Séance du 30 juin 1998
NOUVELLE-CALÉDONIE
Adoption d'un projet de loi constitutionnelle
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle (n°
497, 1997-1998), adopté par l'Assemblée nationale, relatif à la
Nouvelle-Calédonie. [Rapport n° 522 (1997-1998).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Jean-Jack Queyranne,
secrétaire d'Etat à l'outre-mer.
Monsieur le président, mesdames,
messieurs les sénateurs, la Nouvelle-Calédonie nous est lointaine et proche à
la fois.
Elle est lointaine, à l'évidence, par la géographie - elle se trouve à 18 000
kilomètres de l'hexagone - par son isolement dans un océan Pacifique
majoritairement anglophone, par les distances même qui répartissent sur une
terre grande comme le Portugal une population d'un peu plus de 200 000
habitants.
Mais elle est proche, parce que, depuis sa prise de possession en 1853, elle
entretient une relation forte et tumultueuse avec la France. Elle a été
présente à l'esprit de chacun des responsables politiques de ce pays au travers
des drames et des épreuves qu'elle a traversés pendant ces quinze dernières
années. Elle est proche aussi, parce que chacun voit qu'avec ce qui se passe
là-bas dans le Pacifique, c'est une certaine image de la France qui se joue.
Elle est proche encore, parce que, chacun le sait, une majorité des habitants
de la Nouvelle-Calédonie souhaite aujourd'hui rester dans l'ensemble
français.
A la suite du drame d'Ouvéa, l'Etat, grâce à la détermination de M. Michel
Rocard, le RPCR, conduit par le député Jacques Lafleur, et le FLNKS, par
Jean-Marie Tjibaou, signaient en juin 1988 les accords de Matignon. Les deux
légitimités, ceux qui veulent le maintien dans la République et les partisans
de l'indépendance se reconnaissaient. « Ni nous sans vous, ni vous sans nous »,
cette proclamation s'inscrivait sur les murs de Nouméa. Le projet de loi qui
donnait une traduction institutionnelle à ces accords était adopté par le
peuple français lors du référendum du 9 novembre 1988.
Ces accords ont durablement rétabli la paix civile et institué un esprit de
dialogue entre les signataires et, par voie de conséquence, les principales
composantes politiques.
Ces accords prévoyaient une période de dix années consacrées au rééquilibrage
entre les communautés et à l'exercice des responsabilités au plus près des
habitants par des institutions locales : la province Nord, la province Sud et
celle des îles Loyauté. L'Etat restait chargé des compétences régaliennes et
assurait également dans un souci de neutralité l'exécutif du territoire.
Ces accords ont été loyalement appliqués par les trois parties et ont survécu
à l'assassinat, en 1989, de Jean-Marie Tjibaou.
Des efforts importants consentis par l'Etat en matière d'investissements
publics et de formation ont permis d'améliorer de manière sensible la vie
quotidienne des Calédoniens. Dans le même temps, la Nouvelle-Calédonie a pris
sa place parmi les pays du Pacifique.
Vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, selon les accords de
Matignon, un référendum d'autodétermination devait avoir lieu en 1998, avec un
corps électoral restreint aux électeurs résidant sur le territoire depuis
1988.
Cependant, il est vite apparu qu'il n'était pas souhaitable de limiter le
choix des Calédoniens à la question de l'indépendance. Sur l'initiative de M.
Jacques Lafleur, qui souhaitait éviter la division de l'opinion calédonienne,
les forces politiques de la Nouvelle-Calédonie et l'Etat sont convenus de
rechercher ensemble ce que M. Lafleur a dénommé le premier une solution
consensuelle.
Le FLNKS avait posé un préalable relatif à l'accès à la ressource minière,
avec un projet d'usine métallurgique de nickel en province Nord. Ce préalable a
pu être levé grâce à l'accord conclu à Bercy le 1er février 1998 entre l'Etat,
la Nouvelle-Calédonie et les opérateurs miniers concernés, dont le groupe
public ERAMET.
Les négociations tripartites entre l'Etat, le FLNKS et le RPCR ont pu
s'engager sous la présidence du Premier ministre le 24 février 1998. Elles se
sont poursuivies sans relâche, tantôt à Paris, tantôt à Nouméa, afin de
déterminer une solution qui puisse être acceptée par tous les partenaires.
Approuvé par les instances respectives des deux formations ainsi que par les
principales forces vives de la Nouvelle-Calédonie, le texte de l'accord a été
signé le 5 mai 1998, à Nouméa, par le Premier ministre, M. Lionel Jospin, et
les représentants du RPCR et du FLNKS, dont les délégations étaient
respectivement conduites par M. le député Jacques Lafleur et M. Roch Wamytan.
Il est devenu l'accord de Nouméa, publié au
Journal officiel
de la
République française le 27 mai.
Que contient cet accord ?
Il s'ouvre par un préambule qui, je le sais, a pu soulever des interrogations
parmi certains d'entre vous.
Nous savons que l'histoire de la Nouvelle-Calédonie est courte mais souvent
tragique. Les Kanaks ont vu leurs terres confisquées par la colonisation, les
Français qui se sont installés ont surmonté de très grandes difficultés,
d'autres communautés sont venues pour travailler dans des conditions souvent
pénibles, on le sait, notamment dans les mines.
Les Kanaks se sont sentis rejetés aux marges géographiques, démographiques,
économiques et sociales de leur propre terre. De ce sentiment d'exclusion est
née leur revendication, culturelle d'abord, politique ensuite. Les
incompréhensions, les peurs, les rancoeurs ont nourri l'explosion de violence
des années quatre-vingt.
Comment porter, chacun, cette histoire ? Comment porter, ensemble, cette
histoire partagée ? Comment être d'accord sur un futur s'il n'y a pas d'accord
sur le passé ?
A ces interrogations fondamentales répond le préambule de l'accord de Nouméa.
Ce texte n'est ni une version officielle de l'histoire, ni une repentance du
passé ; il n'épuise pas le sujet, il n'interdit pas la recherche ou la
critique. Parce qu'il a été signé par le Premier ministre de la République et
les présidents des deux principales formations politiques de la
Nouvelle-Calédonie, il fonde un projet politique partagé sur deux évidences qui
sont autant de concessions majeures. Les Calédoniens d'origine européenne
reconnaissent que la Nouvelle-Calédonie est d'abord une terre kanak ; les
Kanaks reconnaissent que les autres communautés qui ont fait souche en
Nouvelle-Calédonie y ont leur place et leur avenir.
Telles sont les bases sur lesquelles, désormais, un avenir partagé est
possible. Tel est le sens de l'accord de Nouméa. Il s'agit de permettre à la
Nouvelle-Calédonie de maîtriser son destin, un destin choisi, un destin
partagé.
Ce destin est, en effet, d'abord un destin choisi.
Dans la logique des accords de Matignon conclus il y a dix ans, le projet qui
vous est soumis résulte non pas des options unilatérales de l'un ou de l'autre
des partenaires, mais de longues négociations entre le Gouvernement et les deux
principales forces politiques de la Nouvelle-Calédonie. Ce choix sera soumis à
la ratification des populations intéressées par un scrutin local fondé sur le
corps électoral de l'article 2 de la loi référendaire de 1988 ; ce scrutin
pourrait avoir lieu au mois de novembre.
Ensuite, une loi organique sur la Nouvelle-Calédonie vous sera soumise. Elle
devrait permettre la tenue d'élections d'ici à un an. En cette seconde
occasion, les Calédoniens pourront donc affirmer leur volonté de s'inscrire
dans la perspective des accords de Nouméa.
Le destin choisi, c'est également la possibilité pour les Calédoniens de
maîtriser leurs problèmes et leur développement dans des conditions qui vont
bien au-delà d'une très large autonomie.
L'exécutif, actuellement assuré par le haut-commissaire, serait ainsi
transféré à un gouvernement représentant les diverses forces politiques.
Les compétences actuellement exercées par l'Etat seraient progressivement
transférées à la Nouvelle-Calédonie, ou partagées avec elle sur de nombreux
sujets majeurs, tels que la réglementation minière, l'enseignement ou les
relations extérieures.
L'Etat ne conserverait, au terme de cette évolution, que le noyau dur des
compétences régaliennes : la justice, la défense, l'ordre public, la
monnaie.
Les principales délibérations du Congrès acquerraient un statut quasi
législatif et ne pourraient plus être contestées après leur publication, sauf,
évidemment, dans le cadre du contentieux administratif.
Le destin choisi, c'est aussi la possibilité d'envisager, sereinement et dès à
présent, le terme de cette période. Dans des conditions minutieusement décrites
par les accords de Nouméa, les populations intéressées seront appelées, dans
vingt ans - moins si le Congrès le décide, c'est-à-dire entre quinze et vingt
ans - à se prononcer sur la question de la pleine souveraineté.
Ainsi donc, au début comme à la fin de cette évolution, des consultations
locales viendraient sceller les choix des Calédoniens.
Ce destin choisi, c'est aussi un destin partagé entre toutes les communautés
qui composent la réalité contemporaine et la richesse humaine de la
Nouvelle-Calédonie.
Tel est le sens du préambule de l'accord de Nouméa, dont j'ai voulu vous
montrer l'apport indispensable. Diverses dispositions culturelles et
symboliques ainsi que la création d'un Sénat coutumier compétent en matière
foncière et d'état des personnes consacrent la place des Kanaks dans la société
calédonienne.
Cette identité calédonienne réunit le peuple d'origine, les Kanaks, et tous
ceux qui ont fait le choix de vivre sur cette terre et de contribuer à son
développement. C'est une chance pour l'avenir de ce pays que de pouvoir ainsi
conjuguer des civilisations qui se fécondent. C'est une chance pour la France
que de pouvoir faire vivre notre langue, notre culture, au coeur du
Pacifique.
L'identité calédonienne trouve sa traduction concrète dans deux dispositions
de l'accord de Nouméa qui constituent les prémisses d'une citoyenneté : la
possibilité donnée au Congrès de réglementer l'emploi local, en instituant des
mesures spécifiques pour les Calédoniens, et la limitation du corps électoral
pour les scrutins de début et de fin de la période couverte par les accords,
comme pour les élections aux assemblées de province et au Congrès.
Cette citoyenneté en émergence constitue une novation dans notre système
juridique, et le Gouvernement ne s'y est engagé qu'après une réflexion
approfondie.
