C. UNE FILIÈRE ÉNERGÉTIQUE COMPÉTITIVE
La
controverse relative à l'énergie nucléaire ne porte pas
uniquement sur ses risques et ses inconvénients, mais aussi sur son
intérêt économique intrinsèque.
Les partisans du nucléaire font valoir que cette filière
énergétique permet de produire de l'électricité en
masse et à bas prix. Ses adversaires estiment qu'elle n'est pas si
rentable lorsque l'on prend en compte la totalité des coûts. Votre
rapporteur a donc cherché à se faire une opinion sur ce point
essentiel du débat.
Après avoir rappelé l'enjeu que représente l'industrie
nucléaire européenne, il convient d'examiner les bases de la
compétitivité de la filière électronucléaire
par rapport aux autres sources de production d'électricité, et
les conséquences de la libéralisation du marché
européen de l'électricité.
1. Une industrie concentrée et exportatrice
Les entreprises productrices d'électricité qui exploitent des centrales nucléaires sont, par définition, réparties dans les huit Etats membres qui ont fait ce choix énergétique. Mais l'industrie nucléaire proprement dite, qui fournit à ces entreprises les réacteurs et le combustible, est bien plus concentrée et n'intéresse en fait qu'un très petit nombre de pays européens.
a) Une concentration croissante pour la construction de réacteurs
Jusqu'à très récemment, les constructeurs
de
centrales nucléaires étaient au nombre de trois seulement dans
l'Union européenne : Framatome (France), Siemens (Allemagne) et
Asean Brown Boveri (Suède/Suisse).
Chacune de ces trois entreprises a forgé sa compétence sur son
marché national respectif avant de s'internationaliser par des
exportations ou des participations. Framatome a acquis une expérience
précieuse dans les réacteurs à eau pressurisée
(REP), grâce à la standardisation sans équivalent du
programme nucléaire français, tandis que ABB est le
spécialiste européen des réacteurs à eau bouillante
(REB) et que Siemens maîtrise les deux technologies.
La concentration de ce secteur d'activité, déjà forte,
est en train de se renforcer.
En effet, Framatome et Siemens ont
annoncé en décembre 1999 leur intention de fusionner leurs
activités nucléaires dans une société
contrôlée à 66 % par la première. Les deux
entreprises collaboraient déjà au sein d'une filière
commune, Nuclear Power International, pour le développement de
l'European Pressurized water Reactor (EPR).
Ce rapprochement, qui doit
encore recevoir l'aval de la Commission européenne, portera le nouveau
groupe au premier rang mondial, devant les américains Westinghouse et
General Electric et le canadien Candu reactors.
En 1999, le chiffre d'affaires de Framatome dans le domaine nucléaire
devrait être de 2 milliards d'euros, pour un effectif de
9 000 personnes. Pour Siemens, le chiffre d'affaires serait de
1,1 milliard d'euros et le nombre d'employés de 4 100.
La décision du gouvernement allemand d'abandonner le nucléaire,
comme l'absence de décision du gouvernement français relative au
lancement d'un premier prototype de l'EPR, n'ont sans doute pas
été étrangères à la décision de
Siemens de se séparer de ses activités nucléaires.
Quasi simultanément, le 30 décembre 1999, ABB a rendu publique
son intention de céder ses activités nucléaires à
British Nuclear Fuels Limited (BNFL). Le prix de vente serait de
3,1 milliards de francs, ce qui correspond à un an de chiffre
d'affaires, et 3 000 salariés sont concernés.
BNFL, dont le métier d'origine est le traitement du combustible,
s'était déjà diversifiée au mois de mars 1999, en
rachetant les activités nucléaires du constructeur
américain Westinghouse.
Framatome était également
intéressée par le rachat des activités nucléaires
d'ABB mais a dû renoncer, car une concentration Framatome-Siemens-ABB
dans ce secteur se serait vraisemblablement heurtée au veto de la
Commission européenne.
Celle-ci n'a pas encore donné son aval
aux deux concentrations annoncées.
b) Un quasi duopole pour la production de combustibles nucléaires
Dans le
secteur des combustibles, la concentration de l'industrie nucléaire
européenne est aussi grande que dans celui de la construction des
réacteurs. Il convient de distinguer ici selon les différentes
étapes du cycle du combustible.
