5. M. Thierry de Montbrial, membre de l'Institut, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) (le 23 juin 1999).
Monsieur
le Président, Mesdames, Messieurs, je propose de vous livrer quelques
éléments de réflexion concernant l'après-guerre,
mais je crois que, pour bien réfléchir sur ce point, il faut
revenir sur les causes de cette guerre, puisqu'on n'hésite plus à
employer ce mot qu'on a tenté d'éviter pendant deux mois. Il faut
essayer de bien comprendre d'où l'on vient, car on n'en a pas fini avec
les Balkans.
Je crois également que, pendant le déroulement de la guerre,
aussi bien sur le plan diplomatique que militaire, il s'est passé un
certain nombre de choses dont il y a des enseignements à tirer.
Je commencerai donc par traiter de la situation précédant la
guerre. On parle toujours de la " poudrière " des Balkans,
d'imbroglio : c'est vrai, les Balkans sont compliqués. La meilleure
image que j'emploierai, est celle de la Corse à la puissance 10 ou
20 ! La Corse à la puissance 10, cela signifie beaucoup de
problèmes en perspective !
Le Kosovo lui-même est d'une complexité effrayante. On commence
à comprendre que le Kosovo est un ensemble de clans, un monde que nous
ignorons totalement. Nous ne dominons pas la situation en Corse, où l'on
compte environ 200.000 habitants ; là, nous avons à faire
à ce genre de problèmes à grande échelle et avec
des milieux que nous ne connaissons fondamentalement pas.
Sans remonter trop loin, je voudrais rappeler que, même s'il est
incontestable que le régime de Milosevic est abominable, même s'il
est incontestable que Milosevic, dès la fin des années 1980, a
soufflé sur les braises du nationalisme, il existait une situation
antérieure. Elle n'est pas née spontanément !
Du fait de l'évolution démographique qui faisait que les Serbes
étaient de plus en plus minoritaires dans cette province, il y avait
à leur encontre, dans les années 1980, des manifestations de
rejet, par les Albanais, de plus en plus humiliantes et violentes. On a donc
assisté à une réaction des Serbes contre le sentiment
minoritaire qu'ils éprouvaient de manière de plus en plus
douloureuse.
Je n'excuse pas les exactions qui ont été commises, mais je
rappelle qu'il y a une origine à cette histoire. En effet, la Serbie,
comme l'ensemble de cette région, a été "congelée"
politiquement depuis la fin de la première guerre mondiale. Les Serbes
en sont restés à un certain nombre de réflexes qui nous
paraissent largement décalés, mais les vieilles cordes du
nationalisme primaire fonctionnaient très bien à la fin des
années 1980 et au début des années 1990. Si Milosevic les
a exploitées comme il l'a fait, c'est évidemment parce que le
terrain s'y prêtait.
Il existe un autre point sur lequel je voudrais aussi insister. Contrairement
à ce qu'on nous a dit, je crois qu'on n'a pas négocié
à Rambouillet.
Je pense plutôt, comme Kissinger, qu'il y a eu un ultimatum mais pas de
véritables négociations. Fort peu de gens ont lu le texte de
Rambouillet. Mais il comprenait certaines clauses, par exemple, les clauses
numéros 7 et 8 qui transformaient non pas le Kosovo, mais la
totalité du territoire de la Yougoslavie, dans son sens actuel, en un
protectorat militaire de l'OTAN.
L'article 7 stipulait ainsi que le personnel de l'OTAN
bénéficiait de l'immunité contre toute forme d'arrestation
ou d'investigation par les autorités de la République
fédérale de Yougoslavie, et que les personnels, vaisseaux,
bateaux, avions, etc., avaient un droit de circulation totalement libre et sans
restriction sur l'ensemble du territoire de la Yougoslavie. De tels articles
donnaient aux autorités de l'OTAN un accès souverain sur
l'ensemble du territoire de la Yougoslavie.
Je pense que ces conditions n'étaient acceptables par aucune
autorité serbe. Il ne s'agit pas là du régime de
Milosevic, mais de l'autorité serbe.
Bien entendu, aujourd'hui, il est trop tôt pour en débattre
sereinement. Les historiens, dans quelques temps, examineront tout ceci
calmement. Mais je pense personnellement qu'il n'y a pas eu de
véritables négociations et que ceci s'explique par le cours des
choses, la dynamique des egos, le syndrome personnel entre Holbrooke et
Milosevic, et le fait que les gouvernements n'aient pas abordé le
problème de manière très organisée.
La dynamique diplomatique vis-à-vis de la Yougoslavie semble avoir
été improvisée et, comme souvent dans l'histoire, les
phénomènes que l'on observe sont plus le résultat d'une
séquence un peu aléatoire d'événements que le fruit
de plans mûrement envisagés et rationnellement conçus.
Milosevic ne voulait rien entendre, nous dit-on. Pour moi, c'est un postulat,
ce n'est pas démontré. C'est d'autant moins
démontré que, par le passé, on a négocié
avec lui et que, contrairement à tout ce qui nous a été
dit, il y a bien eu négociations et compromis en 1995 au sujet de la
Bosnie.
Faut-il rappeler que nous avons accepté, à l'époque,
l'inacceptable, en entérinant la partition et l'épuration
ethnique ? Cela fait partie de la langue de bois actuelle que de faire
semblant de croire que cela n'a pas eu lieu ! Il suffit de voir la
répartition ethnique en Bosnie après et avant Dayton pour se
rendre compte que l'épuration ethnique a bien eu lieu !
