4. M. Pascal Boniface, président de l'Institut des relations internationales et stratégiques et directeur de la publication " Relations internationales et stratégiques " (le 16 juin 1999)
Monsieur
le Président, Mesdames, Messieurs, c'est toujours non seulement un
plaisir, mais également un honneur, que d'être auditionné
par la commission.
Je vous livrerai brièvement quelques réflexions sur les
premières séries de conséquences et de conclusions que
l'on peut tirer sur cette phase de la guerre qui s'est terminée il y a
maintenant une semaine, et qui a duré 78 jours.
Je pense que le problème principal que soulève cette guerre est
celui de la légitimité, et c'est sur ce sujet que l'ensemble des
débats ont été conduits, aussi bien sur le plan national
qu'international. Il est désormais indispensable, lorsqu'on conduit une
action militaire, qu'elle soit considérée comme légitime
par l'opinion publique, par les représentants de la Nation, mais
également à l'extérieur des frontières.
Cette guerre est née d'une contradiction inhérente aux deux
piliers de l'ordre international depuis 1945, qui ont assuré la
stabilité du monde pendant cinquante ans et qui sont aujourd'hui devenus
incompatibles.
Ces deux piliers qui ont permis la reconstruction du monde sur les ruines du
nazisme étaient d'une part le respect de l'intégrité
territoriale des Etats, en réaction au viol de ce principe par le
nazisme et par l'Italie fasciste, et également celui du droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes.
C'est à l'abri de ces deux piliers incontestés de l'ordre
international que s'est développée une certaine stabilité
de 1945 à nos jours, sur fond de compétition Est-Ouest.
Le problème vient du fait que ces deux piliers se montrent parfaitement
incompatibles depuis une dizaine d'années. Au Kosovo, ils
l'étaient totalement. Si l'on privilégiait l'un, on laissait
Belgrade faire ce qu'il voulait : le Kosovo fait en effet partie du
territoire yougoslave, les occidentaux ne l'ayant pas remis en cause. Si l'on
mettait en avant le principe du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes, on intervenait pour protéger une population qui
était menacée.
C'est ce dernier choix qui a était fait, et ceci amène un autre
type de contradiction entre la légalité de l'usage de la force et
la moralité de cet usage.
Si l'on avait appliquér la légalité au sens strict du
terme, la guerre n'aurait pas eu lieu. Les pays de l'OTAN n'étaient pas
menacés. Il n'y avait pas atteinte à leur intégrité
territoriale. L'article 5 ne pouvait donc jouer, pas plus que l'article 51 de
la charte des Nations-Unies, la Yougoslavie n'attaquant aucun pays
extérieur.
Il a donc fallu qualifier la situation d'atteinte au maintien de la paix et de
menace grave pour le maintien de la paix pour légitimer, plus que pour
légaliser, une intervention militaire qui allait prendre une grande
ampleur.
Enfin, la dernière contradiction est inhérente à
l'ensemble des démocraties occidentales. De plus en plus, nos forces
armées sont préparées pour la projection, et l'on voit
qu'il est de plus en plus compliqué politiquement de projeter des forces.
Lorsque, dans les années 1980, notre défense était
principalement assise sur la défense territoriale, il n'y avait
même pas de débat pour savoir si l'on devait ou non envoyer les
troupes combattre au Tchad ou au Liban.
Il y a eu là un débat beaucoup plus important, au sein de la
Nation, sur le fait de savoir s'il fallait ou non -et de quelle façon-
participer à cette action militaire.
Les forces armées, non seulement en France, mais également dans
l'ensemble de l'Europe et aux Etats-Unis, sont donc formatées pour la
projection, mais la projection devient quelque chose qui, politiquement, est de
plus en plus sensible. L'utilisation de la force doit s'entourer de
précautions politiques qui n'étaient pas de mise auparavant.
Certaines armées sont donc équipées pour la projection,
mais il est plus difficile de les mettre en oeuvre.
Au passage, je note que cette guerre clôt définitivement le
débat sur le service national. On voit bien que le service national
n'avait plus d'utilité militaire, et que les forces armées mises
en jeu ne pouvaient être celles du service national.
Majoritairement, les Français étaient favorables aux frappes
aériennes. S'il y avait encore eu une conscription, avec un risque
d'envoi d'un contingent au Kosovo, je crois qu'il y aurait eu peu de
débats sur l'utilisation de la force armée sur ce
théâtre extérieur. Ni matériellement, pour des
questions d'utilisation de la force, ni politiquement, le service national
n'aurait renforcé la donne militaire française dans cette affaire.