1. Pour la
production d'uranium naturel
, la Cogema est le seul
producteur européen, avec une production de 6000 tonnes qui la situe au
deuxième rang mondial, derrière le canadien Cameco (10 500
tonnes).
2. Pour la
conversion des concentrés d'uranium
en
hexafluorure d'uranium, opération nécessaire préalable
à l'enrichissement du minerai, cinq grands convertisseurs couvrent la
quasi-totalité du marché mondial. Le numéro un mondial est
la Cogema, via sa filiale Comurhex. Au sein de l'Union européenne, seul
BNFL possède également des capacités de conversion.
Capacités annuelles de conversion de l'uranium dans
l'Union
(en tonnes)
|
1995 |
2000 |
France (Comurhex) |
14 000 |
15 500 |
Royaume-Uni (BNFL) |
6 000 |
6 000 |
Source : Commission européenne - PINC 96
3. En ce qui concerne
l'
enrichissement de l'uranium
, deux
consortiums internationaux se partagent le marché européen :
Eurodif, sous contrôle majoritaire français, et Urenco, consortium
néerlando-germano-britannique.
Capacités annuelles d'enrichissement de l'uranium dans
l'Union
(en 10 3 Unités de Travail de Séparation (UTS)
|
1995 |
2000 |
2010 |
France (Eurodif) |
10 800 |
10 800 |
1 0 800 |
Allemagne/Pays-Bas/Royaume-Uni (Urenco) |
3 450 |
4 000 |
4 500 |
Source : Commission européenne - PINC 96
4. La
fabrication des combustibles
est l'étape du cycle de
l'uranium qui était jusqu'à présent la moins
concentrée dans l'Union européenne, puisque l'on compte cinq
entreprises productrices : FBFC, filiale commune de Framatome et Cogema en
France et en Belgique ; Siemens en Allemagne, Enusa en Espagne, ABB Atom
en Suède et BNFL au Royaume-Uni.
Capacités annuelles de fabrication de
combustible
à base d'uranium dans l'Union
(en tonnes de métal lourd)
|
1995 |
2000 |
France/Belgique (FBFC-Cogema) |
1 550 |
1 550 |
Allemagne (Siemens) |
950 |
400 |
Espagne (ENUSA) |
220 |
250 |
Suède (ABB Atom) |
400 |
600 |
Royaume-Uni (BNFL) |
1 920 |
1 920 |
Source : Commission européenne - PINC 96
5. Pour la
fabrication de combustible MOX
, par recyclage du
plutonium présent dans les combustibles usés, la Cogema est la
seule entreprise européenne disposant de capacités
opérationnelles, soit 190 tonnes par an dans ses trois usines de
Cadarache, Marcoule et Ressel. Toutefois, BNFL envisage de mettre bientôt
en service une unité de production d'une capacité de 120 tonnes
par an dans son usine de Sellafield.
6. Enfin, pour le
retraitement des combustibles usés
, la
Cogema et BNFL sont les deux seules entreprises européennes à
disposer de capacités industrielles sur leurs sites respectifs de La
Hague (1 600 tonnes par an) et Sellafield (900 tonnes par an).
Ainsi, dans le secteur des combustibles nucléaires, la Cogema est la
seule entreprise de l'Union européenne présente à toutes
les étapes du cycle, avec une position à chaque fois dominante.
La décomposition de son chiffre d'affaires par activité est donc
particulièrement significative.
Chiffre d'affaires 1998 de la Cogema par activité
|
en MF |
en M€ |
Mines |
2 851 |
435 |
Enrichissement |
7 871 |
1 200 |
Combustibles |
2 582 |
394 |
Retraitement |
14 712 |
2 243 |
Ingénierie et services |
3 421 |
521 |
TOTAL |
31 437 |
4 793 |
Source : Cogema
L'autre grande entreprise européenne spécialisée dans les
combustibles nucléaires, le britannique BNFL, avait un chiffre
d'affaires moitié moindre en 1998, de 1,487 milliard de livres.
c) Une industrie pourvoyeuse d'emplois et exportatrice
Le
Programme indicatif nucléaire pour la Communauté (PINC)
adopté en 1996 par la Commission relève que
" plus de 90
% du coût de l'énergie nucléaire correspond à des
services fournis par des opérateurs économiques de l'Union
européenne. Ce secteur a donc largement recours, directement ou
indirectement, à la main-d'oeuvre indigène ".