On a fabriqué une espèce de monstre juridique pour la Bosnie -que
je ne critique pas, car je crois que c'était la moins mauvaise des
solutions dans le contexte- selon lequel ce pays est à la fois un Etat
théoriquement souverain et par lequel, en même temps, deux
moitiés de la Bosnie sont rattachées à des pays voisins,
dans un lien de type confédéral. C'est quelque chose de
juridiquement particulier.
Le point important est qu'il y a eu négociations, concessions. Milosevic
a obtenu la Republika Serpska, ce qui n'est pas rien. Sous réserve d'une
démonstration que j'attends toujours, je pense qu'il n'y a pas eu de
véritables négociations en ce qui concerne le Kosovo.
On prétend qu'il n'y avait aucune autre solution, il me semble qu'il
s'agit d'une affirmation non-prouvée.
En particulier, il y avait eu certaines propositions, dont celle du
général anglais Sir Michael Rose, qui connaissait bien le
terrain, et qui suggérait de renforcer la Macédoine et l'Albanie
en organisant des déploiements de force dans ces deux pays et de
soutenir l'UCK de l'extérieur -bien que ce ne soit pas une organisation
particulièrement sympathique, en continuant à soumettre Milosevic
à toutes sortes de pressions, notamment économiques.
Cela aurait duré longtemps. Mais, quand on regarde l'ensemble des
conséquences, je ne suis pas sûr qu'une telle option eût
été, à terme, plus mauvaise que celle qui a
été choisie. Je pense même le contraire, surtout pour les
Kosovars car, dans l'affaire telle qu'elle a été engagée,
c'est la totalité du Kosovo qui a été détruit, et
la guerre a provoqué un accroissement considérable des exactions.
De toute façon, il est extrêmement difficile, voire impossible,
quand il existe des passions et des violences dans des régions de ce
genre, d'y mettre un terme de l'extérieur. Il serait naïf de le
croire.
Fallait-il faire quelque chose ? Oui, sûrement. Cela va de soi, du
point de vue de la stabilité du continent européen dans son
ensemble. Mais affirmer qu'il n'y avait rien d'autre à faire que ce qui
a été fait me paraît erroné et vise surtout à
justifier les actions qui ont été menées.
Quelques remarques sur la situation pendant le conflit. Je les regrouperai en
deux rubriques, l'une sur les aspects diplomatiques et l'autre sur les aspects
militaires.
Il existe tout un débat sur la question de la légalité et
de la légitimité. Comme tout débat, ce n'est pas
conclusif. Encore une fois, tout le monde a refusé de qualifier ce
conflit de guerre. M. Solana n'a jamais employé le mot de "guerre",
pas plus, je crois, que nos autorités. Nous avons toujours pris soin de
dire que nous ne faisions pas la guerre contre la Serbie, mais contre le
régime serbe et contre Milosevic, affectant de faire une distinction
qui, certes, existe, mais qui était moins nette s'agissant de l'enjeu du
Kosovo.
J'ajoute d'ailleurs que, dans le texte de Rambouillet, on ne trouve pas la
moindre allusion à ce que M. Badinter a appelé les "lieux
saints" de la Yougoslavie. Or, il ne faut pas oublier que, dans l'imaginaire
serbe, le Kosovo a une importance considérable.
Je reviens à la question de la légitimité et de la
légalité. L'opération a été engagée
unilatéralement par l'OTAN, bien entendu en s'appuyant sur un certain
nombre de résolutions. Je ne dis pas que cela a été fait
sans une certaine base juridique : je fais la distinction.
Néanmoins, l'opération a été lancée
unilatéralement, pour une raison très simple que tout le monde
connaît, et que d'ailleurs nos autorités reconnaissent
ouvertement : si on avait soumis une résolution au Conseil de
sécurité, deux pays parmi les membres permanents auraient
opposé leur veto, la Russie et la Chine.
On prétend qu'il valait donc mieux agir ainsi : peut être,
mais l'on sort de la légalité. C'est incontestable ! Il y a
donc un doute sur cette légalité.
Quant à la légitimité, cette notion est une notion
politique plus flexible que la notion d'égalité. Mais elle varie
selon l'endroit ou l'on est.
Dans les pays occidentaux, la légitimité de cette
opération a paru évidente à la plupart de nos concitoyens.
Cela s'est d'ailleurs plutôt renforcé dans le courant de l'action,
à cause des images des réfugiés kosovars que tout le monde
a vu pendant des semaines. C'est même ce qui a soutenu les opinions
publiques, dont on aurait pu penser un moment qu'elles pouvaient être
branlantes. Mais pour quiconque a un peu d'intérêt pour le reste
du monde, force est de reconnaître qu'en dehors de l'Europe et des
Etats-Unis, la légitimité de cette action est plus que douteuse.
La Douma a voté à l'unanimité une motion demandant que
l'on traduise M. Solana devant la Cour pénale internationale pour
crime contre l'humanité ! Tout cela ne fait que traduire des
mouvements d'humeur, mais ceci reflète quelque chose.
L'un de mes amis historiens, grand spécialiste du monde slave, qui vient
de séjourner quelque semaines à Moscou, m'a confié qu'il
avait été stupéfait de l'anti-occidentalisme qui monte
actuellement en Russie, lié en partie à cette affaire du Kosovo.