La décision de supprimer le service national prise il y a maintenant
trois ans par le Président de la République préfigurait
donc bien le mouvement en cours sur la projection des forces. Le débat
est clos, mais je crois que c'est un problème historique qui ne sera
désormais plus relancé dans la configuration géopolitique
actuelle.
On voit également, avec cette intervention, qu'il y a à la fois
intérêt et inconvénient à agir en coalition. Le fait
d'agir de façon collective, par le biais d'une alliance, donne plus de
légitimité à l'action militaire.
Le fait que dix-neuf pays, malgré tout de cultures différentes,
soient unanimes sur le principe de l'intervention militaire -bien qu'il puisse
y avoir des modalités d'interprétation- confère une
légitimité très forte à cette action. On voit mal
dans quelles circonstances la France pourrait aujourd'hui intervenir seule
militairement sur un champ d'action, en tout cas en Europe.
On pourrait peut-être l'imaginer en Afrique, pour la protection de nos
concitoyens, ou à l'extérieur, lors d'une opération
très spécifique mais, de plus en plus, nos forces armées
seront utilisées de façon collective, en coalition avec d'autres
pays, Alliance atlantique ou autres. Il faut donner à l'intervention
militaire, pour des questions de légitimité, une sorte d'onction
internationale, et ne pas se contenter d'une décision nationale.
L'onction internationale rend moins contestable l'usage de la force, lorsqu'il
ne s'agit pas de défendre son territoire et, de plus en plus, nous
aurons à agir de façon collective, par le biais de l'OTAN, de
l'ONU ou, éventuellement, de l'OSCE, si cette dernière prend une
vigueur qu'elle n'a pas pour le moment.
On voit également bien les inconvénients : il faut
quotidiennement négocier à plusieurs la façon dont se
déroulent les opérations. Si, politiquement, la chose est rendue
plus facile, militairement elle est plus compliquée, puisque ceci
implique un contrôle de la conduite des opérations et des
négociations permanentes.
S'agissant des relations entre l'ONU et l'OTAN, la France s'est battue durant
plusieurs mois pour que l'usage de la force relève d'une décision
de l'ONU. Nous avons mis cette demande de côté pour ce qui
concerne le Kosovo et s'est engagé par la suite tout un débat
pour savoir quelle était la règle et quelle était
l'exception. Peut-être chaque règle souffre-t-elle des exceptions,
mais il fallait savoir qui fixerait la règle et qui établirait
les exceptions. Si les Américains avaient défini les exceptions,
cela aurait évidemment conféré une tournure assez peu
agréable à nos propres positions.
Ceci a été l'un de mes plus grands soucis, l'urgence risquant de
compromettre une architecture globale qui pouvait être utilisée
dans de nombreux autres conflits et pour de nombreuses autres dispositions.
Je pense qu'on peut se féliciter, in fine, que l'ONU ait
été réintégrée dans le jeu, grâce
à la France, mais aussi grâce à la plupart des autres pays
européens. Nous avons sauvé l'essentiel en imposant aux
Américains que l'Organisation des Nations-Unies soit un des acteurs du
règlement du conflit. Peut-être la leçon sera-t-elle
retenue pour l'avenir, et qu'on y réfléchira à deux fois
avant de mettre en oeuvre des décisions qui enlève à l'ONU
toute responsabilité.
De même, la Russie a été exclue du début de la
guerre et du règlement, alors qu'elle participait au groupe de contact.
Elle a été réintroduite à plusieurs reprises et
s'est réintroduite à sa façon, en envoyant la
première ses soldats à Pristina, mais on a bien vu, durant ces 78
jours, qu'il était difficile de trouver une solution à un conflit
européen à laquelle ne participe pas la Russie. S'il y a deux
excès à éviter, c'est bien de vouloir totalement exclure
la Russie, ou de lui donner un droit de veto sur nos actions.
Il ne s'agit pas de lui donner un poids supérieur à son poids
réel, mais pas non plus de penser qu'elle est devenue quotité
négligeable. Le fait de la traiter comme un partenaire, certes
difficile, et à qui il faut tenir un langage de vérité,
n'est pas une question de principe : il y va de notre intérêt.
Pour ce qui concerne le débat politique intérieur
français, ce qui me frappe c'est que la cohabitation a plus
facilité l'intervention militaire qu'elle ne l'a empêchée.
J'ai le sentiment, en tant qu'observateur extérieur, que la cohabitation
a un peu réduit les éventuelles interrogations de chaque famille
politique. Les deux acteurs principaux, le Président de la
République et le Gouvernement, étant sur la même ligne,
l'espace de contestation devenait moins grand et alors que, souvent, il est dit
parmi les commentateurs que la cohabitation empêche l'action, dans ce cas
précis, elle m'a plutôt parue faciliter l'action qui a
été entreprise.