Selon cette même source, le cycle du combustible, la construction des
centrales nucléaires, les services et les équipements de
l'industrie nucléaire, la production d'électricité et les
organismes de sûreté fournissent plus de 220 000 emplois,
souvent hautement qualifiés, dont 100 000 en France, 40 000 en
Allemagne, 40 000 au Royaume-Uni, 15 000 en Espagne, 10 000 en
Belgique, 7 000 en Suède et 4 000 en Finlande.
A la fois
directement et indirectement, l'industrie nucléaire procure du travail
à 400 000 personnes en Europe.
Les emplois chez les producteurs d'électricité, qui sont les plus
nombreux, ne sont pas vraiment spécifiques à l'industrie
nucléaire. En effet, les exploitants ont besoin de personnel aussi bien
dans les centrales thermiques classiques que dans les centrales
nucléaires.
Toutefois, la " teneur en emplois " de la filière
nucléaire est plus élevée en exploitation que celle de la
filière gaz : 105 emplois par TWh/an pour la première,
contre 70-85 emplois par TWh/an pour la seconde. La filière charbon fait
un peu mieux, avec 100 emplois par TWh/an, en raison de l'intensité en
emplois des activités d'extraction. Mais, compte tenu du déclin
des mines de charbon européennes, il s'agit d'emplois localisés
dans des pays tiers.
Pourvoyeuse d'emplois, l'industrie nucléaire européenne est
aussi exportatrice.
S'agissant des ventes de centrales à l'étranger, le marché
mondial s'est rétréci en raison du gel des programmes
nucléaires dans la plupart des pays concernés, sauf en Asie.
Néanmoins, les constructeurs européens, forts de leur
savoir-faire technologique, parviennent encore à emporter des
marchés face à leurs concurrents américains, russes et
canadiens.
Framatome a exporté deux tranches nucléaires en Afrique du Sud,
deux en Corée et deux en Chine, où il est en train d'en
construire deux autres. ABB est en train de construire deux tranches
nucléaires en Corée du Sud. Siemens a exporté une tranche
nucléaire au Brésil et une en Argentine, où elle est en
train d'en construire une autre.
Mais, indépendamment des ventes de centrales neuves qui deviennent
rares, les constructeurs européens exportent des équipements,
ainsi que des services de conseil et de maintenance pour le parc
installé. Ainsi, dans le chiffre d'affaires nucléaire de
Framatome, les services représentent 24 % et les équipements
28 %, alors que la part des réalisations nouvelles n'est que de
11 % (le solde de 38 % correspond au combustible nucléaire).
S'agissant des combustibles nucléaires, la répartition du chiffre
d'affaires de la Cogema est caractéristique des capacités
exportatrices de ce secteur. Avec un montant de 12,7 milliards de francs en
1998, les ventes à l'étranger de la Cogema représentent
40 % de son chiffre d'affaires total. La répartition
géographique de ces exportations est retracée dans le tableau
suivant :
Répartition géographique des exportations de la Cogema en 1998
|
en MF |
en M€ |
Europe |
5 930 |
904 |
Asie |
4 274 |
652 |
Amérique du Nord |
1 930 |
294 |
Autres pays |
586 |
89 |
TOTAL |
12 720 |
1 939 |
Source : Cogema
Cette même année, BNFL a réalisé 490 millions de
livres d'exportations, soit 33 % de son chiffre d'affaires.
Ce rapide tour d'horizon montre que les enjeux purement industriels du
nucléaire en Europe, même s'ils ne sont pas déterminants
aux yeux des adversaires de cette filière énergétique,
sont néanmoins importants.
Votre rapporteur relève toutefois qu'un très petit nombre d'Etats
membres est intéressé à ces aspects industriels, encore
inférieur à celui des Etats membres concernés par
l'exploitation de centrales nucléaires. En pratique, après la
cession des activités nucléaires d'ABB à BNFL et la fusion
de celles de Siemens et Framatome, l'Europe se retrouvera dans une situation de
quasi duopole franco-britannique.
Ce fait politiquement important ne doit jamais être perdu de vue par tout
observateur du débat sur l'énergie nucléaire au sein de
l'Union européenne.
