C. LA PRÉVENTION DU CHANGEMENT CLIMATIQUE : NOUVEL ATOUT DU NUCLÉAIRE ?
Dans le
débat européen sur le nucléaire, la problématique
la prévention de la modification du climat de la planète
apparaît comme un nouvel atout pour cette forme d'énergie.
Le nucléaire peut en effet contribuer de manière importante
à la réduction des émissions de gaz à effet de
serre, pour laquelle l'Union européenne a pris des engagements
internationaux contraignants. Mais cet atout nouveau, qui ne peut certes pas
annuler tous les inconvénients du nucléaire, tarde de
manière incompréhensible à être sérieusement
pris en compte.
Votre rapporteur s'appuiera notamment sur l'excellent rapport relatif aux
outils économiques de maîtrise des émissions de gaz
à effet de serre fait en mai 1999 par M. Serge Lepeltier, dans le
cadre de la Délégation du Sénat pour la planification
(30(
*
))
.
1. Le nucléaire, une énergie " propre "
a) La question du changement climatique
Débattue au niveau international depuis la
conférence
de Rio en 1992, la réalité d'un changement climatique de la
planète due à l'activité humaine ne fait aujourd'hui plus
de doute.
Le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur
l'évolution du climat (GIEC), constitué sous l'égide du
Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE) et de l'Organisation
météorologique Mondiale (OMM), conclut très nettement que
l'accumulation de gaz à effet de serre dans l'atmosphère tend
à modifier le climat.
Les gaz à effet de serre sont très divers. La contribution du gaz
carbonique (CO
2
) à ce phénomène climatique est
de loin la plus importante, en raison des volumes produits.
Le GIEC a mis en évidence de nombreuses " anomalies
statistiques " dans l'évolution récente du climat et estime
que la température moyenne à la surface de la terre a
augmenté de 0,3 à 0,6° C depuis l'ère
préindustrielle, les effets de ce réchauffement ayant
été jusqu'à présent en partie masqués par
l'inertie thermique des océans.
En l'absence de mesures énergiques de maîtrise des
émissions de gaz à effet de serre, le GIEC estime que la
température moyenne à la surface de la terre pourrait
s'accroître encore de + 1° C à + 3,5° C entre 1990 et
2100, ce qui représenterait une élévation de 20
centimètres à 1 mètre du niveau des mers et amplifierait
les perturbations climatiques.
b) Une contribution négligeable du nucléaire aux émissions de CO2
Face
à ce risque climatique, les partisans de l'énergie
nucléaire peuvent faire valoir que celle-ci ne contribue pratiquement
pas à l'émission de gaz à effet de serre.
A la différence des énergies fossiles, les centrales
nucléaires ne produisent aucun CO
2
lors de leur
fonctionnement. Et même si l'on prend en compte les émissions
liées à l'extraction des combustibles et à la construction
des installations, le bilan pour la production de CO
2
des
différentes filières de production d'électricité
est encore très favorable au nucléaire.
Le
nucléaire peut donc aider à la lutte contre le
réchauffement climatique, même s'il n'a pas été
initialement développé pour cette raison.
En France, le programme nucléaire a permis de diminuer les
émissions de gaz carbonique d'environ 40 % par rapport à ce
qu'elles auraient été avec des centrales thermiques classiques,
soit 350 millions de tonnes de CO
2
évitées par an.
Le choix du nucléaire, venant s'ajouter à un parc
hydroélectrique important, place la France parmi les pays les plus
" vertueux " dans les négociations internationales sur l'effet
de serre. Rapportées au PIB, ses émissions de CO
2
la
classent dernière des pays du G7, et loin derrière la Russie ou
la Chine. Alors qu'un Américain émet près de 20 tonnes de
CO
2
par an, un Allemand en émet environ la moitié, et
un Français seulement le tiers.
A l'échelle mondiale, le nucléaire permet d'éviter le
rejet de 2,1 milliards de tonnes de CO
2
par an, dont 800
millions de tonnes en Europe occidentale.
2. Les engagements internationaux de l'Union européenne
a) Les objectifs peu contraignants de la conférence de Rio
La
convention-cadre sur le changement climatique adoptée le 9 mai 1992
au sommet de Rio a été ratifiée par 171 Etats, dont tous
les Etats membres de l'Union européenne, qui en est également
signataire à part entière.
Cette convention-cadre, qui n'est pas très contraignante, pose seulement
le principe d'une responsabilité commune et définit les principes
qui doivent guider l'action de la communauté internationale :
publication d'inventaires nationaux des émissions de gaz à effet
de serre ; coopération en matière de recherche
scientifique ; intégration des considérations liées
au changement climatique dans les politiques sociales, économiques et
environnementales.