Par ailleurs, on voit que le soutien de l'opinion publique a été
un souci constant des autorités françaises. On a ainsi
assisté à ce qui s'était passé pendant la guerre du
Golfe : s'assurer à chaque instant, au quotidien, que la population
française continuait à soutenir la participation de nos forces
à cette opération militaire.
Je crois que c'est maintenant quelque chose auquel on n'échappera plus.
Chaque action militaire d'une certaine envergure demandera un soutien massif de
l'opinion publique. Il me semble difficile d'entreprendre aujourd'hui une
action militaire d'envergure en dépit des réticences ou avec
l'opposition de la majorité des Français. On assiste
à une irruption de l'opinion publique dans la conduite de la guerre, qui
n'existait pas dans la période antérieure.
Milosevic a perdu pour deux raisons. Tout d'abord, il a perdu la bataille de la
"victimisation". S'il n'avait pas expulsé les Kosovars après le
début des frappes, les opinions publiques occidentales se seraient
beaucoup plus divisées. Ce qui a cimenté les gouvernements et les
opinions publiques, c'est la vue des réfugiés.
Par ailleurs, Milosevic a voulu déstabiliser les pays voisins et
l'Alliance en expulsant un million de Kosovars. S'il les avait simplement
gardés sur le territoire, au bout de quinze jours, l'opinion publique
aurait demandé l'arrêt des bombardements sur la Yougoslavie. C'est
pour cela qu'il a perdu la guerre et qu'il a échoué dans sa
tentative de diviser les pays occidentaux. A aucun moment il n'a pu diviser
suffisamment les gouvernements européens dont pourtant un certain nombre
était formé de coalitions de forces politiques dont il
n'était pas acquis qu'elles demeurent soudées en temps de guerre.
La transformation la plus importante est celle des Verts allemands, venus
à la politique par le pacifisme et par l'opposition au
déploiement de Pershing américains sur leur territoire, dans les
années 1980. Certains dans leurs rangs sont même allés
jusqu'à réclamer une intervention terrestre.
Les images des réfugiés ont donc soudé les coalitions, et
il n'a pas été possible de jouer sur la division. C'est pourquoi
l'OTAN pouvait continuer ses frappes très longtemps.
Les frappes ont, au début, renforcé Milosevic, mais fini par
jouer en faveur de la coalition, qui ne pouvait pas ne pas gagner la guerre. Le
seul danger était la division. Le tout était de savoir à
partir de quand le temps allait cesser de jouer pour Milosevic et en faveur de
l'Alliance.
Le paradoxe, maintes fois relevé, est que l'OTAN est intervenue sans
être attaquée, mais au nom de valeurs et non au nom de la
défense territoriale. A l'avenir, la ligne de partage sera beaucoup plus
difficile.
La conséquence la plus positive de ce conflit concerne l'Europe de la
défense. Il peut paraître paradoxal, puisqu'il s'agit d'un conflit
mené par l'OTAN, où l'Europe pèse peu, que les combats
aient été menés pour 85 % d'entre eux par des moyens
américains et que les moyens européens n'ont pas
été décisifs dans la façon dont ce conflit a
été mené.
Cela peut également paraître curieux, dans la mesure où
l'on connaît le poids américain au sein de l'OTAN.
Si la guerre a été menée grâce à des moyens
américains, elle a cependant été cogérée
à égalité par les Américains et les
Européens.
En effet, pour des raisons de légitimité, les Américains
ne pouvaient agir sans un soutien européen. On peut penser que si les
Européens n'avaient pas cogéré cette guerre, la
Yougoslavie aurait subi des bombardements aériens beaucoup plus
intensifs.
Bizarrement, jamais le poids européen n'a été aussi fort.
Paradoxalement, ce qui est ressenti en Europe, c'est une absence et une
volonté de combler cette absence, et jamais les pays européens ne
m'ont semblé aussi prêts à faire plus pour aller vers une
plus grande autonomie par rapport aux Etats-Unis.
Le moment était bien choisi, après le sommet de Saint-Malo,
l'Allemagne ayant par ailleurs moins peur d'elle-même et
redécouvrant les joies de l'intervention stratégique. Les
Allemands sont en effet moins réticents à exercer leur puissance,
les Britanniques ne pensent plus uniquement en termes atlantiques, mais
également en termes européens, et nous, Français,
intégrons le fait qu'une Europe forte nécessite une Allemagne
elle-même plus puissante et une Grande-Bretagne plus présente.
