ÉLOGE FUNÈBRE DE FRANÇOIS GIACOBBI,
SÉNATEUR DE HAUTE-CORSE
M. le président.
Mes chers collègues, je vais prononcer l'éloge de François Giacobbi.
(MM.
les ministres, Mmes et MM. les sénateurs se lèvent.)
C'est avec une profonde émotion que j'évoquerai devant vous le parcours de
François Giacobbi, disparu le 5 mars dernier. Le destin de ce républicain
vigilant, homme de courage et de générosité, était étroitement lié à celui de
la Corse, dont il partageait les espoirs et les tourments et qu'il a
représentée au sein de notre assemblée durant plus de trente ans.
Lorsque François Giacobbi voit le jour le 19 juillet 1919 dans la maison
familiale de Venaco, il est l'héritier et le dépositaire d'une longue
tradition. Des idées républicaines ont valu l'exil à l'un de ses ancêtres sous
le Second Empire. Son grand-Père, sénateur, compte parmi les fondateurs de la
IIIe République. Son père, Paul, fera partie des « Quatre-vingts », ces
parlementaires qui refuseront le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain.
L'itinéraire politique de François Giacobbi sera frappé au coin de ce
républicanisme intransigeant.
Etudiant à Paris, le jeune homme se destine à la carrière d'avocat. Ses études
de droit interrompues par la guerre, il s'engage dans la Résistance et combat
pour la liberté dans les maquis du Midi et du Vercors. C'est dans l'action
qu'il reprend à son compte avec foi et ardeur le patriotisme familial. A la
même époque, son père est condamné à mort par l'armée d'occupation pour son
activité dans la Résistance. Pudique, François Giacobbi n'évoquait guère cette
période, mais ses camarades de maquis sont les témoins d'un courage dont il ne
s'est jamais départi.
A la Libération, François Giacobbi exerce le métier de journaliste au
Télégraphe
, à l'
Action automobile
et à
Paris-Match
. De
retour en Corse après avoir repris ses études, il s'inscrit comme avocat au
barreau de Corte.
Il entre en politique en 1951, au conseil municipal de sa ville natale et
comme conseiller général du canton de Vezzani. C'est le début d'une longue et
brillante carrière, tout entière dévouée à la cause de la Corse et de ses
habitants, lesquels lui renouvelleront maintes fois leur confiance, dans les
assemblées locales comme au Parlement.
Appelé à la mairie de Venaco à la suite du décès de son père en 1951, François
Giacobbi ne quittera ce mandat que trente ans plus tard. Elu président du
conseil général de Corse, puis du conseil général de Haute-Corse, il assumera
cette fonction durant trente-trois ans. François Giacobbi présidera aussi le
conseil régional avant de siéger à l'assemblée de Corse.
De toute l'oeuvre accomplie par l'élu local, c'est sans doute de la création
du parc naturel régional, fruit de ses efforts, qu'il était le plus fier.
François Giacobbi fut un des premiers à promouvoir une idée encore neuve, la
protection de la nature, menacée en Corse par la récurrence des incendies et
par une urbanisation incontrôlée. Président de la fédération des parcs naturels
de France, président d'honneur des parcs européens, il voit son action
énergique couronnée par le prix de l'institut Goethe, la plus haute distinction
mondiale pour la protection de l'environnement.
En 1956, François Giacobbi est élu à l'Assemblée nationale. Le nouveau député
de Corse, membre du parti radical-socialiste, est bientôt appelé au
Gouvernement, comme sous-secrétaire d'Etat à la présidence du Conseil dans les
cabinets Bourgès-Maunoury et Gaillard, où il est chargé des relations avec le
Parlement.
En 1958, il fait campagne en faveur de la nouvelle Constitution. Secrétaire
général du parti radical-socialiste de 1960 à 1969, il anime la scène politique
nationale de sa forte présence.
Elu sénateur en 1962, François Giacobbi siège à la commission des affaires
culturelles, avant de rejoindre la commission des lois. Il y déploie ses
talents de juriste et fait entendre sa voix, pour affirmer sa foi dans les
valeurs de la République. Toujours au coeur des débats de principe, François
Giacobbi est très écouté de ses collègues, qui le portent à la vice-présidence
de la commission.
Passionné par les questions de sécurité, il prend une part active aux travaux
de deux commissions de contrôle, l'une sur la lutte contre le terrorisme en
1983, l'autre sur les services du ministère de l'intérieur en 1991. Confronté
au malaise de la population corse, il réprouve sans équivoque la violence, dont
il condamne toutes les manifestations. Il fait entendre ses convictions, sans
détour.
Ardent défenseur de la Constitution, François Giacobbi est convaincu que «
l'audace et la modernité consistent non pas à la réformer, mais à l'appliquer
», tout particulièrement lorsque la Corse est en question.
Chacun se souvient ici de son intervention à la tribune lors du débat sur le
statut de l'île en 1991. Il combat pied à pied l'inscription dans la loi des
termes : « peuple corse composante du peuple français ». Le Conseil
constitionnel lui donnera raison.
J'ai eu l'occasion, à plusieurs reprises, de m'en entretenir longuement avec
lui. Il m'expliquera, avec la fougue et la passion qui le caractérisaient, les
raisons de sa virulence. Dans la violence qui a meurtri la Corse ces dernières
années, il voit le spectre de la haine liberticide que, jeune maquisard, il a
tant combattue. Voilà ce que fait revivre en lui ce débat qui divise les fils
de la Corse, sa terre. L'amour de la liberté, qu'il a failli payer de sa vie,
avec un grand courage, justifie sa passion oratoire et ses prises de position,
dont la clarté est respectée sur tous les bancs.