2. Les bases de la compétitivité du nucléaire
Rappelons que la décision prise par certains pays
occidentaux
d'engager des programmes électronucléaires de grande ampleur a
été provoquée par le premier choc pétrolier de
1973, et confortée par le second choc pétrolier de 1979. A
l'époque, il s'agissait d'un choix stratégique, dans lequel les
considérations de sécurité d'approvisionnement et
d'indépendance ont été déterminantes.
Mais avec la baisse ultérieure des cours du pétrole et le
" contre-choc " pétrolier de 1986, les considérations
de rentabilité comparée des différentes filières
énergétiques sont redevenues d'actualité. Il est
aujourd'hui légitime de s'interroger sur la compétitivité
économique réelle de la filière nucléaire,
au-delà de la conjoncture qui a favorisé son décollage.
Votre rapporteur peut ici s'appuyer sur l'excellent rapport relatif aux
coûts de production de l'électricité fait en février
1999 par MM. Christian Bataille et Robert Galley, dans le cadre de l'Office
parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques
(3(
*
))
.
a) L'importance des investissements et des économies d'échelle
Par
comparaison avec les autres modes de production d'électricité, le
nucléaire se caractérise par l'importance des investissements
nécessaires. Les dépenses d'investissement représentent
plus de 60 % des coûts de production pour une centrale
nucléaire, contre un peu plus de 20 % pour une centrale à
gaz.
C'est pourquoi il est plus rentable, pour un pays qui veut développer
une filière nucléaire nationale complète et autonome, de
se doter d'un parc de centrales nucléaires étendu, afin de
répartir les frais d'études et de conception sur un grand nombre
d'unités. Encore faut-il que ce parc soit standardisé autour d'un
modèle unique de centrale nucléaire, ce qui est le cas en France,
en Allemagne et en Suède, mais moins vrai au Royaume-Uni. Les
économies d'échelle résultant de la standardisation sont
amplifiées par l'augmentation de la puissance des centrales mises en
service : 900, puis 1300 et 1450 MWh pour la France.
L'allongement de la durée de vie économique des installations
contribue également à diminuer la part des investissements dans
le coût de revient du KWh.
Les centrales nucléaires
françaises ont été conçues initialement pour
être amorties sur 20 ans. Leur durée de vie a
été portée successivement à 25, puis à 30
ans, et pourrait bientôt atteindre 40 ans.
Inversement, le renforcement constant des normes de sûreté des
centrales nucléaires tend à accroître le coût
d'investissement initial.
Enfin, le taux de disponibilité des centrales nucléaires,
c'est-à-dire la proportion du temps où elles sont effectivement
en phase de production, qui est un paramètre essentiel de leur
rentabilité économique, tend à s'améliorer.
Grâce à l'expérience accumulée, le fonctionnement
des centrales nucléaires européennes est mieux
maîtrisé en exploitation, tandis que l'amélioration de la
qualité des combustibles a permis d'espacer les opérations de
rechargement des réacteurs, pendant lesquelles la production
d'électricité doit être suspendue. Ainsi, les pays de
l'Union européenne ont les taux de disponibilité les plus
élevés du monde.
S ource : EDF
On
remarquera que la France est l'Etat membre dont les centrales nucléaires
ont le taux de disponibilité le plus faible. Cela s'explique par le fait
que, depuis 1997, le parc français est entré dans une phase de
grosses opérations d'entretien destinées à prolonger la
durée de vie des réacteurs nucléaires au-delà du
terme initialement prévu. Leur taux de disponibilité s'en trouve
abaissé en dessous de leur niveau habituel, qui est plus proche de
90 %.
Néanmoins, même avec un taux de disponibilité anormalement
bas de 82,6 %, la France se classe encore devant les Etats-Unis
(81,6 %), le Japon (80,8 %), le Canada (65,4 %) et la Russie
(65,3 %).
Le projet d'EPR conçu par Framatome et Siemens s'est fixé pour
objectif un taux de disponibilité de 90 %.
b) Une compétitivité réelle pour une exploitation en base
La marge
de compétitivité du nucléaire par rapport aux modes de
production d'électricité à partir d'énergies
fossiles tend à se réduire en raison des progrès
technologiques réalisés par ces derniers au cours des
dernières années.