Chacun voit bien que la situation et l'histoire de la Nouvelle-Calédonie sont
sans équivalents et qu'il eût été risqué de ne pas accompagner l'évolution
souhaitée par les deux grandes formations politiques du territoire.
Il fallait tenir compte des spécificités de la Nouvelle-Calédonie : un marché
de l'emploi très restreint - 200 000 habitants - un équilibre démographique qui
fonde le pacte conclu entre les communautés. L'intelligence politique commande
de ne voir qu'adaptation à une réalité particulière puisque, dans l'esprit des
promoteurs de l'accord, il ne saurait être question de revendiquer une
quelconque discrimination.
Le destin partagé, c'est aussi le choix d'un gouvernement de
Nouvelle-Calédonie qui serait élu à la proportionnelle pour permettre à la
minorité d'être associée aux responsabilités, dans une logique océanienne de
recherche du consensus.
Le destin partagé, c'est encore la poursuite des efforts de rééquilibrage,
dans sa double acception, entre le grand Nouméa, qui concentre aujourd'hui 120
000 habitants sur les 200 000 de la Nouvelle-Calédonie, et entre toutes les
communautés.
Beaucoup a été fait pendant la période des accords de Matignon, mais les
résultats obtenus en matière de développement économique, de formation,
d'emploi et d'éducation doivent être consolidés et amplifiés.
Le destin partagé, c'est, enfin, le destin partagé avec la France. La France a
fait sienne la Nouvelle-Calédonie dans les conditions rappelées par le
préambule. Dans la logique des accords de Matignon puis de l'accord de Nouméa,
il est à l'honneur de notre pays d'accompagner la Nouvelle-Calédonie sur le
chemin qu'elle s'est choisi pour les vingt prochaines années.
Si le projet de loi constitutionnelle est adopté, beaucoup restera à faire. Le
Premier ministre s'est engagé à ce que l'accord de Nouméa soit appliqué
totalement et loyalement, dans sa lettre et dans son esprit.
La solidité de l'accord, l'épanouissement des sentiments de confiance et
d'espoir qu'il a suscités en Nouvelle-Calédonie dépendent de l'attention et de
la diligence de chacun des partenaires.
Il s'agit bien de garantir la paix civile et d'offrir les conditions d'un
développement harmonieux à une population qui, le moment venu, aura à choisir
son destin en toute lucidité puisque les éléments pour une pleine émancipation
seront alors réunis.
Nous sommes au début d'un processus, à ce moment historique où la
Nouvelle-Calédonie ne subit pas une évolution statutaire imposée, mais partant
d'un regard douloureux mais nécessaire sur son passé, choisit d'inventer les
conditions d'un avenir pour que chacune des communautés puisse trouver sa
place.
Je l'ai dit lors de déplacements récents à Wallis-et-Futuna et en Polynésie
française : l'accord de Nouméa n'est pas porteur d'exclusion envers quelque
communauté que ce soit. Il est le point de départ d'un cheminement qui rejette
la violence et par lequel la Nouvelle-Calédonie doit trouver sa voie.
L'Assemblée nationale, à une très large majorité, a compris cette démarche et
a souhaité tout faire pour la traduire juridiquement et politiquement. Les
modifications qu'elle a apportéees au projet de loi initial ont été acceptées
par le Gouvernement, rendant ainsi possible, si vous le souhaitez, un vote
conforme par le Sénat.
Le vote de l'Assemblée nationale a été accueilli avec une très grande
satisfaction en Nouvelle-Calédonie.
Il vous appartient, mesdames, messieurs les sénateurs, de permettre la
révision constitutionnelle que rend nécessaire l'accord de Nouméa.
Pour toutes ces raisons, avec Mme la garde des sceaux, avec les principales
forces politiques de Nouvelle-Calédonie, je vous demande d'adopter ce projet de
loi constitutionnelle tel qu'il a été modifié par l'Assemblée nationale.
(Applaudissements sur les travées socialistes, sur les travées du groupe
communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées de l'Union
centriste et du RDSE.)
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais tout d'abord présenter mes
remerciements à la commission des lois et à son président pour l'excellent
travail qui a été réalisé dans des délais brefs.
Le président Jacques Larché et six membres de la commission se sont rendus en
Nouvelle-Calédonie au début du mois de juin et ont pu constater combien les
populations, dans leurs diversités, accueillaient favorablement l'accord de
Nouméa.
Le projet de loi constitutionnelle qui vous est soumis aujourd'hui s'inscrit
dans la logique de l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 par M. le Premier
ministre et par les présidents des deux formations politiques de
Nouvelle-Calédonie, le député M. Jacques Lafleur pour le RPCR et M. Roch
Wamytan pour le FLNKS.
Première question : pourquoi une révision de la Constitution s'est-elle
imposée ?
D'abord, elle s'est imposée pour des raisons politiques, car l'accord de
Nouméa prévoit explicitement une telle révision.
Au-delà de la technique juridique, les partenaires politiques de
Nouvelle-Calédonie ont souhaité l'inscription dans notre loi fondamentale des
efforts et des concessions réciproques auxquels ils ont consenti. Les accords
deMatignon en 1988 avaient été consacrés par la loi référendaire, c'est-à-dire
par l'expression directe de la souveraineté nationale.
L'accord de Nouméa doit également être consacré par un engagement solennel de
la représentation nationale garantissant sa pérennité au-delà des divergences
politiques. Le Président de la République, le Premier ministre et l'ensemble du
Gouvernement, l'Assemblée nationale et le Sénat s'en porteront ainsi
garants.
Par ailleurs, cette révision est juridiquement nécessaire.
L'avenir de la Nouvelle-Calédonie, tel que cet accord le dessine, à l'issue
d'une période de quinze à vingt ans, repose sur des orientations qui ne peuvent
être mises en oeuvre dans le cadre actuel de notre Constitution.
En premier lieu, le corps électoral qui aura à se prononcer avant la fin de
1998 sur les dispositions de l'accord de Nouméa et celui qui aura à se
prononcer à l'issue de la période transitoire de quinze à vingt ans sont
définis selon des critères spécifiques dérogatoires, respectivement au
troisième alinéa de l'article 3 et au troisième alinéa de l'article 53 de la
Constitution.
En deuxième lieu, la date de la consultation des populations intéressées, à
l'issue de la période transitoire prévue par l'accord, sera déterminée par le
Congrès du territoire de Nouvelle-Calédonie à la majorité des trois cinquièmes
et non par l'Etat.
En troisième lieu, la réponse qui sera apportée par le corps électoral à
l'issue de cette période transitoire aura une valeur différente selon qu'elle
sera positive ou négative. Si la réponse est positive, la Nouvelle-Calédonie
accédera à la pleine émancipation. Si, en revanche, elle est négative, le tiers
des membres du Congrès pourra décider d'une nouvelle consultation, conformément
au point 5 du document d'orientation de l'accord de Nouméa.
D'autres dispositions de l'accord définissent l'organisation politique de la
Nouvelle-Calédonie dans la phase intermédiaire. Elles sont spécifiques et
n'entrent pas non plus dans le cadre actuel de la Constitution.
Elles n'entrent pas dans le champ de l'article 72 de la Constitution, qui
place les territoires d'outre-mer à égalité avec les communes et les
départements, ainsi que les autres collectivités territoriales.
Elles n'entrent pas non plus dans le champ du régime spécial des collectivités
territoriales d'outre-mer de l'article 74 de la Constitution, du moins tel
qu'il a été précisé par la jurisprudence.
La décision récente du Conseil constitutionnel du 9 avril 1996 sur la loi
organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française a en effet
étroitement limité les possibilités d'évolution des territoires d'outre-mer.
Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a estimé qu'il était
impossible de porter atteinte aux conditions essentielles de l'exercice des
libertés publiques, qui ne sauraient être différentes sur aucun point du
territoire de la République.
De même, il a censuré des dispositions dont il a jugé qu'elles portaient
atteinte au droit de recours juridictionnel garanti par l'article 16 de la
Déclaration de 1789.
Enfin, le Conseil constitutionnel a écarté des dispositions de la loi
organique qui touchaient au régime du droit de la propriété garanti par
l'article 17 de cette même Déclaration.
On voit donc que cette jurisprudence fixe des limites au-delà desquelles il
faut aller si l'on souhaite traduire l'accord politique de Nouméa du 5 mai
dernier.
Ces limites concernent évidemment la souveraineté nationale, qui ne permet pas
le caractère irréversible des transferts de compétences de l'Etat vers le
territoire tels qu'ils sont prévus dans l'accord.
Ces limites concernent ensuite la répartition des compétences entre les
pouvoirs publics. En effet, l'accord de Nouméa prévoit d'accorder une valeur
législative à certains actes que peut prendre le Congrès, alors que, aux termes
de l'article 34 de la Constitution, la loi est votée par le Parlement.
Si une telle valeur est conférée à certains actes, il est clair qu'il n'est
pas possible de maintenir le contrôle juridictionnel de droit commun sur les
actes administratifs et qu'il est nécessaire de prévoir un nouveau contrôle.
C'est le Conseil constitutionnel qui l'exercera.
Il ne s'agit pas de transformer le Conseil constitutionnel en juge ordinaire
de la légalité des décisions du Congrès. Il s'agit de reconnaître à certaines
délibérations d'une importance particulière et qualifiées par l'accord de
Nouméa de « lois du pays » une dignité égale à celle des lois votées par le
Parlement. A cet égard, la loi organique, prise sur le fondement de
l'habilitation constitutionnelle, pourrait prévoir, notamment, une liste
limitative des textes dont pourrait être saisi le Conseil constitutionnel, et
qui porteraient sur des sujets décisifs pour l'avenir de la
Nouvelle-Calédonie.
C'est l'une des manières de traduire l'idée essentielle de souveraineté
partagée, qui est l'un des socles de l'accord de Nouméa.
Les limites constitutionnelles tiennent aussi à l'apparition d'une citoyenneté
en émergence pour la Nouvelle-Calédonie qui permet de fonder un corps électoral
spécifique pour les élections locales, à l'exception des élections municipales,
et de favoriser l'accès des Calédoniens à l'emploi local.
Enfin, la révision constitutionnelle permet de remplacer le référendum
d'autodétermination prévu cette année par la loi de 1988 par une consultation
du corps électoral sur l'accord de Nouméa.
Ainsi, les trois raisons que sont l'organisation de la prochaine consultation
locale, les dispositions relatives à la phase intermédiaire et les conditions
d'évolution de la Nouvelle-Calédonie au terme des quinze et vingt prochaines
années imposent une révision constitutionnelle.