L'Inde, pour prendre l'exemple d'un pays non-communiste ou ex-communiste, s'en
est trouvée confortée dans la décision qu'elle avait prise
de faire exploser sa bombe nucléaire. Les Indiens en tirent argument
pour renforcer leur politique "gaullienne" sur ces sujets.
M. le président
- C'est vrai aussi de l'Amérique
latine et du Mexique, qui est pourtant un pays très proche des
Etats-Unis.
M. Thierry de Montbrial
- Absolument, et je crois que, là
aussi, nous aurions intérêt à faire modestement mais
objectivement le point des sentiments des opinions publiques dans les pays
non-occidentaux, s'agissant de la légitimité de cette
opération.
Nous parlions, Monsieur le Président, avant le début de cette
séance, d'un certain sentiment anti-américain qui peut se
développer, même en France, et du fait que ceci est
inquiétant, mais je dois dire que les Etats-Unis ne nous facilitent pas
toujours la tâche.
Je conçois que l'on puisse, comme l'a fait notre Gouvernement, admettre
des exceptions aux principes que l'on a énoncés, comme le fait
qu'il ne doit pas y avoir d'intervention sans feu vert de l'ONU -principe
réaffirmé par le Président de la République lors du
cinquantième anniversaire de l'OTAN- mais ce qui est ennuyeux, c'est
l'attitude générale des Etats-Unis vis-à-vis de l'ONU.
Si les Etats-Unis avaient une attitude exemplaire s'agissant du système
de l'ONU, on pourrait apprécier ce qui vient de se passer à cette
aune. Mais la réalité est différente. Les Etats-Unis se
désintéressent totalement du système de l'ONU, sauf et
uniquement quand l'ONU peut servir leurs intérêts -ou leurs
intérêts tels qu'ils se les représentent !
Je rappelle que la question des arriérés de paiement de
cotisations des Etats-Unis à l'ONU est toujours en suspend, alors qu'ils
représentent des montants dérisoires. L'argument financier n'est
donc pas le véritable argument. Je rappelle également que les
Etats-Unis n'ont pas signé le traité portant création de
la Cour pénale internationale.
Je ne dis pas qu'il n'y a pas de bons arguments, mais si vous ajoutez à
cela l'affaire des mines anti-personnel, on s'aperçoit que les
Etats-Unis se comportent en réalité pour ce qu'ils sont,
c'est-à-dire une très grande puissance, au sens le plus classique
du terme, une puissance au sens du XIX ème siècle, qui agit au
nom de ses intérêts nationaux, et le dit de plus en plus
ouvertement. Les auteurs américains le reconnaissent d'ailleurs
ouvertement.
Les Américains parlent souvent le langage de l'idéalisme, mais se
comportent en fait comme des réalistes au sens le plus affirmé du
terme !
Dans cette affaire, "l'hyperpuissance américaine", comme la qualifie
Hubert Védrine, marginalise fondamentalement le système de l'ONU
et le considère comme un "machin", pour reprendre la fameuse formule.
M. le président
- Est-ce que vous ne croyez pas que la
position américaine est influencée par le fait que les Etats-Unis
sont en campagne électorale, et que le débat devient de plus en
plus dur entre les candidats ?
M. Thierry de Montbrial
- Les Etats-Unis sont en permanence en
campagne électorale, puisque le renouvellement de la chambre des
représentants a lieu tous les deux ans.
J'ai toujours vu les Etats-Unis en campagne électorale. Par
conséquent, je ne crois pas que ce soit un élément
déterminant en l'occurrence.
Si on n'était pas allé à la fin du second mandat, il y
aurait eu interférence avec l'affaire Lewinski ou avec le
précédent renouvellement de la chambre des représentants.
Cela aurait toujours interféré avec quelque chose.
Sur le plan diplomatique, des erreurs considérables
d'appréciation ont été commises dans les deux camps, en
commençant par le nôtre.
Là non plus, il ne faut pas reconstruire l'Histoire ; d'ailleurs,
le président Clinton vient de le reconnaître quasiment
ouvertement. Lorsque nous avons entrepris l'action, c'était avec
l'idée -aberrante, quand on y réfléchit- que l'affaire
allait être réglée dans les huit jours.
C'est ce qui explique largement tout ce qui précède, car on a
engagé cette opération, avec cette espèce d'arrogance
occidentale, qui existe comme il existe une forme d'arrogance
américaine, persuadés que Milosevic allait se mettre à
genoux. Huit jours, c'était le grand maximum !
Certains pensaient même que l'on rendait service à Milosevic en
procédant aux bombardements, car son objectif étant de rester au
pouvoir, ce dont personne ne doute, recevoir quelques bombes lui donnerait un
argument pour convaincre ses militaires et les autres de faire des concessions.
C'est la théorie qui prévalait fin mars.
Ceci a été une gigantesque erreur d'appréciation.
Aujourd'hui, fin juin, la guerre étant terminée, peut-on dire que
l'objectif humanitaire a été atteint, alors que le but
affiché était d'empêcher l'accroissement des exactions
contre les Kosovars ? Quelques jours avant le début du conflit, il
suffisait de parler à n'importe quel Serbe, même naturalisé
français, pour comprendre que les Serbes allaient immédiatement
intensifier les massacres et les exactions contre les Kosovars ! C'est
d'ailleurs ce qui s'est passé.