Bénéficiant des technologies de l'aéronautique, les
récentes turbines à gaz à cycle combiné atteignent
un taux de rendement énergétique
(4(
*
))
supérieur à 50 %,
alors que celui des réacteurs nucléaires avoisine les 35 %.
Même une filière plus traditionnelle comme le charbon à
réussi à améliorer considérablement son taux de
rendement. Les chaudières à charbon pulvérisé et
les chaudières à lit fluidisé récemment
développées atteignent un taux de rendement de 45 %.
Un concept de réacteur actuellement à l'étude, le HTGR
(High Temperature Gaz Cooled Reactor
,
pourrait permettre
d'élever à 50 % le taux de rendement
énergétique de la filière nucléaire. Dans
l'immédiat, grâce à l'économie de combustible sur
laquelle elle repose, la filière nucléaire actuelle reste
comparativement compétitive, comme le montre le tableau ci-dessous,
extrait du dernier Programme indicatif nucléaire commun.
Coûts comparés de la production d'électricité aux prix de 1991
(en écus/1000 KWh)
|
Investissement |
Exploitation et entretien |
Combustible |
TOTAL |
Taux d'actualisation de 5 % par an
Nucléaire |
11 - 22 |
3,7 - 12 |
4 - 8 |
22 - 40 |
Charbon |
7 - 15 |
3,7 - 11 |
13 - 26 |
26 - 74 |
Gaz |
4,5 - 9 |
1,8 - 5,2 |
19 - 42 |
26 - 56 |
Taux d'actualisation de 10 % par an
Nucléaire |
19 - 74 |
4 - 12 |
4,5 - 7 |
33 - 60 |
Charbon |
15 - 26 |
7 - 11 |
13 - 26 |
33 - 60 |
Gaz |
7 - 17 |
2,2 - 5,2 |
19 - 38 |
30 - 60 |
Source : Agence pour l'Energie nucléaire de
l'OCDE
Ce tableau montre que le nucléaire, pour un taux annuel d'actualisation
de 5 %, a une fourchette de coût d'investissement supérieure
de moitié à celle du charbon et double de celle du gaz. Pour un
taux d'actualisation de 10 %, sa fourchette de coût d'investissement est
plus du double de celle du charbon, et plus du triple de celle du gaz.
En revanche, quel que soit le taux d'actualisation retenu, la fourchette de
coût du combustible du nucléaire est près de quatre fois
inférieure à celle du charbon, et près de sept fois
inférieure à celle du gaz.
Au total, la filière nucléaire est nettement plus
économique que les deux filières à énergies
fossiles, pour un taux d'actualisation de 5 %, et reste à leur
niveau de compétitivité, pour un taux d'actualisation de 10 %.
Cette analyse comparative de coûts appelle deux remarques.
Premièrement, la rentabilité du nucléaire, compte tenu
de l'ampleur et de la durée des investissements, est très
dépendante du taux d'actualisation retenu, qui reste une convention
comptable.
A l'inverse, une centrale à gaz est amortie en six
années. Mais la rentabilité future du nucléaire est
insensible aux aléas relatifs à l'évolution des cours de
l'uranium, à la différence des filières reposant sur des
énergies fossiles.
Deuxièmement, ces calculs de rentabilité sont valables pour un
fonctionnement des centrales nucléaires en base, c'est-à-dire de
manière continue toute l'année.
Pour faire face aux pointes
de la consommation d'électricité, qui fluctue beaucoup selon la
période de l'année et les heures de la journée, les
centrales thermiques classiques sont plus compétitives, parce que plus
souples d'usage.
Ces analyses économiques comportent enfin des marges d'incertitude
relatives aux coûts de démantèlement, à la gestion
des déchets radioactifs et au coût d'un éventuel accident
nucléaire.
L'estimation du coût de démantèlement d'une centrale
nucléaire est fondée sur l'expérience acquise lors des
opérations de déclassement des réacteurs de recherche,
ainsi que des expériences étrangères. Les premiers
résultats du démantèlement de la centrale française
de Brennilis montrent que le taux de 15 % des investissements
provisionné par EDF est plausible. Le savoir-faire acquis au fur et
à mesure des démantèlements permettra d'ailleurs
probablement d'en abaisser le coût.