L'avenir, pour lui, est ailleurs. Il passe par la promotion d'une réelle
égalité des chances. « Les Corses revendiquent non pas le droit à la
différence, mais le droit à la ressemblance », affirme-t-il. Et il défendra
cette idée, avec le franc-parler dont il était coutumier.
L'appartenance de la Corse à la République est, pour lui, un principe
intangible qui ne souffre aucune concession. « Lorsque, élu de la Corse, je
m'exprime à cette tribune, dit-il, c'est en ma qualité de représentant du
peuple français tout entier. »
François Giacobbi combat avec la même vigueur et la même conviction toute
atteinte aux droits du Parlement, à ses yeux trop souvent négligés. Il voit
dans la représentation nationale un rempart contre la démagogie et la
concentration du pouvoir. Il dénonce l'inflation législative, source de
complexité et de confusion pour le citoyen. Il défend avec fermeté le
bicamérisme, tout particulièrement les prérogatives du Sénat dans la procédure
de révision de la Constitution. Pour lui, la République ne se conçoit pas sans
le Sénat, comme il l'a montré en intervenant avec force dans le débat
constitutionnel de 1969.
Homme de conviction, homme de caractère, François Giacobbi manifestait la même
aisance dans les actions de terrain que dans le combat national.
Sa curiosité intellectuelle, son énergie, confortées au spectacle de la
montagne corse dont il ne se lassait jamais, ouvraient un champ inépuisable à
de multiples activités qu'il pratiquait en amateur éclairé. Passionné de sport,
il était à ses heures poète et musicien.
Fidèle à ses amis autant qu'à ses principes, il savait faire partager son
amour de la Corse, de ses habitants, de ses paysages. Ses collègues de la
commission des lois ont pu apprécier la chaleur de son hospitalité et s'en
souviennent encore.
François Giacobbi nous a quittés, mais les valeurs politiques et personnelles
qu'il incarnait demeurent.
Au nom du Sénat, j'assure de notre solidarité ses enfants, sa famille et ses
amis du groupe du Rassemblement démocratique et social européen. Je rends
hommage à la mémoire d'un homme généreux qui aura toujours posé en préalable
les principes de la République.
M. Emile Zuccarelli,
ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de la
décentralisation.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le ministre.
M. Emile Zuccarelli,
ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de la
décentralisation.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les
sénateurs, je voudrais, au nom du Gouvernement, m'associer à l'hommage rendu
aujourd'hui à François Giacobbi. Puis-je ajouter que je reçois cette mission
avec une réelle émotion et comme un grand honneur ; on sait les liens qui
m'unissaient à votre collègue disparu, dont la personnalité, la stature ont
compté dans mon existence comme elles ont marqué tous ceux qui l'ont connu.
L'intelligence vive, l'esprit de synthèse, la verve et l'éloquence, tous les
domaines lui étaient ouverts au lendemain d'une guerre exemplaire dans les
maquis du Sud-Est. Il devient journaliste, mais deux générations de
parlementaires l'ont précédé et il entre en politique en 1951 dans un
engagement total où il révélera une vertu supplémentaire et rare : le
caractère.
Ce caractère, qui avait conduit son père Paul, qui fut lui-même ministre, à
refuser en 1940 - ils étaient peu nombreux - les pleins pouvoirs au maréchal
Pétain, François Giacobbi le démontrera tout au long de sa vie.
Vous avez rappelé, monsieur le président, cette carrière d'un demi-siècle,
riche de tant de fonctions brillamment remplies, au Gouvernement de la France,
dans les ministères Bourgès-Maunoury et Félix Gaillard, en charge des relations
avec le Parlement, mais aussi dans les mandats locaux en Corse, où ce jacobin
proclamé assumera pleinement la décentralisation qu'il appelait de ses voeux ;
il y témoignera d'un esprit novateur dans les domaines les plus divers comme la
protection de l'environnement - vous y avez fait allusion, monsieur le
président - où, précurseur, son action pour les parcs naturels lui vaudra la
grande distinction internationale qu'est la médaille Goethe.
Vous avez évoqué le bref passage à l'assemblée nationale et, bien sûr, les
trente-cinq années passées au Sénat où son travail, sa compétence, la force de
ses interventions sont dans toutes les mémoires.
Si sa longévité politique lui faisait prêter quelque habileté manoeuvrière,
François Giacobbi répondait en riant : « Le comble du machiavélisme, c'est la
ligne droite ». En effet, il fut d'abord un homme de constance dans ses choix,
dans sa fidélité à son parti, dans sa fidélité à l'idéal républicain dont, féru
d'histoire et de droit constitutionnel, il avait une conception exigeante et
longuement méditée.
Il était fier du message universel et humaniste de la France.
Lorsque surviendront, dans cette Corse qu'il connaît en profondeur et qu'il
aime passionnément, les troubles que l'on sait, il affirmera le premier que
l'avenir de l'île et même la sauvegarde de son identité culturelle passent par
la démocratie, hors de toute violence, dans le cadre républicain un et
indivisible.
Le combat pour la République en Corse est d'ailleurs, à ses yeux, un combat
pour la République, tout simplement. Il le mènera jusqu'à son dernier souffle,
avec un courage et une pugnacité extraordinaires, qui lui vaudront, bien sûr,
quelques farouches oppositions mais aussi le respect unanime, et l'Histoire
dira combien il lui est dû que l'essentiel ait été préservé.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la République a
perdu, avec François Giacobbi, un grand serviteur. Le Gouvernement salue sa
mémoire et adresse à sa famille l'expression de sa profonde et amicale
sympathie.
M. le président.
Mes chers collègues, conformément à la tradition, en signe de deuil, nous
allons interrompre nos travaux pendant quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures quinze, est reprise à seize heures
vingt-cinq, sous la présidence de M. Jacques Valade.)