Je n'insiste pas sur ce point. Il y a eu d'énormes erreurs de jugement
mais, heureusement, il y a eu des erreurs également fort importantes du
côté de Milosevic : l'une est de n'avoir pas compris, ou d'avoir
sous-estimé, le degré de cohésion des occidentaux,
largement fondé, comme l'expérience l'a montré, sur
l'indignation des opinions publiques occidentales ; l'autre réside
dans le fait que Milosevic, raisonnant probablement sur des schémas des
années 1940, a probablement cru qu'il allait pouvoir jouer les
Européens les uns contre les autres, en attisant les vieilles
rivalités traditionnelles.
Il a surtout surestimé la Russie. Je crois d'ailleurs que l'une des
grandes leçons, s'il en était besoin, de toute cette affaire,
c'est qu'on n'a pas encore pris toute la mesure de l'effondrement de la Russie.
Je rappelle cette scène pathétique de ces trois malheureux
bateaux, au mois d'avril, qu'on a fait partir en faisant venir le pope pour les
bénir : on a vu partir un vieux rafiot, dont on ne sait d'ailleurs
même pas s'il est arrivé, mais les deux autres bateaux n'ont
même pas pu partir !
Qu'est donc devenue la grande puissance soviétique ? On a
constaté que l'effondrement de la Russie est encore pire que tout ce
qu'on a pu imaginer.
Milosevic a donc escompté une sorte de solidarité slave et russe
qui n'a pu se manifester, étant donné l'état de la Russie,
et ce n'est évidemment pas la Biélorussie qui pouvait lui venir
en aide !
D'autre part, les gouvernements de Roumanie ou de Bulgarie, bien que leurs
opinions publiques aient été extrêmement
réservées à l'égard de l'OTAN, ont manifesté
leur solidarité avec les Occidentaux, en grande partie parce qu'ils
escomptent être payés de retour. On en a peu parlé dans la
presse, mais un nombre considérable de missiles et d'autres engins sont
pourtant tombés sur le sol bulgare, heureusement sans atteindre des
ambassades ou des lieux de ce genre !
La Serbie s'est donc trouvée totalement isolée, politiquement,
géographiquement et militairement. C'est un point important pour
l'avenir.
Comme Zbigniew Brzezinski l'a fait remarquer dans une interview donnée
au " Monde ", cet aspect de l'environnement géographique a
également joué un rôle important.
J'étais lundi dernier à la réunion organisée par
M. Alain Richard à l'Ecole militaire : étant
donné la cadence des sorties aériennes, s'il n'y avait pas eu
possibilité d'agir en utilisant la totalité des territoires
environnants, les opérations auraient été encore plus
compliquées qu'elles ne l'ont été ! Elles ont
été compliquées sur le plan technique, mais il y aurait eu
des limitations encore plus grandes. Le fait de pouvoir disposer d'un
environnement militaire ami était donc effectivement important.
C'est une situation statistiquement peu répétable : comme le
dit Brzezinski, on n'imagine pas cela au Tibet, par exemple !
Erreur du côté serbe donc, tout autant que du côté
occidental. Disons-le : nous avons eu de la chance, puisque, nous l'avons
tous constaté, au bout du compte, tout le monde commençait
à s'habituer à la perspective d'une guerre longue ! On a
commencé à se dire qu'il allait peut-être falloir recourir
à une intervention terrestre.
Pour des raisons que l'on ignore pour le moment, mais qui sont probablement
liées à l'état interne de la Serbie, Milosevic a
brusquement baissé les bras.
Nous avons donc eu de la chance, mais comme souvent -c'est mon quatrième
point- les buts de guerre évoluent pendant les conflits. Dans le cas
présent, cela n'a pas fait exception, et je crois que l'enjeu principal,
le véritable but de la guerre, au bout du compte, a été de
sauver l'OTAN.
Si cette affaire s'était mal terminée, c'était l'OTAN qui
volait en éclat et, derrière l'OTAN, tout le système
politique sous-jacent.
L'idée que les dix-neuf pays les plus riches du monde, réunis
dans l'OTAN, ne pouvaient perdre la guerre contre un petit Etat balkanique
relativement sous-développé et isolé s'est imposée
d'elle-même, et je crois que Milosevic a dû finir par le comprendre.
Quelques remarques sur l'après-guerre.
Sur le plan militaire, je crois que la question de savoir s'il est vrai que,
pour la première fois dans l'histoire militaire, une guerre a
été gagnée sur un plan purement aérien peut se
débattre. Ceci ramène à la question de savoir ce qu'on a
réellement gagné. Qu'est-ce que gagner une guerre ? A-t-on
réellement gagné ou non ? Je n'en sais rien. Ce qui est
sûr, c'est qu'on en est maintenant au déploiement au sol, et ce
pour trente ans et que, pour faire plier Milosevic, il aura fallu deux
mois, 25.000 sorties et un degré de destruction
considérable !
Il y a donc des leçons à en tirer. Je me borne à le
mentionner, car je crois qu'il faudrait sur ce point un examen complet avec les
militaires.
J'ai fait allusion à la réunion de lundi matin organisée
par M. Alain Richard, à laquelle participaient tous les chefs
d'état-major et quelques autres. L'impression que cette réunion
donnait est que la France s'est fort bien acquittée de ses missions.
J'ai retenu de toute cette discussion que, contrairement à ce qu'on
entend dire souvent, selon les militaires, l'Europe, en tant que telle, a les
capacités de commandement suffisante pour mener des opérations de
ce genre.