Ceci venant à la suite des accords de Saint-Malo, et dans un
débat assez intense en Europe, on peut penser que l'idée, mainte
fois évoquée, de pilier européen de la défense et
de PESC, a connu un effet accélérateur, du fait de la guerre au
Kosovo où, malgré leur poids relativement important, les
Européens ont ressenti l'absence de moyens militaires. Qu'aurait-on fait
si les Américains n'avaient pas voulu venir ?
Si la guerre a été gagnée relativement facilement, la paix
sera beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre. Les difficultés
commencent d'ailleurs. Bien sûr, il existe une façon de les
résoudre, en laissant tous les Serbes quitter le Kosovo, comme cela est
en train de se passer, puis de déclarer le Kosovo indépendant
dans deux ou trois ans.
Il sera toutefois difficile d'expliquer aux Serbes qu'on a fait la guerre non
contre eux mais contre Milosevic s'il n'y a plus un Serbe au Kosovo d'ici trois
mois ! Le maintien d'une présence serbe au Kosovo est donc l'un des
enjeux essentiels pour légitimer cette guerre a posteriori, comme elle a
été légitimée a priori par la volonté de
protéger les Kosovars.
L'OTAN doit également demeurer vigilante et ne pas laisser l'UCK "en
roue libre", d'une part parce que les Kosovars modérés seront les
premiers à en souffrir et d'autre part parce que Rugova sera mis
à l'écart.
Par ailleurs, les Serbes risquent d'être victimes de règlements de
comptes, alors que tous n'ont pas eu un comportement inadmissible pendant la
guerre. Si l'on veut montrer aux Serbes qu'ils n'ont pas que des ennemis,
l'enjeu d'une présence serbe au Kosovo est donc essentiel.
Je crois qu'il faut être conscient que si cette guerre a
été présentée très souvent comme une guerre
du bien contre le mal, elle a pu être perçue différemment
dans le monde, non seulement en Yougoslavie, en Russie ou en Chine, mais
également en Inde, au Brésil, en Afrique du Sud ou ailleurs.
Cette guerre, en dehors du monde musulman et du monde occidental, a plus
été vécue comme la guerre des forts contre les faibles que
comme la guerre des bons contre les mauvais ou de la justice contre la
barbarie, et il faut en tenir compte pour éviter un triomphalisme
déplacé, qui pourrait amener quelques désagréments.
Il faut également faire attention, car si le Kosovo devient
indépendant -et je vois mal comment il ne le sera pas d'ici quelques
temps- il sera difficile, si l'on applique le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes aux Kosovars, de ne pas le laisser s'appliquer aux
Serbes de Bosnie ou à d'autres entités dans la région.
Bien sûr, on pourra dire que ceci remettrait en cause un édifice
fragile, mais c'est déjà fait, et le problème de la
prolifération étatique et du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes est un problème qui risque de se poser encore
longtemps. Pour éviter les débordements, il faut penser que notre
présence militaire dans la région durera assez longtemps, de
même qu'il a fallu une présence américaine en Europe
très longtemps après 1945.
Malheureusement, le départ rapide de cette force internationale risque
plus d'annoncer d'autres guerres qu'une réconciliation qui,
nécessairement, prendra un certain temps.
S'agit-il d'un modèle de guerre future ou de la dernière guerre
du siècle ? Il s'agit certainement d'un modèle de guerre
future, qui illustre la difficulté d'utiliser la force à
l'extérieur et la nécessité d'obtenir un soutien constant
de l'opinion. En Europe, je ne vois pas d'autres façons d'intervenir. Il
n'y a pas vraiment d'autres raisons comparables. Avant le début du
conflit, il y a eu 2.000 morts au Kosovo. Or, il y en a eu 8.000 en Irlande du
Nord, 30.000 au Kurdistan, 100.000 en Tchétchénie, sans qu'il y
ait intervention. La répression de l'INTIFADA a fait 1.600 morts sans
provoquer trop d'émotions.
Milosevic est bien sûr coupable, mais il est faible avant tout. C'est sa
faiblesse qui a justifié l'intervention occidentale, plus que sa
culpabilité, culpabilité dont il n'a malheureusement pas le
monopole.
Il n'est pas certain que toutes les populations opprimées se voient
rapidement aidées dans le futur ; ce serait faire preuve d'un
optimisme déplacé que de penser qu'à partir d'aujourd'hui,
le droit d'ingérence va s'exercer de façon totale. Il est
d'ailleurs très discutable et s'exerce toujours dans un seul sens :
il n'y a en effet pas de droit d'ingérence des faibles dans les affaires
des forts... C'est un critère extrêmement délicat
à mettre en oeuvre, car on ne sait pas qui le détermine. Je ne
vois pas de peuple opprimé susceptible de recevoir rapidement une aide
équivalente à celle qu'ont reçue les Kosovars.