L'incertitude, comme le relevait la Cour des Comptes dans son rapport public
pour 1998, est plus de nature financière qu'économique. Il n'est
pas évident de conserver dans le temps, en maintenant leur valeur et
leur liquidité, des provisions pour charges futures aussi
importantes.
Les coûts liés au traitement et à la gestion sur de
très longues périodes des déchets nucléaires n'ont
pas pu être évalués de manière précise par
les auteurs du rapport précité de l'Office parlementaire
d'évaluation des choix scientifiques et technologiques.
Ceux-ci se risquent toutefois dans leur conclusion à
l'appréciation suivante :
"on estime à l'heure
actuelle que le coût de gestion de l'aval du cycle représente 5
à 10 % du coût du kilowattheure. Avec une gestion
intégrée et complète de l'ensemble du cycle, la
dépense devrait passer à environ 20 % du coût total.
Ce coût est évidemment à comparer à celui de la
gestion des déchets produits dans d'autres filières
énergétiques. (...) La seule base de comparaison dont on peut
faire état est celle du coût de désulfuration d'une
centrale thermique à charbon qui est de l'ordre de 10 à 20 % du
coût du KWh produit. L'aval du cycle nucléaire
représenterait donc une dépense d'un ordre de grandeur
parfaitement acceptable ".
Enfin, les coûts liés à un accident nucléaire ne
peuvent être pris en compte dans les prix de revient que d'une
manière probabiliste, par nature sujette à débats.
Mais
votre rapporteur, considérant l'accumulation des années
d'expérience sans accident majeur et l'amélioration constante des
techniques de sûreté, estime que le risque d'accident est
in
fine
plus un problème d'appréciation politique qu'une
question de calcul économique.
3. Les implications de la libéralisation du marché européen de l'électricité
a) Les principes de la directive relative au marché intérieur de l'électricité
Après la seconde guerre mondiale, les Etats aujourd'hui
membres de la Communauté européenne ont développé
leurs réseaux électriques à travers des
sociétés en situation de monopole, publiques ou privées.
C'est dans ce cadre monopolistique initial que les programmes
électronucléaires européens ont été mis en
oeuvre.
Mais, à partir des années 1980, le mouvement de
libéralisation du secteur électrique lancé aux Etats-Unis
s'est trouvé relayé en Europe par le Royaume-Uni, puis par la
Commission européenne. Celle-ci a considéré que les fortes
variations des prix de l'électricité d'un Etat membre à
l'autre, ainsi que leur niveau globalement élevé, trahissaient
une distorsion de concurrence dommageable à la
compétitivité des entreprises européennes et à
l'achèvement du marché intérieur. Elle a donc
proposé de libéraliser le marché européen de
l'électricité.
Une première étape, consensuelle, a été franchie
dès 1990 avec l'adoption de deux directives, sur la transparence des
prix de l'électricité
(5(
*
))
et sur le transit de l'électricité entre Etats membres
(6(
*
))
.
La seconde étape, visant au démantèlement des monopoles
nationaux de production, d'importation et de production
d'électricité, a été beaucoup plus longue à
aboutir.
En effet, le cheminement de la directive du 19 décembre 1996 sur
les règles communes pour le marché intérieur de
l'électricité a été difficile. La
négociation de ce texte de libéralisation a duré sept
années, à partir de la présentation par la Commission d'un
avant-projet en 1989.
D'un côté, des Etats membres comme le Royaume-Uni et l'Allemagne
faisaient confiance à la concurrence pour assurer le bon fonctionnement
du marché européen de l'électricité. De l'autre
côté, des Etats membres comme la France mettaient l'accent sur les
contraintes de service public qui s'imposent à l'industrie
électrique, ainsi que sur la nécessité de maintenir une
programmation à long terme de la politique énergétique
intégrant les considérations de sécurité
d'approvisionnement.
Le texte finalement adopté en 1996 est un
compromis entre ces deux
positions
, qui repose sur les principes suivants :
- suppression du monopole de production et libéralisation des
marchés nationaux en trois paliers successifs, déterminés
par le niveau de consommation électrique des clients, dits
" consommateurs éligibles " : 40 GWh en 1999,
20 GWh en 2000 et 9 GWh en 2003, ces seuils correspondant à
des parts de marché, respectivement de 25 %, 28 % puis
30 % ;
- désignation dans chaque Etat d'un gestionnaire du réseau
de transport d'électricité, distinct de " l'opérateur
historique " ;
- accès des tiers au réseau sur la base d'un tarif public ou
négocié ;
- système d'appel d'offre ou d'autorisation pour la création
de nouvelles installations de production ;
- dissociation comptable entre les activités de production, de
transport et de distribution d'électricité, pour éviter
les distorsions de concurrence liées aux subventions
croisées ;
- possibilité pour les Etats d'imposer aux entreprises
électriques des missions de service public, sous réserve qu'elles
soient clairement définies, non discriminatoires et contrôlables.