La seconde question porte sur la forme du projet de loi constitutionnelle qui
vous est présenté aujourd'hui.
Le projet initial du Gouvernement était de créer une loi constitutionnelle
autonome en trois articles qui ne s'incorporaient pas à l'intérieur des titres
existants de la Constitution. L'Assemblée nationale, en concertation, je crois,
avec votre commission des lois et son président, a estimé que cette
architecture était critiquable et qu'il était préférable de retenir le principe
d'une révision constitutionnelle plus classique. L'Assemblée nationale a donc
amendé le projet du Gouvernement en recréant un titre XIII. Le titre XIII
initial, qui organisait les relations des Etats membres de la Communauté avec
la France et les nouveaux pays d'Afrique, est tombé en désuétude en 1960.
Devenu sans objet, ce titre a été abrogé par la loi constitutionnelle du 4 août
1995.
L'Assemblée nationale a donc décidé de créer un titre XIII nouveau, dont
l'intitulé est « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ».
Cette place dans la Constitution est, en effet, cohérente dès lors que ce titre
vient après le titre XII, qui traite des collectivités territoriales. Il
signifie ainsi que la Nouvelle-Calédonie cesse d'être un territoire d'outre-mer
au sens de l'article 74 et devient une entité juridique
sui generis
.
Par conséquent, l'article 76 de la Constitution intègre le contenu de
l'article 2 du projet gouvernemental et permet la tenue d'une consultation
locale qui doit intervenir avant le 31 décembre 1998 sur la base du corps
électoral spécial, tel qu'il avait été défini par l'article 2 de la loi
référendaire de 1988.
De même, l'Assemblée nationale a rétabli un article 77, qui reprend les
dispositions de l'article 3 du projet de loi constitutionnelle et renvoie à une
loi organique la fixation du nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie,
conformément à l'accord. Cet article 77 identifie quatre domaines d'une
importance particulière.
Le premier concerne les modalités du transfert des compétences de l'Etat aux
institutions de la Nouvelle-Calédonie, sachant que ces transferts se feront de
manière définitive et échelonnée.
Le deuxième domaine a trait aux nouvelles institutions locales, avec notamment
un pouvoir quasi législatif partiel donné à l'assemblée délibérante locale pour
certaines catégories d'actes.
Le troisième domaine touche aux effets de la citoyenneté en matière de droit
électoral pour les élections locales autres que communales, ainsi qu'en matière
d'accès à l'emploi et de statut civil coutumier.
Enfin, le quatrième domaine est relatif à l'organisation de la consultation
locale qui, avant vingt ans et à l'initiative de l'assemblée délibérante de la
Nouvelle-Calédonie, pourra la conduire à la pleine souveraineté.
Cette consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des
dernières compétences qui, à cette date, seront encore exercées par l'Etat. La
composition du corps électoral et la procédure à suivre en fonction du résultat
de la consultation seront les deux particularités essentielles de ce
scrutin.
Le projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle-Calédonie est à
l'évidence une innovation dans le système juridique français.
Il permet d'organiser un avenir partagé de paix et de progrès pour la
Nouvelle-Calédonie à partir d'un consensus local qui a été recherché et réalisé
sur la base de concessions réciproques, dont M. Queyranne vous a rappelé les
principaux éléments.
L'Assemblée nationale a adopté le projet de loi constitutionnelle le 16 juin
1998 à une très large majorité. Dépassant les clivages politiques habituels,
tous les orateurs ont exprimé le souhait que leur vote soit compris comme
l'approbation d'un processus politique et un encouragement pour la
Nouvelle-Calédonie à continuer sur le chemin qu'elle s'est choisi.
Je ne doute pas que vous aurez à coeur d'envoyer vers cette terre du Pacifique
un message d'une égale portée. En effet, si le Sénat accepte de voter le texte
tel que l'Assemblée nationale l'a modifié, et compte tenu du travail en commun
des deux commissions des lois, les conditions seront remplies pour que le
Président de la République puisse, s'il le souhaite, réunir le Congrès à
Versailles. Ainsi, deux mois à peine après la signature de l'accord de Nouméa
par le Premier ministre et par les partenaires politiques locaux, la
représentation nationale aura scellé à son tour le choix politique majeur qui a
été fait pour la Nouvelle-Calédonie pour les vingt prochaines années.
C'est pourquoi, avec mon collègue Jean-JackQueyranne, je vous prie, mesdames,
messieurs les sénateurs, de bien vouloir adopter en l'état ce projet de loi
constitutionnelle.
(Applaudissements sur les travées socialistes, sur les travées du groupe
communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées du RDSE, de
l'Union centriste et des Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Marie Girault,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, dans ma vie de
parlementaire, le dossier de la Nouvelle-Calédonie a joué un grand rôle.
J'ai accompli, dans le cadre de missions sénatoriales, avec tel ou tel de mes
collègues, dont certains ne sont plus des nôtres, cinq missions. J'en garde un
grand souvenir. Chaque fois, j'ai découvert le territoire et ses îles dans une
ambiance tout à fait différente, tant il est vrai que, selon que les hommes se
déchaînent ou cherchent au contraire à se rapprocher, le paysage d'un
territoire peut profondément se modifier.
Cela, je l'aurai vécu à l'occasion de la dernière mission, présidée par notre
collègue Jacques Larché, qui vous dira sans doute tout à l'heure à quel point
rien ne peut empêcher l'évolution qui est aujourd'hui recherchée et voulue.
Elle sera approuvée, j'en suis persuadé, par la quasi-unanimité des
parlementaires français.
La commission des lois m'a confié la responsabilité de ce rapport, et je lui
en suis reconnaissant. Il est ainsi, dans une vie de parlementaire, des
dossiers sur lesquels on aime réfléchir ; c'est, pour moi, le cas de celui de
la Nouvelle-Calédonie et de son évolution.
Si, par-delà les problèmes strictement juridiques et administratifs, il se
dégage, derrière l'objectif visé, une pensée humaniste qui peut rapprocher les
hommes pour les conduire à un destin vécu en commun, on ne peut que s'en
réjouir : la favoriser fait partie du travail du parlementaire, car nous
n'abordons pas que des textes techniques ou de conjoncture ; il nous arrive
d'avoir tout simplement rendez-vous avec les hommes.
La commission des lois a voulu que le processus souhaité par le Gouvernement
et par le Président de la République soit mené, autant qu'il était possible, la
main dans la main. Ce fut le cas, et nous savions, au moment où nous sommes
partis pour la dernière des missions accomplies en Nouvelle-Calédonie, que,
très vraisemblablement, comme le rappelait Mme Guigou il y a un instant, nous
pourrions faire l'économie d'une navette, j'allais dire faire d'une pierre deux
coups. La sagesse l'ayant emporté de part et d'autre, nous savions, lorsque
nous avons atterri à l'aérodrome de Tontoukta, que les deux assemblées
trouveraient un terrain d'entente, ce qui se vérifie aujourd'hui.
J'ai été, en 1988, un très fervent partisan des accords de Matignon, alors
que, souvenez-vous, mes chers collègues, l'ambiance n'était pas à la
consensualité sur le territoire métropolitain, ni d'ailleurs sur le territoire
de la Nouvelle-Calédonie.
J'ai fait campagne dans ma ville pour les accords de Matignon, et Jean-Marie
Tjibaou, qui faisait lui-même campagne en métropole, est venu me voir à l'hôtel
de ville de Caen.
Des jugements sévères ont pu être portés sur lui à un moment donné, mais son
martyre, en 1989, au côté de Yéweiné Yéweiné, a bien montré qu'au fond de
lui-même Jean-Marie Tjibaou cherchait les chemins qui mènent à la paix, à la
fraternité et à la réconciliation.
M. Robert Pagès.
Très bien !
M. Jean-Marie Girault,
rapporteur.
Nous avons tous été très émus lorsque nous nous sommes rendus
àTiehdanite, son village, quand nous avons pu nous recueillir sur sa tombe, en
pensant à tous les sacrifices qui avaient dû être consentis au cours des années
1984, 1985 et 1986 et dont furent victimes, des Français de souche, des Kanaks,
dans des conditions inacceptables.
On ne va pas refaire le procès de tel ou tel. Aujourd'hui, nous sommes tournés
vers l'avenir...
Mme Hélène Luc.
Très bien !
M. Jean-Marie Girault,
rapporteur.
... et, lorsque M. le Premier ministre me convia à aller
célébrer les accords de Matignon sur la Grande Terre, je l'ai fait volontiers
et avec joie.
Le référendum de 1988 a été approuvé avec une très forte abstention de la part
des Français de métropole.
Aujourd'hui, après le chemin parcouru pendant ces dix ans marqués par la
volonté de construire quelque chose, alors que les accords de Matignon
débouchent sur un bilan incontestablement positif - grâce, certes, à la
présence de la France, notamment sur le plan financier, ne nous leurrons pas -
voilà que l'Etat, le FLNKS, le RPCR ont décidé de renoncer au référendum
couperet, au scrutin d'autodétermination, à condition, bien sûr, que la volonté
nationale aille dans le même sens.
Ils ont fixé - j'ai immédiatement pensé que c'était une bonne solution - une
période transitoire de quinze ans à vingt ans. Vingt ans, a dit une jeune fille
que nous avons rencontrée au cours de notre mission, c'est bien long ! Il lui
fut répondu que vingt ans, cela passait vite. Les accords de Matignon, c'était
hier ! Que se passera-t-il dans quinze ans, dans vingt ans, alors que voteront
des générations qui ne savent pas encore marcher, qui ne sont pas encore nées
ou qui vont à l'école et qui vivront la mise en oeuvre du système proposé par
l'accord de Nouméa ?
Celui-ci ne constitue pas un document facile à lire car il est le produit du
rapprochement de femmes et d'hommes qui ont mis par écrit le contenu d'un
palabre, lequel consiste en un échange strictement oral.
L'originalité de l'accord de Nouméa, c'est qu'il traduit quelque chose qui est
de l'ordre du palabre. Il est la transcription d'une discussion dans laquelle,
c'est ainsi, derrière le même mot, selon les interlocuteurs - et donc selon les
signataires - ne se trouve pas forcément le même sens.
C'est pourquoi, lorsque nous serons appelés, bientôt, à dire ce que nous
pensons de la loi organique, ou des lois organiques, il faudra, monsieur le
secrétaire d'Etat, veiller à employer un langage juridique qui respecte
l'esprit du palabre.