Si nous avons des incapacités, elles sont plutôt du
côté de certains types d'armements, qui ne sont pas
indispensables. Car il y a une disproportion énorme entre les armements
dont disposent les pays européens et ceux de la Serbie. Le fait de ne
pas avoir d'équipements permettant de voir de jour comme de nuit est
certes ennuyeux, mais ce n'est pas ce qui créerait une
infériorité majeure si nous avions à conduire
nous-mêmes ce type d'opération !
Le handicap principal réside plutôt au niveau des
quantités. Nous avons des munitions, des stocks, mais aussi des
faiblesses pour certains types d'opérations, comme le ravitaillement en
vol, qui ne nous permet pas d'opérer à une cadence suffisamment
rapide.
L'impression que j'ai tirée de ce qui nous a été dit lundi
matin -et je me tourne vers vous pour vous suggérer d'approfondir ce
point en auditionnant les militaires- est que la situation n'était quand
même pas potentiellement si mauvaise que cela.
Le vrai problème est le problème politique de la défense
européenne, la politique étrangère et de
sécurité commune, ainsi que l'aspect quantitatif et le niveau des
budgets de défense.
Il est certain que les budgets de défense occidentaux
représentent moins de la moitié des budgets de défense
américains, et cette simple donnée suffit à expliquer
beaucoup de choses.
On peut retenir que s'il existe une véritable volonté politique,
la défense européenne est réellement à notre
portée. Ce n'est pas quelque chose d'inaccessible.
L'une des grandes conclusions est que c'est maintenant ou jamais qu'il faut
être cohérent.
En dépit de toutes les critiques que j'ai formulées avant, si
cette guerre avait pour effet de donner une impulsion décisive à
la PESC et à la défense européenne qui nous permette de
prendre en mains les affaires du continent de manière plus autonome,
elle aura été utile.
L'aspect politico-économique n'est pas non plus entièrement
indépendant du précédent.
Il faut bien voir -et je pèse mes mots- qu'avec le choix qui a
été fait, nous nous mettons la totalité des Balkans sur
les épaules. Jusqu'ici, on n'était pas obligé de prendre
ce problème à bras-le-corps immédiatement. Si l'on avait
choisi une voie plus indirecte, (comme celle que j'ai esquissée, en
rappelant les propositions du général Michael Rose), on aurait pu
peut-être étaler les choses dans le temps.
Or, nous nous sommes mis dans la situation de devoir prendre en charge la
totalité des Balkans, et pas seulement les pays immédiatement
concernés par le problème, comme la Bosnie, l'Albanie, la
Macédoine, le Kosovo, et éventuellement le
Monténégro, mais également la Bulgarie, la Roumanie et la
Grèce, qui fait partie de l'Union européenne, mais avec laquelle
le jeu est sensiblement modifié.
Je dois dire que je suis fort inquiet, car on parle de 50 milliards
d'euros pour la reconstruction du Kosovo et de la Serbie. C'est une somme
importante, qui équivaut à 350 milliards de francs,
mais qui est largement en dessous de la vérité !
Rappelons-nous que, depuis dix ans, les Allemands de l'Ouest consacrent
600 milliards de francs par an au transfert entre l'Ouest et l'Est de
l'Allemagne, laquelle représente 17 millions d'habitants ! Je
sais que le problème est différent, car il s'agit de mettre la
population d'Allemagne de l'Est à niveau, mais peu importe : cela
montre l'ampleur de l'effort à accomplir.
On nous parle de plan Marshall. Je reprends ma casquette
d'économiste : cela me paraît une sinistre
plaisanterie ! L'idée du plan Marshall était de
réamorcer la pompe pour des pays qui étaient en état de
fonctionnement avant la guerre. Il est très différent de remettre
en marche des économies touchées par une guerre, mais qui ont des
populations qui ont un passé et de fortes traditions, et de porter
à bout de bras des économies qui ne fonctionnent pas, qui n'ont
jamais fonctionné, ou qui sortent du Moyen-Age, comme l'Albanie !
En réalité, nous avons établi des protectorats -le mot
commence à apparaître de plus en plus. L'Albanie, le Kosovo, la
Bosnie et, demain, la Macédoine qui, si on ne la prend pas vraiment en
charge, est au bord de l'explosion, tous ces pays sont devenus des
protectorats, que nous allons être obligés de porter à bout
de bras, ainsi que la Roumanie et la Bulgarie, qui sont vraiment très
loin d'être en ordre de marche, pour employer un euphémisme.
Je crains que nous ne soyons pas prêts à consentir les efforts
nécessaires, surtout si l'on ajoute qu'il faudrait accroître
substantiellement notre effort de défense si nous voulons être
cohérents.
Les pays d'Europe de l'Ouest se sont embourgeoisés, de sorte que nous ne
sommes même pas capables d'accomplir nous-mêmes facilement les
réformes économiques qui sont nécessaires. Le
ministère des finances ne peut pas introduire d'ordinateurs dans son
administration, parce qu'il faudrait à terme réduire par deux le
nombre de fonctionnaires de Bercy, ce qui est impensable.
Je ne prends pas position, mais comment imaginer que les pays très
riches, mais extrêmement réticents à l'idée de se
réformer, vont dégager les ressources considérables
nécessaires pour prendre en charge toutes ces nouvelles dépenses
que la situation rend pourtant indispensables si nous voulons être
cohérents ? Et si nous ne le sommes pas, que se passera-t-il ?