En fait, c'est la crédibilité de l'OTAN qui était surtout
en jeu. Si l'OTAN est intervenue, c'est parce qu'il y a eu les accords de
Rambouillet, et également pour solder dix ans de conflit en
ex-Yougoslavie. Milosevic a payé un certain nombre de factures qu'il
n'avait pas honorées auparavant, et qu'on lui a présentées
en bloc, essentiellement pour préserver la crédibilité de
l'OTAN, à l'aube de son cinquantième anniversaire. Ce qui
était en jeu, c'était plus la crédibilité de l'OTAN
que le sort des Kosovars.
M. le président
- Merci de cet exposé plein de bon
sens.
La parole est aux commissaires...
M. Christian de La Malène
- Monsieur le Président, je
voudrais m'associer à vos remerciements et à vos
félicitations concernant les réflexions qui viennent de nous
être livrées, et que je partage pour une grande part.
Vous avez, Monsieur le Directeur, assez longuement insisté sur la
légitimité. Elle est au coeur de ce débat, comme elle est
au coeur des débats futurs. Pourquoi sommes-nous intervenus ?
Nous sommes intervenus parce que la situation au Kosovo, nous a-t-on dit, -et
nous l'avons cru-, était insupportable. Mais vous avez conclu en disant
qu'on était en réalité intervenu pour solder dix ans de
conflits et pour justifier l'OTAN.
Nous n'avons cependant accepté d'intervenir que parce que nous ne
courrions aucun risque ! Si nous en avions courus, si nous avions
risqué des pertes humaines, nous aurions trouvé la situation
déplorable, mais supportable !
Je voulais savoir si vous partagiez ce sentiment.
M. André Boyer
- Monsieur le Directeur, vous avez
évoqué, en l'annonçant comme une probabilité, un
statut d'indépendance pour le Kosovo. Jusqu'alors, on ne parlait que
d'autonomie. Mais il apparaît à l'évidence que la
tragédie réelle du Kosovo et la réaction des Serbes qui
quittent la province feront que cette notion d'autonomie sera excessivement
difficile à mettre en oeuvre. A quel moment pourra-t-on selon vous le
prévoir ?
Mme Danielle Bidard-Reydet
- J'ai beaucoup apprécié
l'exposé de M. Boniface et j'ai deux questions à lui poser.
La première rejoint l'autonomie du Kosovo. Le point de départ a
été l'autonomie substantielle. On a également parlé
d'indépendance. Je n'ai pas entendu citer le mot de "partition" :
où en est-on ?
Ma deuxième question concerne la reconstruction. On sait que les
oppositions ethniques sont souvent liées à des
inégalités profondes de développement. Où en est-on
de la réflexion sur la reconstruction de la Serbie, du Kosovo et
également de l'Albanie, l'un des pays parmi les plus pauvres d'Europe,
de façon à éviter, dans quelques années, que les
mêmes causes ne produisent les mêmes effets ?
M. Emmanuel Hamel
- Monsieur le Directeur, avez-vous le sentiment
que les Etats-Unis vont freiner le mouvement vers la création d'une
Europe de la défense ? Ils ont de nombreux moyens pour le faire.
Deuxièmement, est-ce que la connaissance que vous avez de la situation
politique russe, et d'après ce que vous savez de l'état
matériel et psychologique de l'armée, justifiait vraiment qu'on
ait fait appel à eux pour essayer d'accélérer la fin des
combats face à la Serbie ? Cela présentait-il plus
d'inconvénients de les laisser à l'écart?
M. le président
- J'ai une question à vous poser de
la part de M. Dulait.
Je la lis... :
"Des dépêches récentes ont fait
état de la prise en charge par
les Américains d'une partie
des travaux du " huitième corridor " qui devait relier, avant
la fin 2000, l'embouchure du Danube au canal d'Otrente. Pouvez-vous nous donner
des précisions sur cette réalisation et, plus
généralement, sur l'importance de la signification de telles
actions américaines ?".
J'en viens à mes questions. Cette guerre a une
caractéristique : c'est une guerre aérienne. Peut-on dire
aujourd'hui qu'une guerre peut-être gagnée par l'aviation ?
Deuxième question : vous avez parlé de M. Milosevic.
Comment va se présenter la succession ? Peut-on tirer des
enseignements de la position de Saddam Hussein en Irak ? N'y a-t-il pas des
personnalités dangereuses dans son entourage ?