La directive, entrée en vigueur le 19 février 1997, donnait
aux Etats membres deux ans pour sa transposition en droit interne. La France
est le seul pays, avec le Luxembourg, à n'avoir pas strictement
respecté cette échéance, la loi française de
transposition ayant été adoptée avec un an de retard
(7(
*
))
.
Ce texte permet aussi aux Etats membres de libéraliser plus rapidement
que prévu leurs marchés nationaux de l'électricité.
La France, la Grèce et le Portugal sont les seuls pays qui s'en tiennent
aux seuils minima d'ouverture fixés par la directive. L'Autriche, la
Belgique, le Danemark, l'Irlande, l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et
l'Espagne sont allés légèrement au-delà. La
Finlande, l'Allemagne, la Suède et le Royaume-Uni ont entièrement
libéralisé leurs marchés. Au total, le marché
européen de l'électricité est ouvert dès 2000 aux
deux tiers, mais avec de fortes disparités selon les Etats.
b) Des conséquences ambivalentes pour la filière électronucléaire
Le
processus de libéralisation du marché européen de
l'électricité constitue à la fois un risque et une chance
pour la filière électronucléaire.
Le premier effet de l'ouverture et de l'unification de marchés nationaux
de l'électricité jusque-là monopolistiques est une
pression à la baisse des prix au consommateur
, et une
compétition accrue entre les producteurs. Cet effet de concurrence est
d'autant plus fort que le rythme de progression de la consommation
d'électricité en Europe est freiné par les politiques
d'économies d'énergie, tandis que les capacités de
production installées sont globalement excédentaires.
Dans ce nouveau contexte, l'avantage va à la technologie des cycles
combinés au gaz, souple et peu exigeante en capital. Elle requiert un
investissement moindre que le nucléaire, qui peut être
réalisé en deux ans et récupéré sur six
années seulement. A cette échéance, le risque financier
inhérent aux fluctuations des cours du gaz est assez maîtrisable.
De son côté, la filière nucléaire apparaît
handicapée par l'importance des investissements nécessaires,
même si leur durée d'amortissement est extensible.
Par ailleurs, les coûts de démantèlement des centrales ou
de gestion des déchets peuvent s'avérer supérieurs aux
prévisions, et le durcissement des contraintes réglementaires de
sûreté peut renchérir les coûts d'exploitation. Le
producteur risque alors de se retrouver avec des marges très
étroites. Ce risque est d'autant plus grand que les centrales
nucléaires manquent de souplesse d'exploitation, et ne sont pleinement
rentables qu'en fonctionnement de base.
Toutefois, ces inconvénients sont de nature à
décourager surtout les entrants sur le marché et les nouveaux
investissements dans le nucléaire.
Au contraire, l'investissement
déjà réalisé peut constituer une véritable
rente pour les exploitants actuels de centrales nucléaires.
Le principal électricien européen, EDF, dispose ainsi de
capacités d'exportation sans équivalent grâce à un
parc de centrales nucléaires excédant les besoins du
marché français. Alors que son coût moyen de production du
KWh électronucléaire est de 18 à 20 centimes actuellement,
son coût marginal tombe à 11 centimes une fois
l'investissement initial amorti. La " surcapacité "
nucléaire de la France est communément estimée à
12 tranches de 900 MWh, soit 10 000 MWh. En fait, EDF n'a
guère d'autre choix que de trouver un exutoire dans les exportations
d'électricité pour rentabiliser ses investissements.
Cette situation propre à la France peut être
considérée comme une opportunité pour l'ensemble de
l'Union européenne, dont les entreprises bénéficient de
l'avantage compétitif procuré par le bas prix de
l'électricité française d'origine nucléaire.