En fin de compte, paradoxalement, la révision constitutionnelle est
l'opération la plus simple. Demain, ce sera l'heure des réflexions
complémentaires, et les choses seront alors plus complexes.
Je ne vais pas analyser le contenu des accords : nous le connaissons et M.
Queyranne l'a décrit tout à l'heure. Je veux essentiellement, mes chers
collègues, vous montrer que nous suivons là un parcours philosophico-politique
et, je vous l'avoue, j'adore cela. Je le disais tout à l'heure, lorsque,
derrière le droit, apparaît une philosophie, surtout si celle-ci est partagée,
nous pouvons nous réjouir d'être parlementaires.
Le débat relatif à la Nouvelle-Calédonie s'insère dans ce parcours
philosophico-politique auquel je vous sens réceptifs.
Bien sûr, c'est d'abord un débat constitutionnel, technique, mais qui se situe
au niveau le plus élevé. Il permet, nous le constatons, de dépasser les idées
reçues. En effet, nous souhaitons aboutir et communier avec la volonté qui
s'exprime très clairement sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie.
Mais il faut passer par le Parlement. Nous devons réviser la Constitution :
c'est la souveraineté nationale qui s'affirme.
Par ailleurs, l'accord de Nouméa est le produit d'un débat conventionnel. Des
hommes se rassemblent avec la volonté d'aboutir. Ils réfléchissent à ce que
peuvent être les années à venir. Ce débat conventionnel, de caractère
exceptionnel, réunit des cultures fondamentalement différentes, mais qui ne
sont pas forcément opposées.
Ce débat conventionnel dure quelques semaines et il débouche sur l'accord de
Nouméa ; et cela parce que ce débat conventionnel est aussi un débat consensuel
et que, profondément, chacune des parties voulait aboutir, même si, comme je le
disais il y a un instant, certains termes de l'accord recèlent des
ambiguïtés.
Mais le délai de quinze ans pouvant être encore prolongé de cinq années montre
que le temps qui passe est un élément de la consensualité visible sur le
territoire, et c'est bien ainsi.
Bien sûr, il faut se poser la question : que se passera-t-il demain ? Depuis
dix ans, nous nous rapprochons les uns des autres. Dans quinze ans, nous
pourrons faire encore mieux. Qui peut dire si, au bout de la période de quinze
ans, la consultation prévue aboutira à la disparition du « noyau dur », selon
le mot de M. Queyranne, des compétences régaliennes ? Qui le sait ?
Les Calédoniens observent le destin du Vanuatu, la pauvreté qui s'y est
installée profondément et qui est de nature à briser le moral des populations.
Que penseront les jeunes Calédoniens d'aujourd'hui lorsque, dans quinze, seize
ou dix-sept ans, ils seront appelés à voter ?
L'accord de Nouméa exprime aussi le début d'une belle convivialité. Nous
l'avons vécue lorsque la mission sénatoriale s'est rendue à l'île de Maré pour
inaugurer un gymnase à la française, au milieu d'une population riche de bonne
humeur, de couleurs et de fleurs, un gymnase où s'ébat aujourd'hui la jeunesse
kanak de l'île.
Lors de cette visite à Maré, nous avons rencontré des responsables de l'île à
la fois politiques et coutumiers, pourvus de pouvoirs paradoxaux mais bien
réels. Ce n'est pas facile à assimiler ! Il faut le savoir, il faut s'y faire,
il faut essayer de participer autant qu'il est possible au génie de ce
peuple.
Nous gardons aussi le souvenir d'avoir vu, toujours sur cette île de Maré,
applaudir Jacques Larché, le président de notre mission, couronné de lauriers,
servi ensuite comme un roi !
M. Charles Pasqua.
Et il est revenu ?...
(Sourires.)
M. Jean-Marie Girault,
rapporteur.
Devant tout cela, je me disais que cette généreuse marche
accomplie depuis dix ans se trouvait bien récompensée.
Si ce débat aboutit, comme personne n'en doute, lors de la réunion du Congrès,
à la révision constitutionnelle qui est souhaitée, ne peut-on rêver que les
années qui viennent voient s'établir sur le territoire une sorte de trinité
consubstantielle, l'Etat, le RPCR et le FLNKS, en vue de constituer un peuple
néo-calédonien ayant sa spécificité ?
M. Jean-Luc Mélenchon.
Ce n'est pas tout à fait la République, ça !
M. Jean-Marie Girault,
rapporteur.
C'est peut-être du domaine du rêve, mais la France, qui n'a
pas toujours réussi sa décolonisation, ne pourrait-elle réussir cette
identification d'un peuple, qui aurait pleinement conscience d'être un, malgré
sa profonde diversité interne ?
Je crois que tout cela doit faire partie de la mise en oeuvre de l'accord de
Nouméa, prolongeant les accords de Matignon.
J'ai lu, ces jours-ci, deux articles évoquant cette affaire qui portaient le
même titre, « La démocratie bafouée », sous deux signatures différentes :
transmission de pensée !
Démocratie bafouée ? Je ne le pense pas, et je veux, autant par raison que par
conviction, m'élever contre cette critique.
Le grief se résume à ceci : les accords de Matignon de 1988 correspondaient
déjà à une démission de la France, mais appelaient à un référendum
d'autodétermination en 1998 ; le retarder de quinze ans ou un peu plus, le
temps de la réflexion - le temps aussi de procéder à des transferts de
compétences et à des transferts financiers corrélatifs - c'est donner la prime
à d'inexorables indépendantistes qui ne cherchent qu'à profiter des subsides de
l'Etat pour établir à leur profit des situations confortables.
Bien sûr, comme chacun, j'admets que le référendum d'autodétermination prévu
par la consultation nationale de 1988 aboutirait, s'il avait lieu cette année,
nul n'en doute sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, à un non à
l'indépendance.
Et certains de nous dire : passons donc aux actes ! Mais ce serait courir le
risque, parfaitement ressenti par toutes les autorités, par tous les habitants,
de nouveaux troubles.
C'est pourquoi, lorsque nous avons débarqué à Tontouta, nous avons
immédiatement compris que nous allions rencontrer un peuple soulagé.
Je crois que le référendum prévu dans un délai de quinze ans permettra de
calmer les esprits, de se mieux connaître encore et de vivre la réalité de la
loi organique sur le tansfert de compétences. Tout cela peut être mené
sagement. Ce n'est pas une démission de la démocratie, c'est une manière de
l'appliquer.
Qu'on me permette de rappeler les événements qui se sont produits à Ouvéa
entre les deux tours de l'élection présidentielle de 1988, qui ont coûté la vie
à plusieurs de nos gendarmes et qui ont provoqué ensuite la réplique,
parfaitement justifiée, du pouvoir français, réplique qui a abouti à la
libération des gendarmes emprisonnés en même temps qu'elle a occasionné les
morts que l'on sait.
M. Jean-Luc Mélenchon.
Croyez-vous que l'on puisse vraiment formuler les choses ainsi ?
M. Jean-Marie Girault,
rapporteur.
Ce que je sais c'est que, lorsque ces événements se sont
produits, je me suis trouvé reporté à la Toussaint de 1954, qui vit le début de
la guerre d'Algérie. Et nous savons comment les événements ont évolué là-bas !
Je le dis souvent, je ne connais pas de guerre d'indépendance qui n'aboutisse
pas à l'indépendance, après des massacres et des règlements de compte. On a
beau se cacher, chacun connaît la cache de l'autre et l'issue est inévitable :
le massacre.
Eh bien, en ne voulant pas courir le risque d'une semblable situation, si cela
doit se traduire par quinze années de convivialité assurées et approfondies,
aboutissant à une paix définitive demain, nous ne bafouons pas la démocratie.
C'est, pour le Parlement, une manière de servir l'homme.
Lors des débats en commission sur ce projet de loi constitutionnelle, notre
collègue Robert Badinter, fin spécialiste de la Constitution, donnait
l'impression d'un homme un peu assommé - je le dis amicalement et, s'il était
présent, je le dirais de la même façon - par cette révolution constitutionnelle
qui crée une espèce d'exception au sein de notre système institutionnel.
Cependant, même si sa tête de constitutionnaliste se trouve un peu
bouleversée, il est pour le texte.
Il reste que cette exception calédonienne lui pose un problème, comme elle en
posera un lorsqu'il s'agira d'élaborer les lois organiques.
Dans le cadre de la mission sénatoriale, des documents m'ont été remis. Ainsi,
j'ai pu relever que, dans un livre évoquant les paradoxes de la vie politique,
Georges Pompidou écrivait : « En somme, notre système, précisément parce qu'il
est bâtard, est peut-être plus souple qu'un système logique. Les corniauds sont
souvent plus intelligents que les chiens de pure race. » Quelle belle écriture
! Face à un système qui peut paraître un peu bâtard et contraint, l'opinion de
Georges Pompidou est intéressante.
J'en évoquerai une autre.
Lorsque le général de Gaulle s'est rendu à Bayeux, pour poser les principes de
la République dont il rêvait pour les Français, il a raconté cette anecdote : «
Un jour, les Athéniens demandèrent au Sage Solon, qui était juriste et
philosophe, quelle était la meilleure constitution. Dites-moi d'abord, répondit
Solon, pour quel peuple et pour quelle époque. »
Aucune institution ne doit demeurer intangible sous prétexte qu'elle est
sacrée si les circonstances nous commandent d'évoluer.
Tel est le cas aujourd'hui.
Voilà les raisons pour lesquelles, mes chers collègues, je vous demande
d'adopter le projet de loi constitutionnelle voté par l'Assemblée nationale.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et
de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
(M. Jean Delaneau remplace M. René Monory au fauteuil de la présidence.)
PRÉSIDENCE DE M. JEAN DELANEAU
vice-président
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission des lois.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, madame le ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers
collègues, voilà bien des années que, tous ensemble, nous nous penchons, nous
nous interrogeons sur le destin de la Nouvelle-Calédonie. Ce destin - pourquoi
le dissimuler ? - fut entre nous l'occasion de profondes divergences. Peut-être
sommes-nous en train de les surmonter.
Notre rapporteur, mon excellent ami Jean-Marie Girault, qui fut certainement
l'un de ceux qui se rendirent le plus souvent sur ce lointain territoire - il
doit détenir le record ! - nous a fait excellemment profiter de l'expérience
qu'il a acquise au cours de ces nombreux déplacements. Il a eu la gentillesse
de préciser que nous fûmes merveilleusement accueillis et que je fus moi-même
couronné de lauriers lors de l'inauguration d'un gymnase. Puis-je, en
confidence, lui avouer que le président du conseil général de Seine-et-Marne
aurait bien aimé, même sans lauriers, inaugurer dans son département un tel
équipement ?