Enfin, s'agissant des relations entre la France et l'OTAN, comment
analysez-vous les avantages et les inconvénients de
l'exception française au sein de l'OTAN ? Il y avait autrefois
les Espagnols ; maintenant, nous sommes seuls. N'y a-t-il pas un hiatus
entre la place réduite occupée par les militaires français
à Bruxelles, et l'importance de leur rôle sur le terrain ?
M. Pascal Boniface
- Je suis entièrement d'accord avec
M. de la Malène. Les Tchétchènes ont payé un
prix plus important que les Kosovars, mais la Russie avait des armes atomiques.
Il aurait donc été risqué de venir au secours des
Tchétchènes.
On peut dire que l'on viendra au secours de tout peuple opprimé, sauf
s'il est opprimé par un membre de l'OTAN, par un pays qui possède
des armes nucléaires ou qui détient une certaine puissance.
L'irruption de la morale dans le champ des relations internationales est plus
un instrument qu'une fin ; la morale surgit surtout lorsqu'il y a un
intérêt à agir et que l'on veut le légitimer.
Malheureusement, il faut bien constater que ce n'est pas au nom de la morale
que les Etats agissent : l'intérêt l'emporte encore, et s'il
y a un risque, ce qui était illégitime devient donc supportable.
S'agissant de la question du sénateur Boyer, même si,
officiellement, il s'agit d'une autonomie et que l'on reste dans le cadre de la
Yougoslavie, je crois que l'indépendance est inscrite dans la
réalité. La question que l'on peut se poser est de savoir si elle
aura lieu dans deux ou dans dix ans, mais l'indépendance du Kosovo est
désormais inéluctable.
Ce n'est pas forcément bon, car si tous les peuples réclament un
Etat indépendant, cela risque de devenir difficile à
gérer !
Bizarrement, ceux qui combattaient Milosevic au nom de principes
éthiques admettent que chaque peuple ait son propre territoire, sur
lequel il n'y aura pas d'autres nationalités que la leur. Le nettoyage
ethnique n'est pas le monopole de Milosevic dans la région. Apparemment,
l'UCK s'en accommode fort bien, et Tudjman l'a pratiqué sans en subir
les inconvénients en Croatie.
C'est là une situation dangereuse, non seulement sur le plan des
principes, mais aussi sur celui de la cohabitation. A chaque fois qu'on a voulu
séparer les ethnies, on n'a pas eu de paix pour autant : regardez
Israël et les pays arabes, l'Inde et le Pakistan.
L'autonomie substantielle est une façon de concilier le droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes, mais elle est
dépassée. Elle reste valable si elle se fait de
l'intérieur, mais non si elle est assurée par une force
extérieure. On voit que les accords de Rambouillet, avec une
présence des troupes de l'OTAN qui pouvaient passer par le territoire
yougoslave, amenaient l'indépendance du Kosovo.
Concernant la partition, je crois que si l'on avait envisagé celle-ci
avant le début de la guerre, peut-être aurait-on
évité cette guerre. On refuse la partition en disant que ce
serait accorder une victoire à Milosevic. Peut-être : il a
tout perdu et n'a donc plus rien à réclamer, mais au
départ, peut-être les Kosovars et les Serbes auraient-ils pu se
mettre d'accord sur la partition. On a voulu l'éviter parce que cela
rappelait de mauvais souvenirs aux Allemands, mais peut-être l'a-t-on
fait par principe, sans voir à quoi pouvait mener cette position.
La partition est certainement à condamner si elle a lieu dans le sang,
mais si elle se déroule de façon négociée, comme en
Tchécoslovaquie, je ne vois pas où est le problème !
M. le président
- Comment peut-on découper un tel
territoire ? La partition présenterait de nombreuses
difficultés.
M. Pascal Boniface
- Si les Serbes avaient fait des propositions de
partition avant le début des conflits, peut-être les Kosovars s'en
seraient-ils accommodés pour avoir leur indépendance. Maintenant,
à quoi bon ? Ils auront de toute façon l'indépendance
et la totalité du territoire, mais avec la perspective de rester sous
intégrité territoriale yougoslave. La perspective d'une
indépendance, fusse partielle géographiquement, aurait pu
être plus tentante pour eux à l'époque.
Dès le début des frappes, j'ai été plutôt
favorable à la partition. Il valait mieux une partition immédiate
et arrêter les combats. Je me méfie toujours des signataires de
pétitions et des moralistes, qui refusent les solutions réalistes
et veulent une solution pure.
C'est comme la justice de Kant : il faut avoir les mains blanches, mais
quand on n'a pas de main, c'est difficile ! A force de chercher une
solution idéale, entre temps, d'autres se font massacrer...