Toutefois, les Etats signataires figurant à l'annexe I, qui sont les
pays développés et les pays en transition vers une
économie de marché, s'engageaient à ramener en 2000 leurs
émissions de gaz à effet de serre au niveau de 1990. Cette clause
donnait satisfaction à l'Union européenne, qui souhaitait faire
référence à un calendrier et à des objectifs
quantitatif précis, alors que les Etats-Unis défendaient une
approche globale restant dans le vague.
Ces engagements quantifiés, dénués de mécanisme
de contrôle et de sanction, ne seront pas respectés par les pays
dits " de l'Annexe I ". En 2000, les émissions des Etats-Unis
devraient se retrouver supérieures de 15 % à leur niveau de 1990,
et celles de l'Union européenne de 5 %.
b) Les engagements quantifiés du protocole de Kyoto
La
troisième session de la conférence des parties à la
convention-cadre sur le changement climatique qui s'est tenue à Kyoto en
décembre 1997 avait donc pour ordre du jour l'adoption de nouveaux
engagements plus contraignants.
L'accord conclu à l'issue de ce sommet, dit " protocole de
Kyoto " comporte un engagement, de la part des pays industrialisés
et en transition de l'annexe I, de réduire ou de limiter sur la
période 2008-2012 les émissions de six gaz à effet de
serre, exprimées en équivalent CO
2
.
En moyenne, ces engagements consistent pour les pays industrialisés
à réduire leurs émissions sur la période de 5 % par
rapport au niveau de référence de 1990. Les émissions des
pays concernés seraient ainsi réduites de près de 30 % par
rapport à leur tendance spontanée.
La répartition de cet engagement global entre les pays de l'annexe I
n'est pas uniforme, mais tient compte de leurs situations économiques et
de leur bilans énergétiques.
L'engagement pris par l'Union européenne, au nom de l'ensemble de des
Etats membres, est une réduction de ses émissions de gaz à
effet de serre de 8 % en 2012 par rapport à 1990.
Cet engagement européen de réduction a été ensuite
réparti de manière différenciée entre les Etats
membres, par un accord interne à l'Union
(31(
*
))
.
3. Un atout qui tarde à se concrétiser
a) L'impossible accord sur le projet d'écotaxe
Les
émissions de gaz à effet de serre présentent un coût
pour la collectivité qui n'est pas reflété dans les prix
actuels des énergies fossiles. Cette externalité négative
conduit à une surconsommation d'énergie et à des
émissions de CO
2
préjudiciables au bien-être
collectif.
Dès lors, il serait légitime de modifier, par l'instauration
d'une taxe spécifique, le système des prix relatifs afin de
répercuter vers les agents économiques le coût réel
de leurs émissions de gaz à effet de serre. Cette taxation qui
satisfait au principe pollueur/payeur, en rétablissant la
vérité des prix, améliore le fonctionnement du
marché.
Il est évident qu'une telle taxe sur le CO
2
avantagerait
l'énergie nucléaire par rapport à ses concurrentes
fossiles. Dès lors, la question de la compétitivité
économique du nucléaire ne ferait plus aucun doute.
Toutefois, l'introduction d'une telle taxe sur les émissions de CO
2
doit être coordonnée à l'échelle
internationale, si l'on veut éviter qu'elle ne produise des distorsions
de concurrence préjudiciables aux industries nationales.
C'est pourquoi la Commission européenne a présenté en 1992
un projet de directive portant création d'une écotaxe sur les
produits énergétiques, assise pour moitié sur leur contenu
en carbone et pour moitié sur leur contenu énergétique. Le
montant de cette écotaxe mixte CO
2
/énergie devait
être graduellement augmenté, pour atteindre 10 $ par
équivalent baril.
Trois arguments justifiaient, selon la Commission, le choix d'une assiette
mixte :
- une assiette mixte incite à économiser l'ensemble des
énergies, favorisant ainsi à long terme l'intensité
énergétique ;
- une taxe assise uniquement sur le contenu en CO
2
des produits
énergétiques aurait conféré un
avantage
comparatif excessif à l'énergie nucléaire
, alors que
les externalités négatives liées à la
filière électronucléaires sont mal
maîtrisées ;
- enfin, une taxe assise sur le seul contenu en CO
2
aurait
donné un
avantage trop important à la France
, dont la
production d'électricité repose essentiellement sur les
énergies hydraulique et nucléaire, au détriment des autres
pays européens qui produisent davantage leur électricité
à partir d'énergies fossiles. Les exportations d'EDF s'en
trouveraient stimulées, tandis que les industries lourdes
françaises bénéficieraient d'un avantage concurrentiel
considérable.