(Sourires.)
M. Charles Pasqua.
La jalousie est un vilain défaut !
(Nouveaux sourires.)
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois.
Pour ma part, j'adhère totalement à
sa proposition d'un vote conforme à celui qui a été émis par l'Assemblée
nationale, et ce d'autant plus qu'il vous a dit, en termes choisis, que le
texte qui nous venait de l'autre chambre était le résultat d'un travail commun,
préalable et informel, mené avec Mme le président de la commission des lois de
l'Assemblée nationale, qui nous a permis de résoudre quelques problèmes posés
par le projet de loi du Gouvernement.
Ne nous y trompons pas : l'adoption de la révision constitutionnelle n'est
qu'un premier pas, nécessaire mais facile et mesuré. Viendra ensuite la loi
organique, qui sera beaucoup plus difficile à élaborer. Il s'agira, en effet,
de traduire en termes juridiques concrets les intentions des signataires de
l'accord. Un contrôle juridictionnel des actes des autorités locales devra
notamment être mis en place. Bien évidemment, cette loi ne visera qu'à mettre
en oeuvre le texte même de l'accord.
Le statut de la Nouvelle-Calédonie, rendu possible par la modification
constitutionnelle et traduit dans la loi organique, s'éloignera, c'est vrai, de
nos schémas traditionnels.
Cette mutation que nous acceptons et que nous sommes même en train de
favoriser ne doit pas être comprise comme une condamnation de ce que nous avons
pu faire auparavant. Pourquoi ne pas le dire ? nous ressentons, et quelques-uns
d'entre nous avec une acuité particulière, ces affirmations qui, sans les
nuances nécessaires, semblent condamner l'oeuvre accomplie.
Nous sommes donc à même d'adresser un message fort à tous ceux qui nous ont
dit, au cours de notre dernière mission, en employant les mêmes termes, comme
s'ils s'étaient passé le mot que les accords de Nouméa représentaient pour eux
un soulagement.
Le chemin pour parvenir à ce résultat aura été long et rude. Les communautés
se sont affrontées avec violence, des situations inégalitaires ont été
maintenues et des craintes justifiées se sont fait jour.
Comment et par quel parcours avons-nous pu néanmoins en venir à ce que, d'un
commun accord, nous tentons aujourd'hui d'accomplir ?
Souvenons-nous, d'abord, que la Nouvelle-Calédonie était une terre fidèle,
fidèle à la métropole dans les bons et dans les mauvais jours. Comment ne pas
rendre hommage en cet instant à l'héroïsme du bataillon du Pacifique, qui fut
parmi les premiers à rejoindre les rangs de la France libre ?
Dans ces cheminements, sur ce parcours, je distinguerai trois étapes : l'étape
de l'incompréhension, celle de la première chance, et, enfin, celle de la
réconciliation possible, à laquelle nous aboutissons aujourd'hui.
L'incompréhension se traduisit sans doute d'abord dans la situation faite aux
populations autochtones ; mais elle se poursuivit lorsque, croyant corriger le
cours de l'histoire, la politique suivie s'orienta, pour des motifs
idéologiques, vers des choix qui ignoraient les caractères spécifiques de la
société calédonienne.
Des hauts-commissaires qui n'avaient ni l'expérience ni la compétence voulues
pour exercer d'aussi lourdes responsabilités furent nommés selon des critères
strictement politiques. L'un d'entre eux crut même pouvoir se comporter en
véritable proconsul et annoncer, quasiment de sa propre autorité, une
indépendance à court terme qui menaçait de faire des Calédoniens d'origine
européenne des étrangers sur leur propre terre.
Le Sénat - nous en avons le souvenir - sut s'opposer à une évolution
précipitée, qui faisait fi de l'influence française et qui n'apportait pas à
tous les Calédoniens les garanties légitimes auxquelles ils pouvaient
prétendre.
Je voudrais que nous nous souvenions, en cet instant, du rôle que certains
d'entre nous jouèrent dans ces combats. Je songe à nos amis Dick Ukeiwé et
Etienne Dailly.
Vint alors le temps des drames, des tueries, des affrontements armés. Et
comment ne pas entendre, comme une sorte de glas, résonner le nom d'Ouvéa, un
glas qui sonne pour tous ceux qui y moururent, singulièrement pour ceux qui
tombèrent dans l'accomplissement de leur devoir ?
Peut-être est-ce l'intensité même de ces conflits qui conduisit deux hommes de
bonne volonté, Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, à comprendre, à l'appel
du gouvernement de M. Michel Rocard, que cette voie de l'affrontement était
sans issue. Ce fut la première chance de la Nouvelle-Calédonie.
Jean-Marie Tjibaou la paya de sa vie. Je m'honore, depuis notre première
rencontre, difficile, qui remonte à bien des années, dans sa mairie de
Hienghène, d'avoir appris à le connaître. Il me rendait souvent visite lors de
ses passages à Paris et je pense que, s'il était vivant, il aurait, avec
l'autorité morale qui était la sienne, contribué, encore avec Jacques Lafleur,
à l'élaboration de ce qui peut être le début de la réconciliation.
En cet instant, que pouvons-nous souhaiter ?
Après vingt ans de vie commune sur des bases nouvelles, après vingt ans de
progrès économique et social, après vingt ans au cours desquels ils auront
appris à vivre ensemble mieux encore qu'ils ne le font déjà aujourd'hui,
savons-nous ce que les Calédoniens de demain décideront ?
Tous mes collègues et moi-même avons été étonnés, au cours de notre dernier
séjour, du degré de culture française dont faisaient preuve nos interlocuteurs
mélanésiens, rencontrés dans les endroits les plus reculés du territoire.
Je ne pouvais pas ne pas penser, avec quelque nostalgie, à ces millions de
Vietnamiens, de Laotiens, de Cambodgiens qui, voilà un demi-siècle,
témoignaient de la même culture et que nous n'avons pas su garder à nos côtés,
faute d'avoir consenti très vite, comme il le fallait, les évolutions
nécessaires que seul le général Leclerc avait su proposer.
(MM. Hoeffel,
Hyest et Lanier applaudissent.)
Ne répétons pas cette erreur.
Mais pourquoi ne pas formuler l'espoir que, dans les vingt ans à venir,
l'oeuvre accomplie fasse ressentir à tous les Calédoniens - je dis bien à tous
les Calédoniens - que le niveau de vie qu'ils auront acquis, et qui est très
largement supérieur à celui de tous les Etats voisins, ainsi que l'exercice de
ces libertés que nous leur consentons, c'est à la France qu'ils les doivent
?
Je voudrais que, le moment venu, ils se souviennent de ces merveilleux propos
que Léopold Sédar Senghor tint un soir, à Dakar, au général de Gaulle : «
Restez avec nous, car il se fait tard. »
Il est de la responsabilité de la France en cet instant de permettre à la
Nouvelle-Calédonie d'assumer pleinement le destin de tous ceux qui y vivent, de
ceux qui ont été fidèles comme de ceux qui ont cru devoir nous combattre.
Cette responsabilité, nous devons l'inscrire dans notre Constitution. C'est
pourquoi la commission des lois vous demande à nouveau de bien vouloir
approuver la modification que le Président de la République vous propose.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR, de
l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe
socialiste.)
M. le président.
J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la
conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour
cette discussion sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 44 minutes ;
Groupe socialiste, 37 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 31 minutes ;
Groupe du Rassemblement démocratique et social européen, 18 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 16 minutes ;
Réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d'aucun groupe,
8 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Othily.
M. Georges Othily.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire
d'Etat, mes chers collègues, il nous est impossible en ce moment, dans cette
enceinte, de ne pas saluer d'abord la mémoire de Jean-Marie Tjibaou et des
militants kanak tombés pour une juste cause reconnue aujourd'hui par tout le
monde.
Si la souveraineté est la fierté d'un peuple, elle est aussi l'orgueil de son
Etat. C'est entre ces deux nuances aux contours flous et abstraits qu'il nous
faut naviguer pour saisir la complexité du processus d'évolution de
l'outre-mer, et donc de la Nouvelle-Calédonie.
Les débats de l'Assemblée nationale constituante réunie au cours de l'été 1946
attestent, tant par leur densité que par la teneur des propos échangés, de la
force du paradoxe lié au statut de ce que l'on appelait à l'époque « les
possessions françaises outre-mer ».
Au nom de la souveraineté, il était communément admis que tout système
colonial devait être écarté des institutions de la France d'après-guerre.
Au nom de cette même souveraineté, on refusait pourtant d'admettre qu'un jour
peut-être le drapeau de la France cesserait de flotter sur les territoires
qu'elle avait conquis.
Si, bien souvent, les citoyens qui composent la nation sont favorables à
l'autodétermination des peuples, l'Etat, lui, est plus réservé, appréhendant
avec angoisse ce qu'il est aujourd'hui courant d'appeler « toute perte de
souveraineté ».
Si la Seconde Guerre mondiale a eu un mérite, ce fut celui de prouver à tous
que les populations indigènes ne renonçaient pas à leur appartenance à la
nation française.
Et c'est bien Gaston Monnerville qui, le 18 septembre 1946, à la tribune de
l'Assemblée nationale constituante, le précisait en ces termes : « En juin
1940, lorsque la France s'est, par suite des circonstances, trouvée à genoux,
qu'ont fait les populations d'outre-mer ? Ont-elles essayé de profiter de cet
instant pour se séparer de la France ? Y ont-elles même pensé ? Ne se
sont-elles pas immédiatement groupées autour de ceux qui représentaient à leur
yeux cette France, autour de son drapeau, pour dire : "S'il est en France des
hommes qui trahissent, s'il est des esprits qui hésitent, qui vacillent, si
dans tous les milieux (...) il se trouve une minorité pour estimer que la
France est vaincue, qu'elle doit se déclarer vaincue (...) eh bien ! nous,
populations d'outre-mer, nous resterons debout et jamais nous n'accepterons
qu'on dise que ce pays ne se redressera pas et qu'il doit se reconnaître
vaincu, parce que s'il accepte d'être vaincu, c'est la liberté qui le serait
avec lui". »
C'est dans cet esprit que furent adoptés les trois derniers alinéas du
préambule de la Constitution de 1946, préambule auquel le Constituant de 1958 a
fait expressément renvoi.