Prix hors TVA de l'électricité dans l'industrie au 1 er juillet 1997
(France = base 100)
|
Grande industrie |
Petite industrie |
|
(consommation de 50 millions de kWh par an) |
(consommation de 160 000 kWh par an) |
Grèce |
96 |
90 |
France |
100 |
100 |
Danemark |
103 |
66 |
Luxembourg |
106 |
122 |
Belgique |
109 |
136 |
Pays-Bas |
111 |
129 |
Portugal |
116 |
112 |
Irlande |
121 |
134 |
Espagne |
124 |
96 |
Italie |
138 |
137 |
Allemagne |
140 |
131 |
Royaume-Uni |
146 |
129 |
Autriche |
151 |
142 |
Finlande |
nd |
69 |
Suède |
nd |
nd |
Source : EDF
Mais, dans un contexte de rapprochements et de fusions
accélérés entre les électriciens européens,
cet avantage historique d'EDF est parfois perçu comme une forme de
dumping
déloyal. Les gouvernements britannique et allemand se
sont ainsi offusqués des récentes prises de participation d'EDF
sur leurs marchés domestiques.
En effet, tirant les conséquences de la libéralisation du
marché européen de l'électricité, EDF cherche
actuellement à se diversifier hors du nucléaire par des prises de
participation dans les entreprises énergétiques des autres Etats
membres et par un rapprochement avec GDF. L'objectif est de parvenir à
une structure de production plus équilibrée, avec un socle de
66 % seulement d'électricité d'origine nucléaire, le
surplus étant fourni par des sources d'énergie plus flexibles.
Au total, il semble douteux aujourd'hui qu'un opérateur privé
sur le marché européen de l'électricité se lance
dans un projet d'investissement nucléaire. A cet égard, il est
significatif que Siemens et ABB se soient défaits de leurs
activités nucléaires au profit des groupes publics que sont
Cogema et BNFL.
De même, la privatisation en 1995 des centrales nucléaires au
Royaume-Uni n'a porté que sur les plus récentes, réunies
au sein de British Energy. Les plus anciennes sont restées dans le giron
public, gérées par Magnox Electric, qui a été
fusionné en 1997 avec BNFL. Récemment, le gouvernement de M. Tony
Blair a fait part de son intention de mettre sur le marché 49 % du
capital de BNFL d'ici le 1
er
juillet 2000.
Toutefois, en dépit de sa libéralisation, l'évolution du
marché européen de l'électricité ne dépend
pas seulement de la concurrence entre les entreprises. Les Etats ont
conservé une capacité réelle de régulation par
l'intermédiaire de deux instruments :
- d'une part, ils peuvent imposer aux entreprises électriques
"
des obligations de service public, dans l'intérêt
économique général, qui peuvent porter sur la
sécurité, y compris la sécurité
d'approvisionnement, la régularité, la qualité et les prix
de fourniture, ainsi que la protection de l'environnement
"
(8(
*
))
. Ces critères sont plutôt
de nature à avantager le nucléaire ;
- d'autre part, les Etats peuvent orienter les décisions
d'investissement, grâce aux mécanismes prévus par la
directive d'autorisations ou d'appels d'offre.
Le gouvernement britannique a ainsi décrété en
décembre 1997 le gel des autorisations de nouvelles centrales au gaz, en
raison du risque d'approvisionnement que ferait peser sur le pays le recours
exagéré à une seule source d'énergie primaire,
qualifié de
gaz rush.
Sur ce point, l'analyse du récent rapport sur le nucléaire
publié par la Documentation française
(9(
*
))
mérite d'être
citée : "
La directive sur le marché
intérieur de l'électricité laisse donc aux Etats membres
la possibilité de conserver, s'ils le souhaitent, une initiative
certaine concernant la nature des nouvelles installations de production
électrique. Le développement d'un projet nucléaire reste
envisageable à l'initiative des pouvoirs publics.
Une telle démarche nécessitera néanmoins la réunion
de conditions bien particulières : débouchés
assurés, prix garantis sur une période longue, et
visibilité réglementaire. Ce n'est que dans ces conditions que
les risques afférents au nucléaire tels qu'ils sont perçus
par les investisseurs, qu'ils soient privés ou publics, deviendront
acceptables.
Le nucléaire sera donc plus que jamais un choix
politique, et dépendra de la volonté des gouvernements à
le promouvoir
".