Ce projet d'écotaxe a rencontré l'opposition de l'Espagne, de
la France et du Royaume Uni. Le processus d'adoption de la proposition de
directive est depuis bloqué, et le Conseil a invité la Commission
à reformuler sa proposition.
b) Une situation inéquitable pour la France
L'absence actuelle de prise en compte de l'apport du
nucléaire dans le débat communautaire sur le changement
climatique aboutit à une situation paradoxale, et dans une certaine
mesure injuste pour le grand exportateur européen
d'électricité d'origine nucléaire qu'est la France.
En effet, les objectifs de Kyoto ont été fixés moins en
fonction des niveaux d'émission de CO
2
par habitant ou par
unité de PIB, qu'en fonction des bilans énergétiques
existants et des possibilités concrètes de réduction des
émissions de gaz à effet de serre dans les différents pays.
De ce fait, un pays comme la France, dont l'essentiel de
l'électricité est d'origine nucléaire ou hydraulique, a
paradoxalement moins de marges de manoeuvre que des pays émettant
beaucoup de CO
2
, comme l'Allemagne ou l'Italie.
Pour respecter
son engagement de ramener ses émissions de CO
2
à leur
niveau de 1990, la France ne peut guère substituer des sources
d'énergie moins polluantes à ses sources d'énergie
actuelles.
Elle doit compter sur une amélioration de son
efficacité énergétique, ce qui est beaucoup plus
compliqué et coûteux.
Non seulement la France n'est pas créditée du fait qu'elle
contribue à limiter le volume global des émissions de
CO
2
dans l'Union européenne par sa production massive
d'électricité d'origine nucléaire mais, selon le rapport
précité de la Délégation du Sénat pour la
planification, elle aura vraisemblablement besoin de recourir à l'achat
des
permis d'émission
prévus par le protocole de Kyoto.
Dans son récent Livre vert sur un système communautaire
d'échange de droits d'émission des gaz à effet de serre
(32(
*
))
, la Commission
européenne préconise de mettre en place au sein de l'Union
européenne un cadre cohérent et coordonné pour l'achat
entre Etats membres des " droits à polluer " que constituent
les quotas nationaux de CO
2
. Le prix moyen d'échange des
quotas serait d'environ 33 euros par tonne de CO
2
.
La France pourrait ainsi se trouver dans la situation paradoxale de devoir
racheter des quotas de CO
2
à d'autres Etats membres qui
satisferaient leurs propres objectifs de réduction en accroissant leurs
importations d'électricité nucléaire d'origine
française.
Rappelons que l'Italie, qui a renoncé par
référendum à l'énergie nucléaire en 1987,
importe chaque année de la France l'équivalent de la production
d'électricité de trois tranches nucléaires.
Le tableau ci-dessous retrace les échanges d'électricité
entre les quinze Etats membres de l'Union européenne, excepté
l'Irlande qui ne fait pas partie de l'Union pour la Coordination de la
Production et le Transport de l'Electricité (UCPTE). Ces échanges
diversifiés sont en partie motivés par des impératifs
techniques de " bouclage " des réseaux nationaux, seuls les
soldes nets étant vraiment représentatifs des stratégies
commerciales.
La
France apparaît comme le premier exportateur net
d'électricité, tandis que l'Italie est le premier importateur
net. Deux autres importateurs considérables sont les Pays-Bas et le
Royaume-Uni. La situation de la Suède, qui était encore en 1998
le deuxième exportateur net de l'Union, a été remise en
cause par la fermeture de la centrale nucléaire de Barsebäck :
en 2001, elle devrait avoir un solde net déficitaire de 4.600 GWh.
Votre rapporteur considère que les flux d'électricité
entre les Etats membres de l'Union européenne ne sont pas neutres au
regard de la politique communautaire de réduction des émissions
de gaz à effet de serre.
Il ne serait pas aberrant que les ventes d'électricité d'origine
nucléaire donnent lieu à un partage des gains en termes de quotas
de CO
2
entre le pays exportateur et le pays importateur,
conformément au principe de " mise en oeuvre conjointe "
prévu par le protocole de Kyoto.
Certes, les Etats membres qui importent de France de
l'électricité d'origine nucléaire la payent à son
juste prix. Mais ils ne supportent pas les coûts de recherche et
d'investissement initiaux, et surtout n'ont pas à prendre en charge les
déchets radioactifs afférents.
En tout état de cause, votre rapporteur estime que les Etats membres
opposés au nucléaire doivent clarifier leur attitude, et mettre
leurs actes en accord avec leurs déclarations. Ainsi, l'Autriche
continue d'importer de l'électricité des pays d'Europe de l'Est,
dont elle critique par ailleurs les centrales nucléaires peu
sûres.
c) Le refus de prendre en compte l'atout climatique du nucléaire
En
dépit des efforts de l'industrie nucléaire
représentée à Bruxelles par le FORATOM (forum atomique) et
de l'Agence pour l'énergie nucléaire de l'OCDE, l'option
nucléaire n'est pour l'instant pas prise sérieusement en compte
dans le débat communautaire sur le réchauffement climatique.