Si l'après-guerre se caractérise par une certaine ouverture d'esprit, qui
préfigurera la décolonisation, elle permet également l'émergence des
revendications de ceux dont les voix étaient jusqu'alors étouffées.
De 1946 à 1988, onze statuts se succéderont pour tenter de donner à la
Nouvelle-Calédonie des institutions visant à ménager les intérêts des uns avec
les aspirations des autres.
Leur multiplication s'accroît au fur et à mesure que la volonté d'autonomie
s'affermit.
C'est ainsi que plus de la moitié d'entre eux, soit six, seront adoptés de
1984 à 1988, année des événements tragiques d'Ouvéa.
Alors que la violence atteint son paroxysme, le Gouvernement entreprend enfin
d'envisager le statut de la Nouvelle-Calédonie sous un angle différent, en
donnant naissance aux accords de Matignon.
Par cet acte, le plus difficile est enfin accompli puisque l'Etat admet qu'un
jour peut-être les populations de Nouvelle-Calédonie auront à se prononcer sur
le point de savoir si elles souhaitent prolonger leur appartenance à la
République française ou si, au contraire, elles préfèrent constituer une entité
autonome, dotée d'une souveraineté propre.
La mise en oeuvre de ce principe permet l'apaisement des esprits qui,
ensemble, se préparent à la construction d'un avenir commun, parvenant même
jusqu'à tenter d'oublier leurs différences et leurs différends.
Pour moi, la révision constitutionnelle qui nous est imposée par l'accord de
Nouméa et sur laquelle nous devons nous prononcer aujourd'hui constitue une
très heureuse surprise dans l'évolution du statut de la Nouvelle-Calédonie.
Comme la loi du 9 novembre 1988 contient des dispositions préparatoires à
l'autodétermination en 1998, nombreux étaient ceux qui pensaient qu'à cette
date, soit dix ans plus tard, la Nouvelle-Calédonie constituerait un Etat
nouveau au sein de la société des nations.
Notre réunion de ce jour prouve, au contraire, qu'il n'en est rien. Les
volontés autonomistes et indépendantistes exprimées au cours des années
quatre-vingt n'avaient pas, comme beaucoup l'ont cru, pour unique objet
d'opérer une séparation avec la République française.
Pour autant, dans le respect des principes du préambule de 1946, la population
de Nouvelle-Calédonie souhaite l'élargissement des compétences que ses
institutions auront à exercer, reportant ainsi la date à laquelle elle aura à
se prononcer sur le principe d'une souveraineté propre.
Consciente des difficultés qu'entraînerait une séparation trop rapide, elle
exprime, au contraire, une certaine forme de reconnaissance en considérant que
seule l'aide de l'Etat français lui permettra de réaliser les objectifs qui
sont les siens.
Par la signature de l'accord du 5 mai dernier, l'Etat français, représenté par
le chef du Gouvernement, s'honore d'accepter les critiques légitimes dont il
était destinataire à une certaine époque. De leur côté, les populations
néo-calédoniennes s'honorent de reconnaître le rôle positif joué par la France
sur ce territoire.
« Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même
si elle ne fut pas dépourvue de lumière. » A elle seule, cette phrase permet de
prendre la mesure du chemin parcouru en dix ans.
Il me paraît indispensable que le législateur, à son tour, participe aux
progrès considérables effectués, en procédant à la nécessaire révision de la
Constitution.
Sur ce point précis de la révision constitutionnelle, je souhaiterais faire un
parallèle avec le sujet qui nous intéresse aujourd'hui.
Comme je l'indiquais précédemment, la Nouvelle-Calédonie a connu onze statuts
différents depuis son intégration parmi les territoires d'outre-mer. Notre
Constitution, quant à elle, a subi onze modifications depuis 1958.
Alors que nous nous apprêtons à adopter un douzième et certainement dernier
statut pour la Nouvelle-Calédonie, je forme le voeu que cette douzième
modification constitutionnelle soit également la dernière pour notre
Constitution.
Il me plaît de penser que ce constat n'est pas uniquement le fruit du hasard.
J'y vois, pour ma part, un signe avant-coureur de la nécessaire réécriture de
notre Constitution.
Pour l'heure, nous réaffirmons avec force les termes contenus dans le dernier
alinéa du préambule de la Constitution de 1946 ; ce sera faire justice au
peuple calédonien et aux peuples d'outre-mer de rappeler au Gouvernement de la
France que, fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les
peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et
de gérer démocratiquement leurs propres affaires ».
C'est pourquoi, confiant dans le débat qui va avoir lieu au sein de notre
assemblée, le groupe du Rassemblement démocratique et social européen votera ce
projet de loi constitutionnelle.
(Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des
Républicains et Indépendants, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président.
La parole est à M. Pagès.
M. Robert Pagès.
Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, mes
chers collègues, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen se
félicitent vivement de l'examen de ce projet de loi constitutionnelle, dont
l'adoption constituera une étape déterminante dans l'histoire de la
NouvelleCalédonie.
L'article 1er du texte initial fixe clairement l'objectif : il s'agit «
d'assurer l'évolution de la Nouvelle-Calédonie selon les orientations définies
par l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 ».
Cet accord de Nouméa est riche en contenu, mais il a également une portée
symbolique qui ne peut échapper à personne.
Il intervient, en effet, dix ans après l'année terrible de 1988, celle de la
tragédie d'Ouvéa, celle de l'assassinat de Jean-Marie Djibaou, dont on ne
soulignera jamais assez le rôle éminent en faveur de son peuple et de la
Nouvelle-Calédonie tout entière. Cette année 1988 fut également celle du
sursaut des accords de Matignon, qui évitèrent, malgré leurs lacunes,
certainement une dérive rapide vers une véritable guerre civile.
Dix ans après, l'accord de Nouméa est le fruit de luttes opiniâtres, de
dialogues, d'un effort très important de reconnaissance et de tolérance
mutuelle entre culture et traditions différentes.
Cet accord reconnaît l'histoire : le troisième point dudit accord est, en
cela, essentiel.
Il me paraît indispensable de le citer pour permettre de mesurer d'emblée les
pas accomplis par chaque partie, l'une vers l'autre : « Le moment est venu de
reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas
dépourvue de lumière. »
Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la
population d'origine.
Les droits d'un peuple implanté depuis plus de quatre mille ans dans ces îles
ont, en effet, été fondamentalement remis en cause en quelques décennies.
Les Kanaks rencontrent aujourd'hui dans leur propre pays des situations
comparables à celles que connaissent les immigrés en métropole.
Ils ont été chassés de leur terre, refoulés et parqués dans des réserves. Les
massacres de 1878 et 1917, à la suite des révoltes, et des conditions de vie
particulièrement difficiles ont fortement réduit la population mélanésienne et
mis en péril l'existence même de ce peuple.
Le fait colonial est incontournable en NouvelleCalédonie, des questions
financières à celles de la scolarisation, des questions de l'habitat à celle de
l'emploi ou de la santé.
La reconnaissance de ce fait par l'accord de Nouméa revêt donc une grande
importance.
Un grand sens des responsabilités se dégage de la lecture de cet accord, qui
affirme l'apport des populations nouvelles depuis le xixe siècle. Cela aussi
doit être pris en compte pour permettre le rapprochement des différentes
communautés.
Ce projet de loi constitutionnelle, les débats futurs sur les lois organiques
qui en découlent permettront, nous l'espérons, d'offrir avec l'an 2000 une
nouvelle perspective à ces femmes, à ces hommes et à ces jeunes attachés à
leurs racines.
Alfred Picanon, dans un film intitulé
Emma une tribu kanak aujourd'hui
avait une belle expression pour résumer la situation d'aujourd'hui : « Le
peuple kanak est au milieu de la rivière et il lui est difficile d'atteindre
l'autre rive, mais il ne peut plus retourner en arrière. »
L'irréversibilité de l'accord de Nouméa confirme à notre avis le sentiment de
nécessité historique qui se dégage de cet accord.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen souhaitent que le
Gouvernement « accompagne », comme l'exprimait Jean-Marie Tjibaou, « un petit
pays à son émancipation et à son indépendance ».
Mme Hélène Luc.
Très bien !
M. Robert Pagès.
Depuis dix ans, depuis les accords de Matignon, un effort significatif sans
comparaison possible avec la période coloniale a été effectué dans des domaines
aussi divers que les institutions, les infrastructures, la santé, le
développement économique et social en général. Il est nécessaire de prendre en
compte ce bilan pour mesurer ce qui a été fait, pour en examiner les
insuffisances et pour bien déterminer ainsi l'importance du chemin qui reste à
parcourir.
Nous approuvons tout particulièrement la maîtrise nouvelle, encore très
partielle, des capacités économiques données à la province Nord, région dans
laquelle, je le rappelle, une part importante de la population kanak est
regroupée.
La province Nord est devenue propriétaire, en 1989, de la société minière du
sud-Pacifique. Que la collectivité ait pu ainsi devenir partie prenante de
l'économie du nickel constitue un événement d'importance.
Le nickel alimente les tensions, tant son rôle sera déterminant dans les
années à venir. L'accord de Nouméa lui-même n'aurait pas vu le jour si, en
février de cette année, la revendication concernant l'accès à la ressource pour
une usine métallurgique du Nord n'avait pu aboutir.
Le poids néocolonialiste est encore fort puisque l'actionnaire principal de la
société propriétaire de l'usine qui bloquait l'issue de la négociation, la
SLN-Eranat, est l'Etat français.
Ces deux faits sont représentatifs, selon nous, de la voie à suivre pour
permettre l'association pleine et entière du peuple kanak à l'élaboration du
destin de la Nouvelle-Calédonie.
La citoyenneté de Nouvelle-Calédonie annoncée par le texte de Nouméa ne doit
pas se résumer aux domaines culturel et linguistique ainsi qu'au respect des
traditions, et je sais que là n'est pas la volonté des parties signataires. Les
domaines économiques et sociaux doivent également être au centre de la
construction de cette citoyenneté nouvelle.
Comme je l'ai indiqué, les accords de Matignon ont ouvert des pistes
novatrices. Mais nous ne pouvons que constater que les objectifs fixés n'ont
pas toujours été atteints, loin s'en faut.
Le fait que les Kanaks soient,
de facto
, écartés des centres de
décisions et que leur place dans la fonction publique territoriale régresse
confirme ce point de vue.