M. le président
- Merci. Avant de passer la parole aux
commissaires, je voudrais dire un mot de la réunion de lundi dernier,
à laquelle vous avez fait allusion et où des experts civils et
militaires, ainsi que des journalistes, étaient convoqués sous
l'égide du ministre de la défense. Je tiens à dire que je
regrette vivement que les membres de notre commission et de celle de
l'Assemblée nationale n'aient pas été invités
à cette réunion. Je le déplore, car c'est le rôle
des commissaires de réfléchir aux conséquences de
l'après-guerre.
La parole est aux commissaires....
M. Christian de La Malène
- Monsieur le Président, je
voudrais remercier l'orateur et lui poser des questions concernant l'OTAN.
C'est la première fois que l'OTAN fait la guerre, bien qu'on se soit
refusé à employer ce terme. Il serait peut-être bon de
tirer quelques réflexions du fonctionnement même de l'OTAN dans
cette entreprise. En effet, j'ai l'impression que cela n'a pas aussi bien
marché qu'on le dit. S'il avait fallu faire la guerre au pire moment de
la guerre froide, que se serait-il passé si l'on avait respecté
l'OTAN ? Peut-être ne l'aurait-on pas respecté, mais dans le
cas qui nous occupe, l'OTAN était là !
C'est l'OTAN qui a tout organisé. C'est même elle qui a
insufflé aux politiques l'idée selon laquelle la guerre ne
durerait pas et s'arrêterait tout de suite. Cela a marché
cependant, vaille que vaille, mais pourquoi ? Les décisions sont
normalement prises au consensus, mais, en réalité, les
décisions sont prises par les Etats-Unis, qui les présentent pour
ratification au Conseil des ambassadeurs, qui les approuve. Je
déplore ce fonctionnement.
J'en arrive à une seconde question concernant la défense
européenne. Si l'on veut monter une politique étrangère et
une défense européenne communes, on ne peut naturellement le
faire qu'au consensus. Le consensus fonctionnera-t-il sans que la
superpuissance impose sa volonté ?
M. Michel Caldaguès
- Je voudrais dire à M. de
Montbrial que je lui suis reconnaissant d'avoir affirmé avec force des
vérités qui, tout au long de cette crise, ont été,
dans la meilleure hypothèse, à peine esquissées.
Je souscris pour ma part à l'interprétation de M. de
Montbrial quant au traité de Rambouillet, en considérant comme
lui que c'était un ultimatum -je dirais même une provocation- et
nous étions un certain nombre ici à le penser ! Il faut voir
comment on a écrit l'Histoire pendant toute cette crise -ou
réécrit l'Histoire ! On a entendu des chefs d'Etat
réécrire l'histoire de la confrontation entre la Yougoslavie, la
Croatie et la Bosnie dans des termes erronés !
Nous avons reçu, ici même, l'ambassadeur de Russie, au cours de la
première quinzaine d'avril, qui était de toute évidence
dans une fureur contenue, que seul son sens diplomatique a permis d'envelopper.
Pourtant, le ministre des affaires étrangères nous avait dit que
tout allait bien avec les Russes, qui étaient plus raisonnables qu'on ne
le disait. Je n'ai pas été étonné que vous fassiez
état de l'extrême irritation des Russes, humiliés par leur
affaiblissement.
Merci donc de nous avoir apporté quelques éléments
d'informations complémentaires.
Les questions que je voudrais vous poser concernent l'attitude des Etats-Unis
vis-à-vis de l'ONU. J'ai eu le sentiment, en lisant attentivement la
déclaration et le communiqué de Washington, qui
s'interpénètrent et se complètent, que la
référence faite à l'ONU relevait du concept "Donner et
retenir ne vaut", car il comportait de très nombreuses réserves.
Est-ce également votre avis ?
Je voulais vous demander aussi si, après la désignation de
M. PESC, vous croyez à une politique européenne
indépendante en matière d'affaires étrangères et de
sécurité ?
M. Robert del Picchia
- Deux questions très courtes, l'une
sur la forme et l'autre sur le fond.
Sur la forme, vous avez parlé d'égalité et de
légitimité. Autant que je sache, deux jours après le
début des frappes, un projet de résolution a été
déposé demandant l'arrêt de celles-ci. Seule la Russie et
la Chine ont voté pour, ainsi qu'un troisième pays, la Namibie,
je crois. Les douze autres ont voté contre. On peut donc parler de
légitimité.
Quant au fond, l'effondrement de la Russie n'est-il pas finalement plus
dangereux que satisfaisant ? Il y a des risques de dérives,
notamment militaires. L'arsenal militaire russe est encore très
important.
M. le président
- J'ajouterai quelques questions sur la
troisième partie de votre exposé et sur les premiers
enseignements militaires de la crise du Kosovo.
Vous avez posé la question de savoir si l'Europe avait une
capacité de commandement. Je voudrais préciser quelques points.
Comment faudrait-il, à vos yeux, renforcer les moyens de renseignements
et d'observations européens ou français pour disposer d'une
meilleure autonomie de jugement, ce qui est essentiel dans une guerre de ce
type ? A-t-on fait de réels progrès ? Comment
convaincre nos partenaires européens d'aller de l'avant ? Ces
projets de satellites entre l'Allemagne et la France n'avancent pas !