Quant à la question de la reconstruction, elle rejoint un peu celle du
président de Villepin sur la succession de Milosevic. On n'envisage pas
d'aider les Yougoslaves tant que Milosevic sera au pouvoir. Maintenant que les
bombardements ont cessé, on peut de nouveau être opposant.
Auparavant, on était traître.
Tous les opposants serbes étaient contre les bombardements. Aujourd'hui,
l'opposition, dans la meilleure formule, mais aussi dans la pire, peut
reprendre la tête.
Certes, chacun peut souhaiter que Milosevic quitte le pouvoir. Ceci
étant, 50 % de la population yougoslave est en dessous du seuil de
pauvreté. Si Milosevic est encore au pouvoir en octobre, que
fera-t-on ? On peut dire que le fait de ne pas promettre d'aide est un
moyen de pression supplémentaire pour que les Yougoslaves poussent
Milosevic à partir, mais je crois qu'il faut sérieusement
s'interroger sur les alternatives, et ne pas permettre ce qui se passe en Irak.
J'étais favorable à l'intervention militaire en Irak, mais je
dois admettre que l'on joue contre nos intérêts en laissant la
population irakienne dans un tel état. C'est inadmissible, non seulement
sur le plan de la morale, mais également sur le plan des
intérêts. Ne recréons donc pas un second Irak au coeur de
l'Europe !
On est en train de se fabriquer des ennemis. Quelle peut être la vision
du monde occidental qu'auront les élites irakiennes dans dix ans ?
Ils ne peuvent nous percevoir comme des bienfaiteurs de l'humanité !
Il est clair qu'en tant que Français, nous n'arrivons pas à faire
entendre notre différence à propos de l'Irak. Nous sommes
toujours soupçonnés de vouloir faire du commerce, alors qu'on
peut être sûr que ce ne seront pas les compagnies françaises
qui seront les premières là-bas !
J'en viens à votre question sur les Américains et sur l'Europe de
la défense : ne comptons pas sur eux pour réaliser l'Europe
de la défense, ni l'Europe tout court ! Imposons-leur ! Nous
avons fait l'euro : les Américains s'en accommodent, mais ils n'y
ont pas aidé.
Pour la défense, c'est autre chose : nous avons déjà
l'OTAN. Il est plus difficile de réaliser la défense
européenne qu'une monnaie commune, qui n'existait pas. Cela ne signifie
pas qu'il faille rompre l'Alliance atlantique, mais avoir, à terme, un
véritable partenariat, et non une situation qu'un auteur
américain comme Brejinski décrit lui-même comme une
situation de vassalité de l'Europe à l'égard des
Etats-Unis.
Pour cela, il ne faut compter que sur nous-mêmes. Les Américains
pourront s'y adapter, mais ils ne susciteront pas ce mouvement. Je ne vois
d'ailleurs pas pourquoi ils le feraient.
Avait-on besoin des Russes ? Militairement, non, mais politiquement, ceci
privait Milosevic de sa dernière alternative possible. Le poids
militaire des Russes dans l'affaire n'est pas important, mais lorsqu'ils ne
sont plus avec Milosevic, il est vraiment contraint d'accepter le plan
arrêté par le G 8.
J'en viens à la guerre aérienne. Oui, on peut gagner une guerre
avec l'aviation. Ceux qui réclamaient une intervention terrestre ont
été démentis. Le tout est de savoir ce qu'on entend par
"gagner une guerre". Ceux qui ont dit, après le début des
conflits, que ces bombardements allaient renverser Milosevic, ont
également été démentis par les faits. Les
bombardements l'ont plutôt renforcé.
On peut donc gagner une guerre par attrition, en affaiblissant tellement
l'adversaire qu'il n'a plus qu'à se rendre ou à cesser le combat,
mais il n'aurait pu y avoir de gage territorial ou de gain. Tout dépend
de l'objectif de la guerre.
On ne peut proposer de solution diplomatique ou de solution militaire : il
y a un couplage des deux. C'est toujours une solution diplomatique qui va venir
régler une situation militaire. La solution diplomatique peut
également être mise en oeuvre par un chantage militaire. La guerre
aérienne consistait à épuiser l'adversaire. Le risque
était qu'il reste en place...
S'agissant des relations entre la France et l'OTAN, de la guerre du Golfe
à celle du Kosovo, la France a tenu son rang, aussi bien que les autres
pays européens intégrés dans l'OTAN. Politiquement, notre
avis a été aussi important sur la façon de mener la
guerre. Techniquement, nous avons moins de militaires dans les
états-majors, et bien des militaires français en souffrent
effectivement, mais y gagnerait-on davantage quant à l'influence
politique que nous pouvons avoir sur la conduite des opérations en
étant dedans : je n'en suis pas certain -pas maintenant en tout
cas !