Cette situation tient, sans nul doute, aux difficultés persistantes que
rencontre la lutte contre l'échec scolaire dans la communauté kanak. Le fait
que le pourcentage d'échec au baccalauréat ait été de 80 % en 1996 - ce n'est
pas loin - est préoccupant, même si le taux de scolarisation a doublé entre
1989 et 1996.
L'amélioration de la formation doit constituer l'un des objectifs prioritaires
pour les années à venir. C'est sans nul doute l'une des clefs du succès de la
mise en oeuvre des accords de Nouméa.
Les difficultés de formation favorisent par ailleurs l'immigration
métropolitaine, qui se poursuit à un rythme trop élevé pour le respect de
l'équilibre démographique. Ainsi, de 1989 à 1996, l'équivalent de 8 % de la
population de la Nouvelle-Calédonie s'est installé sur le territoire.
Il faut donc fournir à la jeunesse kanak les moyens de conduire la destinée de
l'île.
Les accords de Matignon n'ont pas non plus abouti sur le plan économique, le
déséquilibre demeurant patent entre le Nord et le Sud et, en particulier, le
grand Nouméa. Même si des signes forts dans le domaine de l'extraction du
nickel et de son traitement métallurgique sont à prendre en compte, le pouvoir
économique réel reste à partager.
Un troisième et dernier point marque les insuffisances des accords de Matignon
: le domaine foncier. Comme je l'ai indiqué, la colonisation a eu pour
conséquence fondamentale d'exclure les Kanaks de leurs terres et de les parquer
dans des réserves. Une redistribution importante a eu lieu depuis vingt ans,
mais les ressortissants métropolitains disposent toujours de deux fois plus de
terres rurales par tête d'habitant.
La sagesse de l'accord de Nouméa et sa portée historique laissent espérer que
les carences des accords de Matignon seront demain dépassées. Les sénateurs du
groupe communiste républicain et citoyen tiennent à saluer l'intelligence de
l'ensemble des forces politiques significatives de l'île qui ont su passer
outre leurs divergences ou leurs oppositions, qui sont réelles, pour imaginer
de manière constructive le devenir de leur pays.
J'ai personnellement mesuré, lors du voyage en Nouvelle-Calédonie de la
délégation sénatoriale chargée de préparer ce débat, les obstacles qui
demeurent pour progresser vers l'instauration de la citoyenneté
néo-calédonienne. Mais j'ai constaté dans le même temps la détermination de ce
peuple authentique qu'est le peuple kanak et la clairvoyance de la population
d'origine métropolitaine qui a compris ne pouvoir exclure les Kanaks d'une
solution politique nécessaire pour le bien de tous.
Je tiens ici à profiter de cette intervention à la tribune pour remercier
encore une fois tous ceux qui, quelle que soit leur position politique ou
sociale, nous ont si bien accueillis là-bas.
Mme Hélène Luc.
Très bien !
M. Robert Pagès.
Avec le vote de ce projet de loi constitutionnelle, c'est un long processus
qui s'engage et qui devra aboutir, d'ici à quinze ou vingt ans, au référendum,
occasion pour la population de l'île d'opter ou non pour l'indépendance. D'ici
là, un transfert de compétences interviendra progressivement de l'Etat vers les
assemblées et l'exécutif local.
La naissance de cette entité nouvelle, unique, dénommée « la
Nouvelle-Calédonie » constitue une démarche inédite qui permettra peut-être à
la France d'accompagner démocratiquement et efficacement la décolonisation d'un
territoire.
Je veux voir dans le déroulement de l'inauguration magnifique du centre
culturel Jean-Marie Tjibaou, le 4 mai dernier, une portée symbolique. Cette
cérémonie, qui intégrait aux traditions coutumières les plus hauts responsables
de l'Etat, dont le Premier ministre, M. Lionel Jospin, dix ans après l'assaut
meurtrier de la grotte d'Ouvéa, porte la marque d'une volonté positive et
constructive d'aborder ce qui constitue une véritable décolonisation. Je tiens
à témoigner à cette tribune de la beauté de ce centre culturel, qui est
vraiment remarquable.
Avant de conclure, je souhaiterai rappeler que les départements et territoires
d'outre-mer ont chacun leur identité propre. Cependant, dans plusieurs d'entre
eux, une véritable explosion sociale couve. Des troubles sporadiques ont déjà
eu lieu, notamment en Guyane ou, dimanche dernier encore, à la Réunion.
Comme nous le rappellerait mon ami Paul Vergès, sénateur de la Réunion, s'il
n'avait été empêché d'être parmi nous aujourd'hui, les parlementaires et autres
élus d'outre-mer ont souligné depuis des années ces grandes difficultés. Mon
ami Henri Bangou, maire de Pointe-à-Pitre, qui siégea sur les bancs de notre
assemblée, confirmerait, j'en suis persuadé, cette remarque.
Le débat d'une portée historique que nous avons aujourd'hui doit nous
rappeler, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, que des solutions
spécifiques, mais urgentes, doivent être apportées à chacun d'entre eux.
Le grand débat du Sénat, aujourd'hui, et celui du Congrès de Versailles, le 6
juillet prochain, doivent aussi être l'occasion d'entendre les alertes de ceux
qui sont au contact de la réalité parfois si dure des départements et
territoires d'outre-mer.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen voteront le texte
modifié par les députés, qui intègre les dispositions nouvelles dans le corps
même de la Constitution. Cette approbation s'accompagne d'un souci de vigilance
pour que le respect des « orientations définies par l'accord signé à Nouméa » -
il s'agit de la formule retenue par le Gouvernement dans le projet de loi
initial - soit assuré dans les lois organiques à venir qui aborderont des
sujets aussi divers et importants que le régime électoral, le calendrier des
transferts de compétences ou le statut civil coutumier.
De ce point de vue, j'espère que nous pourrons continuer à entretenir avec nos
interlocuteurs calédoniens les meilleures relations de confiance et de travail
pour la préparation de ces tâches futures.
La confiance doit être de mise pour réaliser un tel objectif, pour garantir le
développement et la paix en Nouvelle-Calédonie. Cette confiance, nous l'avons,
et nous savons que chaque partie a à coeur la réussite des objectifs de
l'accord de Nouméa. Les uns et les autres peuvent être assurés de notre plein
soutien à la construction d'une Nouvelle-Calédonie empreinte de justice, de
tolérance et de démocratie.
(Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste
républicain et citoyen ainsi que sur les travées socialistes. - M. Hoeffel
applaudit également.)
M. le président.
La parole est à M. Loueckhote.
M. Simon Loueckhote.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je
tiens tout d'abord à vous remercier de me permettre de m'exprimer aujourd'hui,
car l'examen d'un tel projet de révision de la Constitution est une occasion
plutôt exceptionnelle, et il est, de surcroît, de la plus haute importance pour
l'ensemble de nos compatriotes qui vivent à 18 000 kilomètres et de l'avenir
desquels nous allons décider.
Qu'il me soit permis également de saluer et de remercier M. Jacques Larché,
président de la commission des lois, ainsi que M. Jean-Marie Girault,
rapporteur de ce projet de loi constitutionnelle. Leur connaissance du
territoire et leur attachement à l'outre-mer français ont permis au Sénat de
bien appréhender le contexte calédonien.
J'associe à ces remerciements les membres de la commission des lois qui les
ont accompagnés en Nouvelle-Calédonie au cours d'un séjour très bref.
Nous voici arrivés au terme des accords de Matignon, qui ont apporté
l'apaisement, le calme et la sérénité, après une période d'instabilité et de
troubles ayant semé la confusion et la division au sein de la population
calédonienne et fortement terni l'image de la France dans cette région du
monde.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Très bien !
M. Simon Loueckhote.
Bien que la sortie de ces accords ait été prévue sur un plan juridique par la
loi référendaire de 1988, nous avons très vite estimé que l'organisation d'un
scrutin d'autodétermination avant le 31 décembre de cette année représentait
une grande incertitude politique.
Le risque était trop important de renouer avec cette sombre période de
violence et d'affrontements, dont nous sommes sortis voilà à peine dix ans,
grâce à la volonté, au courage et à la clairvoyance de deux hommes
d'exception.
Je veux parler de Jean-Marie Tjibaou, qui a, à l'époque, au prix de sa vie,
accepté envers et contre tout de s'engager pour la paix et d'en assumer seul la
responsabilité politique.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Absolument !
M. Simon Loueckhote.
Je veux aussi rendre hommage à Jacques Lafleur, à la générosité de ce grand
visionnaire, qui a su imposer le choix de la raison et du partage.
Ainsi, conscient que cette réalité-là est encore bien présente dans l'esprit
de tous, il a suggéré de substituer au référendum « couperet » une solution
consensuelle.
Avec la signature de l'accord de Nouméa, en avril dernier, nous venons de
régler le problème de cette incertitude politique, puisque chaque partenaire
est désormais engagé par un texte définissant, pour les vingt prochaines
années, les grandes étapes de l'évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie
et le devenir de sa population.
Ce que les Calédoniens nous demandent aujourd'hui, c'est de lever
l'incertitude juridique qui pèse encore sur l'accord de Nouméa et de permettre
sa traduction dans le droit, à l'instar de ce qui a été accompli en 1988,
époque à laquelle la population française a été conduite à approuver le contenu
des accords de Matignon.
Jusqu'à cette date, l'histoire institutionnelle de notre territoire a pu se
résumer à une succession d'erreurs et d'incompréhensions, dont l'origine est
certes la complexité des relations entre les différentes communautés du
territoire mais aussi la tendance récurrente du législateur à imposer des
schémas d'organisation, sans nul doute conformes à l'esprit et à la lettre de
notre Constitution, mais parfois bien éloignés des aspirations des
Calédoniens.
L'accord de Nouméa propose une organisation, dont certaines dispositions
dérogent aux principes fondateurs de la République française. Mais il a
l'immense mérite de concilier des positions totalement antagonistes, de
garantir vingt ans de stabilité institutionnelle et de réaffirmer à la
population sa capacité de choisir son destin.
Ainsi, l'enjeu du vote d'aujourd'hui est multiple.
Pour les Calédoniens, c'est avant tout le maintien de la paix qu'ils ont
connue avec bonheur pendant ces dix dernières années.
C'est également la mise en oeuvre, pour la première fois, d'un véritable
projet de société, qui va se construire avec l'ensemble des communautés
composant la population calédonienne.