Quelles leçons tirez-vous vous du rôle du Foch durant la crise, au
regard de la décision à prendre quant à la commande d'un
second porte-avions ? Le ministre a semblé affirmer que cette
décision ne figurerait probablement pas dans la prochaine loi de
programmation, alors que, semble-t-il, les Britanniques s'orientent maintenant
vers des porte-avions de ce type. Croyez-vous à la possibilité
d'une coopération franco-britannique ou européenne en la
matière ?
Quels enseignements majeurs tirez-vous de la crise Kosovo dans le domaine des
équipements militaires -munitions, missiles de croisière,
hélicoptères de combat- et dans le domaine des effectifs ainsi
que de la professionnalisation des forces ?
Il faut aussi rappeler que cette "guerre" s'est produite durant la
période de réforme de nos armées, qui s'achèvera en
2002. Je suis également frappé -je l'ai dit hier soir à la
tribune du Sénat- par la contrainte qui s'exerce sur nos budgets
militaires. Je m'interroge sur la façon dont seront financées les
opérations extérieures. Il y en a pour à peu près
6 milliards, dont 4 pour le Kosovo. Qui va payer ?
Enfin, comment favoriser selon vous le développement des affaires
civilo-militaires, dans lesquelles il semble que la France et l'Europe auraient
du retard sur les Etats-Unis ?
M. Thierry de Montbrial
- M. de La Malène m'a
interrogé à propos de l'OTAN. Je crois que la question du
fonctionnement d'une alliance a toujours été et est toujours une
question complexe. Il s'y ajoute, dans le cas de l'OTAN, le fait qu'il s'agit
d'une bureaucratie et d'une alliance particulière.
Historiquement, l'Alliance atlantique est unique ; c'est même
quasiment devenu une institution internationale. Du reste, les
Américains poussent à transformer l'OTAN en une véritable
institution internationale transatlantique.
Je le souligne, parce que l'aspect bureaucratique de l'OTAN est très
particulier, et les modes de communication pour mettre tout ce beau monde
d'accord, également. Je crois que l'état-major de l'OTAN envoyait
à chaque pays membre des tonnes de papiers auxquels on appliquait le
principe du silence : si le destinataire ne répond pas, on
considère qu'il est d'accord.
C'est pour cela que cela a relativement bien marché. Si le blocus naval
n'a pas été entrepris, c'est parce qu'il n'y a pas eu de
consensus. Les mécanismes de décision sont très importants
dans une opération comme celle-là, où il faut
réagir très vite, avec un grand nombre de partenaires qui ont
leur souveraineté et qui entendent l'exercer un minimum.
M. le président
- Seuls deux pays auraient
soulevé des objections aux propositions de l'OTAN : la
Grande-Bretagne et la France.
M. Thierry de Montbrial
- Ce qu'il y a de très bien, c'est
qu'il y a un principe de réalité qui fait que le poids
réel des pays -c'est très important par rapport à la
suite- est proportionnel à leur contribution, et donc à leur
puissance militaire. On en revient à cette question fondamentale.
Vous dites que cela a bien marché parce que ce sont les
Américains qui ont tout décidé. Je pense que c'est
à la fois vrai et faux. Il faudra que l'on ait une analyse plus fine sur
ce point.
Je ne sais pas si le général Clark est digne d'être
Maréchal de France -personne ne l'a proposé d'ailleurs- mais je
crois qu'il y a eu une certaine confusion dans la conception stratégique.
Il n'est pas tout à fait vrai que les Américains ont tout
décidé : je constate que nos autorités font beaucoup
d'efforts pour expliquer que la France a joué un rôle majeur dans
toute l'affaire, au moins sur le plan diplomatique.
La question que vous soulevez est fondamentale. De Gaulle demandait :
"Peut-on faire une fédération sans
fédérateur ?". Est-il possible de faire marcher une Union
européenne sans leader sur le plan de la politique de
défense ? C'est la grande question ! Personnellement, je
répondrai que c'est impossible, parce que je crois que la construction
européenne est quelque chose de nouveau et qu'elle est aussi
nécessaire que l'a été la construction des Etats-Nations
à la fin du Moyen-Age. Nous subissons des transformations
technologiques, des transformations de société, et des
transformations économiques aussi importantes que celles qu'on a connues
à la fin du Moyen-Age, et les modes de Gouvernement son en train de se
transformer.
Cela va prendre du temps : l'Union européenne n'a que quarante-deux
ans, et il faudra encore quelques décennies pour que certaines choses se
clarifient. On est en train de fabriquer quelque chose de nouveau, et l'on ne
sait pas exactement quoi. La question est légitime, mais on ne peut
raisonner uniquement par rapport au passé dans cette affaire.
Je suis d'accord avec M. Caldaguès à propos du
concept : "Donner et retenir ne vaut". Je voudrais retenir votre
interrogation sur M. PESC : M. Solana sera-t-il un bon
M. PESC ? M. Solana est un pacifiste qui a finalement
mené la guerre. Il a montré qu'il était un homme
extrêmement flexible ; nous verrons bien comment il se comportera.
C'est un homme politique avisé et intelligent. Un M. PESC doit
être capable de caresser les Américains dans le sens du
poil.Comment agira-t-il ? Peut-être nous réserve-t-il des
surprises !
Derrière cela, je crois que la question fondamentale, c'est la France,
l'Allemagne et la Grande-Bretagne.