Par eux-mêmes, la convention de Rio et le protocole de Kyoto ne
privilégient pas expressément une source d'énergie
plutôt qu'une autre pour parvenir à la réduction des
émissions de gaz à effet de serre. Les Etats signataires restent
libres des moyens à employer afin de respecter leurs engagements.
Or, rien dans la réflexion conduite par la Commission
européenne sur la prévention du changement climatique ne fait
référence à un éventuel renforcement de la
contribution de l'énergie nucléaire à la réduction
des émissions de CO
2
.
Dans sa communication de mai 1997 préparatoire à la
conférence de Kyoto
(33(
*
))
,
la Commission préconise surtout le développement des
énergies renouvelables et le renforcement de l'efficacité
énergétique.
En ce qui concerne le nucléaire, elle se contente de prendre
brièvement acte de son apport, manifestement à contrecoeur :
"
la contribution que l'énergie nucléaire a
apportée dans la limitation des gaz à effet de serre doit
être mentionnée. Selon les projets actuels, la puissance
électronucléaire installée dans la Communauté ne
devrait progresser que légèrement dans les années qui
viennent. On peut s'attendre à ce que, d'ici à 2010,
l'énergie nucléaire contribue encore - bien que dans une moindre
mesure - à limiter les croissances des émissions de gaz à
effet de serre. Après 2010 un certain nombre de centrales
nucléaires seront décommissionnées
".
Quant au Parlement européen, à l'issue de la cinquième
conférence des parties à la convention de Rio qui s'est tenue
à Bonn en novembre 1999, il a adopté une résolution selon
laquelle "
l'énergie nucléaire n'est pas une source
d'énergie durable et ne devrait dès lors pas être prise en
compte dans les mécanismes souples de Kyoto, comme le mécanisme
de développement propre
". Cette résolution a
été adoptée par 250 voix contre 190.
Votre rapporteur considère que cette résolution du Parlement
européen relève d'une attitude dogmatique car, quels que soient
les défauts de l'énergie nucléaire, c'est un fait
indéniable qu'elle contribue à limiter le volume des
émissions de CO
2
. Le nucléaire reste donc encore un
tabou dans les débats européens.
Pourtant, une évolution est perceptible depuis peu au sein de la
Commission, avec les déclarations de la nouvelle commissaire
chargée de l'énergie, Mme Loyola de Palacio, qui veut un large
débat sur les choix de la politique énergétique
européenne au regard des engagements de Kyoto.
Bien plus, le Président de la Commission lui-même,
M. Romano Prodi, a estimé dans sa récente
réponse au Ministre-Président de Bavière
que
la fermeture des centrales nucléaires allemandes
"
nécessitera des efforts accrus dans les domaines des
énergies renouvelables et de l'efficacité
énergétique afin d'atteindre l'objectif de Kyoto
".
Il reste à savoir si ces prises de position individuelles se traduiront
en actes communautaires, ce qui suppose qu'elles trouvent d'abord une
majorité parmi les membres de la Commission, puis au sein du Conseil et
du Parlement européen.
Plus curieusement, un groupement d'écologistes suédois s'est
récemment prononcé en faveur de l'énergie
nucléaire, considérant la fermeture de la centrale de
Barsebäck comme une décision irresponsable au regard de la lutte
contre l'effet de serre. On ne peut exclure que cette prise de position
originale préfigure un retournement d'opinion plus vaste au sein de la
mouvance écologiste dans l'Union européenne.
Mais pour l'instant, les émissions de CO
2
tendent à
augmenter plutôt qu'à diminuer en Europe, et les objectifs de
réduction que l'Union européenne s'est fixés apparaissent
de plus en plus difficiles à tenir dans les délais prévus.
Il faudra bientôt l'admettre et en tirer certaines conséquences
pratiques. L'heure de vérité est proche, car la Commission
européenne prépare dès aujourd'hui le prochain rendez-vous
sur la mise en oeuvre du Protocole de Kyoto, prévu en 2002.
Votre rapporteur ne prétend pas que les atouts climatiques du
nucléaire feraient disparaître comme par enchantement ses
inconvénients environnementaux, et suffiraient à justifier sa
" rédemption " aux yeux d'une opinion publique
européenne méfiante.
Il considère simplement que, dans une approche pragmatique et
responsable, tous les aspects de l'énergie nucléaire doivent
être sincèrement pris en compte. Tel n'est pas encore le cas
aujourd'hui.
Mais l'appréciation finale restera toujours de nature politique. Encore
faut-il avoir clairement conscience, avant de trancher, qu'en l'état
actuel des besoins et des technologies énergétiques, refuser le
nucléaire c'est choisir l'effet de serre.