C'est, enfin, la possibilité pour eux de voir reconnaître la spécificité de
leur territoire, tout en réaffirmant leur appartenance à la grande nation
française.
Je vois aussi, dans l'approbation de cet accord par la représentation
nationale, un enjeu particulier pour la France, qui est la réaffirmation de sa
grandeur, de sa générosité et de son rayonnement de par le monde.
La France prouvera, par son assentiment, sa capacité à faire évoluer ses
institutions pour demeurer à l'écoute de ses populations d'outre-mer et
trouver, par là même, des réponses adaptées à des situations politiques bien
spécifiques.
Grandeur mais aussi générosité, car la France accepte de maintenir un effort
financier soutenu en Nouvelle-Calédonie, pour poursuivre le rééquilibrage
amorcé il y a dix ans.
Sachez, mes chers collègues, que les Calédoniens sont conscients de la valeur
de cette aide, dont ils apprécient quotidiennement les effets.
Ils savent que le niveau de vie dont ils bénéficient, grâce à l'aide de
l'Etat, relève du privilège dans le contexte insulaire océanien, qui est celui
du sous-développement. Ils savent aussi qu'ils le doivent à l'attention que
vous avez toujours portée au sort de cette île lointaine. Ils se souviennent,
notamment, de cette sombre période de l'histoire du territoire, où le Sénat
joua un rôle déterminant pour y faire respecter la démocratie.
M. Hubert Haenel.
Très bien !
M. Simon Loueckhote.
En admettant le principe de l'émancipation de la Nouvelle-Calédonie au sein de
la République, nous ne ferons que contribuer au rayonnement de la France, dont
la capacité à innover et la flexibilité ont d'ores et déjà été saluées dans
cette région du monde. Car, si la présence française a pu être très injustement
décriée par certains de nos voisins océaniens, le sentiment qui domine et qui a
été réaffirmé par la signature de l'accord de Nouméa, c'est bien l'attachement
de la population calédonienne, dans son immense majorité, à cette grande nation
qu'est la France.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains
et Indépendants et de l'Union centriste.)
Cet accord est bien évidemment le résultat d'un compromis, obtenu non sans
difficulté, et les nombreux obstacles qui ont entravé la conduite de ce
processus, tels que la question minière, ont créé, en Nouvelle-Calédonie, une
atmosphère d'attente et d'inquiétude qui a considérablement ralenti l'activité
économique.
Le résultat est à la hauteur des efforts déployés : nous sommes parvenus à
faire converger des avis radicalement opposés, la large majorité en faveur du
maintien dans la République n'ayant pas voulu nier la revendication
indépendantiste.
C'est là une formidable leçon de démocratie que la Nouvelle-Calédonie et, à
travers elle, la France donnent au monde entier.
Ce compromis n'a pas manqué d'entraîner de nombreuses réactions, dont la
principale est le sentiment de soulagement immense ressenti par les
Calédoniens.
Mais il a également suscité de vives émotions, en particulier au sein de notre
assemblée, à l'évocation de la période coloniale.
Monsieur le président, mes chers collègues, la référence au passé calédonien
ne présente pas un caractère douloureux pour les seuls Mélanésiens, c'est aussi
le cas pour toutes les autres communautés qui y vivent.
Ainsi, l'histoire des Européens, c'est aussi celle de la déportation, de la
transportation et de la difficulté à assumer ce passé.
M. Lucien Neuwirth.
C'est vrai !
M. Simon Loueckhote.
Quant aux Polynésiens, Wallisiens, Indonésiens et Vietnamiens qui ont
contribué à construire ce territoire, ils s'y sont installés dans des
conditions d'une rare dureté.
En aucun cas il ne s'agit de régler des comptes en évoquant un passé dont nous
n'avons de toute évidence pas été les acteurs, mais dont nous sommes
aujourd'hui les héritiers. Le reconnaître, ce n'est qu'une manière de
l'exorciser, d'annuler la charge émotionnelle qui y est très fortement liée.
De même, la référence à la période coloniale et à l'impact de la présence
française sur la population autochtone a pu heurter sur les travées de notre
assemblée, suscitant ainsi, chez certains, une réticence à admettre qu'elle
figure au sein même du texte de la Constitution.
Il n'y a pas lieu, à mon sens, de sortir cette réalité du contexte de l'époque
des grandes découvertes, où la conquête du Nouveau monde n'était que
l'expression d'une fierté nationale, motivation de la France mais aussi de ses
voisins européens.
Nul ne peut nier que la colonisation, quel qu'en soit l'auteur, a créé un
traumatisme au sein des populations autochtones, par la simple rencontre opérée
entre des mondes radicalement opposés.
Faut-il pour autant s'attarder sur ce passé lointain quand on constate, par
ailleurs, la formidable évolution qu'ont connue les peuples du Pacifique au
contact de la civilisation occidentale ?
Faut-il s'attarder sur ce passé lointain, alors que la Nouvelle-Calédonie a
atteint un tel niveau d'équipement et de développement en une période aussi
brève ?
Non, monsieur le président, mes chers collègues, nous n'avons pas à porter
notre histoire commune comme un fardeau !
En inscrivant cette page de l'histoire dans sa Constitution, la France
accomplit un acte symbolique qui ne se limite pas à la seule reconnaissance des
zones d'ombre de cette période ; elle illustre, bien au contraire, la capacité
qui a toujours été la sienne d'assumer la responsabilité de son histoire.
Au fond, bien plus que la préoccupation du bien-être des populations
autochtones, c'est cette image d'une nation responsable qui a pu déranger. En
effet, les autres puissances qui ont eu des possessions dans le Pacifique se
sont, au contraire, illustrées par leur désintéressement total du sort des
populations de ces archipels. Il suffit de parcourir le Pacifique et de
constater les énormes disparités de développement pour s'en convaincre et
comprendre la réalité de l'impact de la présence française, dont nous nous
réjouissons.
Il nous est ici demandé d'admettre les dispositions contenues dans le document
d'orientation de l'accord de Nouméa, dont certaines ne peuvent entrer dans le
cadre constitutionnel actuel.
A cet égard, la proposition visant à intégrer ces dispositions dans le corps
même de la Constitution va au-delà de l'argument juridique. Elle confirme notre
volonté de demeurer au sein de la République.
Il est en effet erroné de laisser entendre que notre territoire pourrait, dès
aujourd'hui, s'acheminer vers un processus autre que son émancipation.
Certes, l'accession à la pleine souveraineté, à l'issue d'une période de vingt
ans, est une possibilité, mais elle n'est pas inéluctable.
L'évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie ne sera que l'expression du
fait majoritaire. C'est un élément essentiel de ce compromis, une victoire
durable de la démocratie sur le langage de la force.
L'une des orientations que nous avons communément admises est de mieux prendre
en compte l'identité mélanésienne.
Cette volonté doit s'entendre selon une logique de reconnaissance de la
spécificité de la terre calédonienne vis-à-vis des premiers immigrants, ceux
que James Cook découvrit le 4 septembre 1774. Il ne s'agit en aucun cas
d'introduire une quelconque prééminence des Mélanésiens sur les autres
communautés !
Monsieur le président, mes chers collègues, la Nouvelle-Calédonie ne sera ni
une terre de discrimination ni une terre d'exclusion, car sa population a
toujours été consciente que sa diversité culturelle constitue une véritable
richesse. Terre française, pays des droits de l'homme, elle restera toujours
une terre d'accueil.
A travers l'accord de Nouméa, la légitimité de la présence de toutes les
communautés vivant sur le territoire est reconnue et ne pourra désormais être
contestée.
Le concept nouveau d'une citoyenneté calédonienne introduite par cet accord
n'est autre que l'instrument permettant la cohésion de cette société, qui s'est
jusque-là cherchée et dont les diverses composantes n'avaient jamais affirmé
aussi nettement leur volonté d'un destin commun.
Voilà à peine dix ans, pour les communautés de la Nouvelle-Calédonie, vivre
ensemble était plus perçu comme une fatalité que comme un acte délibéré.
Il est donc capital que la Haute Assemblée puisse accompagner cet élan de
fraternité, cette volonté de vivre ensemble, désormais clairement exprimée
grâce à l'accord de Nouméa.
L'expérience statutaire des accords de Matignon a été bénéfique à bien des
égards. Elle nous permet d'envisager aujourd'hui une rénovation des
institutions locales, dans le sens d'un meilleur fonctionnement et d'une plus
grande autonomie.
Nous conservons le principe de l'organisation en trois provinces, qui a très
nettement répondu aux aspirations des uns et des autres.
Les assemblées locales continueront de fonctionner en étroite relation avec
l'échelon territorial, grâce au système de la double représentativité de leurs
membres.
La grande innovation est l'adoption du principe d'un exécutif local, dont la
composition sera proportionnelle aux groupes politiques représentés au Congrès.
N'est-ce pas là le signe d'une maturité politique dont il faut se féliciter
?
De même, l'exercice d'un plus large domaine de compétence par le territoire,
voulu par les partenaires de l'accord, procède de l'expérience de partage que
nous venons de vivre par l'application de la loi référendaire de 1988 et qui
nous a permis d'appréhender les secteurs où les Calédoniens sont en mesure de
se prendre en main.
L'essentiel de l'accord de Nouméa est bien le fait qu'il ouvre la voie à vingt
ans de stabilité et de paix, et donc de prospérité.
Cette durée de vingt ans est une formidable garantie de vitalité économique
pour la Nouvelle-Calédonie, dont les forces vives vont pouvoir se mobiliser.
Il appartiendra aux Calédoniens, et en particulier aux Mélanésiens, de ne pas
rater ce rendez-vous qui leur est fixé par l'histoire. Ceux qui se sont
jusque-là cantonnés dans un rôle de victimes ne pourront plus être les «
éternelles victimes ». En effet, tous les moyens de réussir son émancipation
seront donnés demain à la Nouvelle-Calédonie, avec notre assentiment.
Monsieur le président, mes chers collègues, voter en faveur de ce projet de
loi constitutionnelle, c'est, en quelque sorte, parrainer ce que Jacques
Lafleur appelle un « contrat d'amitié », qui renforcera chez les générations
futures - j'en suis intimement persuadé - la volonté des Calédoniens de
demeurer au sein de la République française.
(Bravo ! et applaudissements prolongés sur les travées du RPR, des
Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur les travées
socialistes.)
M. le président.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les
reprendrons à seize heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures quarante, est reprise à seize heures,
sous la présidence de M. René Monory.)