Je crois que, pour le moment, l'interlocuteur le plus important dans les mois
qui viennent pour connaître la tonalité, c'est la Grande-Bretagne.
Il faut être prudent. La vraie question est de savoir quels enseignements
les Anglais tireront de tout cela. Ont-ils réellement envie d'aller dans
le sens de l'esprit de Saint-Malo ou non ? C'est la clef. Si les Anglais
tirent de tout cela la leçon qu'il faut aller dans le sens d'une
politique plus européenne, c'est une chose ; dans le cas contraire,
nous serons complètement bloqués !
A M. del Picchia, je répondrai que le plan légal, c'est
l'autorisation. Une fois l'action entreprise, c'est un jeu d'enfant
diplomatique que d'aller faire le siège de chaque
délégation pour les convaincre de ne pas se singulariser. A
partir du moment où l'action débutait, les enjeux devenaient
tellement importants qu'aucun petit Etat n'aurait pris la responsabilité
d'affronter simultanément les Etats-Unis et les principaux pays
Européens.
M. Robert del Picchia
- Ma question ne portait pas sur la
légalité, mais sur la légitimité.
M. Thierry de Montbrial
- La légitimité, c'est au
niveau du sentiment. Ce qui est légitime pour les uns ne l'est pas
forcément pour les autres !
Quant à l'effondrement de la Russie, il y a deux aspects. Les
Américains n'ont pas l'air trop inquiet au sujet des armes
nucléaires, alors qu'ils sont extrêmement vigilants sur ce point.
On peut leur faire confiance.
Je ne sais même pas quel est l'ordre de marche des armes
nucléaires russes à l'heure actuelle. Ces
systèmes-là doivent être entretenus en permanence. Je pense
que, techniquement parlant, ce ne doit pas être tellement brillant.
Ce qui m'inquiète davantage, c'est qu'il n'y a plus aucun contrepoids.
Le système international est, d'une part, complètement
déséquilibré et, d'autre part, l'Europe est
entourée d'un champ de ruines : les pays des Balkans sont dans une
situation économique catastrophique et toute la zone de l'ex-Union
soviétique est dans un état d'effondrement dramatique. Le
Moyen-Orient est loin d'être sorti d'affaires. Même s'il
possède des potentialités, il existe également beaucoup de
difficultés. Enfin, l'Afrique est dans l'état que l'on sait.
Mon inquiétude au sujet de la Russie ne concerne pas tellement la
question des armes nucléaires -sans la mésestimer- mais la
situation d'ensemble.
Enfin, la question des moyens de renseignement et d'observation est en effet un
sujet fondamental, Monsieur le Président. J'ai été
frappé, lors de la réunion de lundi -et c'est un point que vous
pourriez vérifier en auditionnant nos chefs militaires- par le fait
qu'il semble qu'il y ait une prise de conscience chez nos partenaires
européens, qui commencent à se rendre compte que la position
française en la matière est légitime.
Il faut que l'affaire du Kosovo serve d'impulsion.
La question des porte-avions est inséparable de la question du budget de
la défense dans son ensemble. Dans des opérations de ce genre,
les porte-avions sont tout à fait essentiels, surtout quand on n'a pas
la maîtrise complète du terrain avoisinant. Mais ils coûtent
des fortunes, et c'est un problème de choix.
Vous avez mentionné un certain nombre d'autres équipements :
je constate que les missiles de croisière ont été peu
employés. Les avions furtifs n'ont pas l'air d'avoir non plus
joué un rôle important. En fait, on n'en avait pas besoin,
étant donné la nature des défenses aériennes de
l'adversaire. Les Apaches, qui constituent des équipements
extrêmement sophistiqués, ont pour leur part donné lieu
à quelques pantalonnades. Leur déploiement s'est fait en grande
pompe, on a perdu des semaines et l'un d'eux s'est finalement
écrasé sans avoir pu être utilisé. En
définitive, on n'y a même pas eu recours ! On ne peut tout
avoir. Le vrai problème c'est, comme toujours, celui du choix. Je crois
que, de toutes façons, nous devons augmenter nos budget de
défense. Si nous le faisons pas, nous serons incohérents.
C'était le sens de la conclusion de mon exposé. Même si
nous parvenons à les augmenter et à renforcer la coordination
avec nos partenaires, il y aura des choix à effectuer, car ces
équipements coûtent extrêmement cher.
Concernant la professionnalisation, nous sommes au milieu du gué. Lundi,
on nous a expliqué qu'à terme, on pourrait être capable de
projeter un nombre d'hommes supérieur à celui des Britanniques
actuellement.
Je crois que cette expérience illustre, s'il en était besoin, le
fait que la professionnalisation est inévitable de ce point de vue.
C'est une conclusion que l'on peut tirer sans risque d'erreur.
Je ne fais pas justice à tous les points que vous avez soulevés,
mais c'est impossible.
M. le président
- Merci. C'était une audition
passionnante, qui conclut une série d'auditions qui nous permettront
d'établir un rapport.
*
M. Michel Caldaguès a alors précisé, à la suite de l'audition de M. François Heisbourg le 9 juin 1999, que la marine française avait reçu l'ordre à Haïphong, en 1946, de ne pas ouvrir le feu et ce n'est qu'après avoir eu une centaine de morts dans ses rangs, donc en position de légitime défense, qu'elle avait riposté, avec les conséquences relevées par M. François Heisbourg pour les populations civiles.