Aujourd'hui, les Européens sont prêts à faire un pas vers
l'Europe de la défense. Je ne suis pas sûr que ce soit le meilleur
moment pour réintégrer l'OTAN, alors que d'autres sont
prêts à autre chose, qu'il s'agisse d'Européens
fidèlement atlantistes, comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne, ou
d'autres, qui sont disponibles, auxquels on pense moins, comme les Autrichiens,
les Suédois, ou les Finlandais qui, eux, n'intégreront jamais
l'OTAN, surtout après ce qui s'est passé au cours des trois
derniers mois.
Je crois donc que notre intérêt -et l'intérêt des
Européens- est de conserver cette position particulière, bien que
certains militaires français n'apprécient pas cette position
-mais cela dure depuis 33 ans !
M. André Boyer
- Les Serbes préfèrent-ils
rester présents au Kosovo ou que l'on reconstruise réellement
leur pays, dans les conditions évoquées
précédemment ?
M. Pascal Boniface
- Je crains que l'aide économique
accordée à la Yougoslavie ne soit pas à la hauteur des
besoins.
Peut-être a-t-on manqué le coche en réintégrant la
Yougoslavie sur la scène économique mondiale après les
accords de Dayton.
Une Serbie prospère pourrait faire son deuil du Kosovo, mais je crains
que l'aide soit trop comptée pour que la Serbie puisse devenir
prospère rapidement. En effet, en France, les trente glorieuses ont
largement aidé à oublier la décolonisation.
M. Emmanuel Hamel
- Je vous remercie.
J'ai personnellement été très frappé que les
gouvernements européens aient dû insister auprès des
Etats-Unis pour obtenir leur participation dans l'intervention au Kosovo, nos
moyens militaires n'étant pas suffisants.
Avec la connaissance que vous avez de tous les aspects non seulement
diplomatiques et politiques, mais aussi techniques et militaires du dossier, si
l'Europe voulait aujourd'hui se doter des moyens lui permettant, dans une autre
opération, d'intervenir seule, cela supposerait un effort de combien
de dizaines de milliards de francs ?
M. Pascal Boniface
- Environ un demi-point de PNB sur dix ans, en
plus de l'effort militaire actuel.
M. Emmanuel Hamel
- Vraiment ?
M. Pascal Boniface
- Oui. Je ne suis pas sûr que cette somme,
qui peut vous paraître minime, apparaisse également minime aux
électeurs, et je crains que l'autonomie stratégique
européenne ne soit pas suffisamment fédératrice pour que
les citoyens français ou européens puissent accepter cette
dépense.
Il y a d'autres façons d'y arriver : aujourd'hui, pour tous les
pays européens de l'OTAN, les dépenses militaires sont de
170 milliards de dollars ; pour les Etats-Unis, à eux seuls,
ils sont de 270 milliards de dollars. Mais les Etats-Unis ont aussi des
obligations que nous n'avons pas : ils sont par exemple présents en
Asie, alors que nous ne le sommes pas...
M. Emmanuel Hamel
- A combien faudrait-il passer pour gagner notre
autonomie d'intervention ?
M. Pascal Boniface
- Ce qui manque, ce sont principalement les
capacités d'intervention et de projection. Cela impliquerait 0,5 point
sur dix ans pour être à niveau. On peut le faire à moins,
en prenant un peu plus de temps.
M. le président
- Est-ce que vous prenez en compte l'avance
technologique américaine ? C'est une question qui me
préoccupe tout particulièrement. L'Europe, pour rattraper ce
retard, devrait développer les compétences et les moyens de
production adéquats.
M. Pascal Boniface
- En quoi l'avance technologique
était-elle utile ? Les Apache sont peut-être un merveilleux
outil, mais ils sont si merveilleux qu'on a peur de les détruire et on
ne s'en sert pas.
Les Etats-Unis ont peut-être une avance technologique très forte,
mais il y a eu des dommages collatéraux, pour ne pas employer le terme
de "bavures". Pour contraindre un pays à céder, ce n'est pas la
peine d'avoir des instruments aussi sophistiqués que les
Américains : les instruments à l'échelle
européenne, nos avions de combat et nos missiles, peut-être avec
un peu plus de capacités d'observation et de projection, me paraissent
tout à fait à la hauteur du défi militaire
yougoslave !
M. le président
- Je vous remercie.