évolution des dépenses d'instruction - même si Mme le garde des sceaux me dit qu'elle a ralenti en 1999 - en particulier du fait de la multiplication incroyable des actes.
Par exemple, un juge a décidé de procéder à 200, 300 ou 400 tests d'ADN dans un département ; on sait pourtant ce que coûte chaque test ! Il y a aussi les voyages !...
Je ne sais pas si M. Sirven a un abonnement sur Air France ; mais certains juges vont prendre le même pour lui courir après et accomplir ainsi trois ou quatre fois le tour du monde. (Sourires.) Ils ont pourtant autre chose à faire ! Pendant ce temps, leurs dossiers s'empilent et ils n'en règlent aucun !
Je pensais sincèrement qu'il fallait commencer à contrôler tout cela, non pas, bien entendu, madame le garde des sceaux, pour empêcher les juges d'instruction d'accomplir les actes d'instruction qui leur paraissent nécessaires, mais pour avoir une idée de ce que coûte une instruction.
Je rappelle les affaires Tapie dans lesquelles étaient mobilisés 80, 100, voire 120 officiers de police alors que, pour nombre d'affaires - le vol du sac à main d'une « petite vieille », par exemple - on ne trouve personne pour faire l'enquête, personne n'a le temps de s'en occuper.
Je pensais que cet amendement offrirait au garde des sceaux un bon moyen de connaître la réalité et d'essayer de réguler quelque peu les dépenses. J'ajoute que, accessoirement, ce texte pouvait permettre d'accroître le contrôle parlementaire.
Mais j'ai été sensible à un argument de Mme le garde des sceaux : le caractère réglementaire de la mesure que je propose. Elle n'a pas opposé l'article 41 pour ne pas déranger le président du Sénat, mais elle a bien expliqué qu'il s'agissait d'une mesure d'ordre interne au ministère. Je vais donc retirer mon amendement, monsieur le président.
Je n'aime pas beaucoup que le Gouvernement fasse entrer le domaine réglementaire dans le domaine législatif ; mais je n'aime pas faire l'inverse non plus. Par conséquent, je ne vais pas insister.
Toutefois, je souhaiterais que Mme le garde des sceaux nous dise qu'elle va essayer de faire en sorte de cerner un peu mieux les dépenses des cabinets d'instruction de façon à savoir qui est très dépensier avec des résultats inexistants ou à peu près et qui est peu dépensier avec des résultats bien meilleurs. Ce ne serait pas inutile, je pense, pour piloter la maison de la place Vendôme. Accessoirement, cela pourrait être utile aux rapporteurs spéciaux, pour se faire une idée de l'évolution des dépenses de la justice.
Cela étant, comme je l'ai déjà dit, je retire cet amendement.
M. le président. L'amendement n° 154 est retiré.
Article 33