2. M. François Heisbourg, président du Centre de politique de sécurité à Genève (le 9 juin 1999)
Mesdames, Messieurs, je voudrais aborder trois questions et
faire
trois remarques.
Pourquoi M. Milosevic a-t-il cédé ? Cette affaire
aurait-elle pu être menée plus vite et mieux ? Quelles sont
les responsabilités pour le cas où on arriverait à la
conclusion que l'on aurait pu aller plus vite ?
1° Pourquoi M. Milosevic a-t-il cédé ? Il n'y a pas de
réponse claire. Je me contenterai à ce stade d'aligner les
facteurs en notant qu'ils ont commencé, à un moment donné,
à converger dans le temps, c'est-à-dire dans les 15 à 20
derniers jours :
- l'inculpation de M. Milosevic par le tribunal pénal international de
la Haye est une affaire qui a eu pour effet d'empêcher la
communauté internationale de céder à la tentation de
négocier avec lui. Dès lors que cette inculpation était
signifiée, nous étions pratiquement contraints d'imposer nos
conditions à M. Milosevic ;
- l'évolution de la position russe, avec ce qu'on appelle le
lâchage de Milosevic par les Russes. Il s'est avéré par la
suite que M. Tchernomyrdine avait été désavoué par
d'autres responsables politiques russes. Mais sur le moment, M. Milosevic
a dû se sentir très mal ;
- le troisième facteur, non négligeable, a été
l'annonce par les pays de l'Otan, au niveau politique et militaire, de la mise
en place d'une cinquantaine de milliers de soldats en Macédoine. Ceci
s'est passé il y a près de trois semaines ;
- le quatrième facteur est bien entendu la poursuite des
opérations aériennes et le fait notamment que ces
opérations, en raison de l'amélioration des conditions
météo et de la montée en puissance du nombre d'avions et
de missions conduites par l'Otan, ont fini par causer des pertes tangibles dans
les forces serbes au Kosovo entraînant une agressivité accrue sur
le terrain de l'UCK, entraînant aussi le retour chez eux de
réservistes serbes qui estimaient qu'ils n'avaient pas à rester
plus de deux mois au Kosovo, entraînant enfin les manifestations des
familles de réservistes soucieuses de voir revenir les leurs.
Ces différents facteurs, que je me suis contenté d'aligner, et
dont nous ignorons encore le poids qu'ils ont représenté dans la
décision de M. Milosevic se sont présentés à
peu près en même temps à un moment donné.
2° Cela aurait-il pu aller plus vite et mieux ? Par
" mieux ", je veux dire de manière à ne pas se trouver
dans cette situation affreuse de près d'un million d'expulsions du
Kosovo, de centaines de milliers de personnes chassées de leur foyer
restant au Kosovo, et d'un nombre indéterminé de personnes
tuées au Kosovo même.
Ma réponse à cette question est claire : oui et ceci sous
deux aspects :
Le premier aspect concerne l'erreur stratégique. L'erreur de
départ a été de tout placer sur le simple espoir que M.
Milosevic signe sa reddition au bout de deux, trois ou quatre jours de
bombardement en pensant qu'il avait besoin d'un baroud d'honneur pour pouvoir
signer. L'espoir était sympathique, d'autant qu'il y avait des indices
qui le fondaient. Mais nous avons su dès la première nuit que cet
espoir n'était pas réellement fondé, les défenses
aériennes serbes n'ayant pas déclenché le feu d'artifice
auquel on aurait pu s'attendre. La très grande surprise fut qu'il n'y
avait eu aucune préparation à une stratégie alternative
pour le cas où l'espoir se serait révélé
infondé. Il a fallu un mois à l'Otan pour faire monter en cadence
le rythme des opérations aériennes. C'est à partir du
sommet de Washington le 24 avril, un mois après le début des
opérations, que le nombre d'avions et le nombre des missions ont
commencé à augmenter. Ceci, ainsi que d'autres indices, telle
l'absence de mesures d'embargo dans le domaine pétrolier, confirme
clairement que nous avons été pris par surprise et nous n'avons
aucune excuse puisque nous étions à l'origine de cette surprise
dont nous avons été les victimes.
La deuxième critique faite fréquemment et, à juste titre,
à l'égard de la stratégie est le refus
délibéré des pays de l'Alliance de préparer et de
mettre en place les moyens d'une intervention terrestre. Je pèse mes
mots. Je ne dis pas -et sur ce chapitre je suis prudent- qu'il fallait
absolument y aller de vive force sans aucune forme de procès ; mais
il fallait mettre en place une opération terrestre, pour deux raisons :
Première raison
: raison d'efficacité militaire. Il
fallait contraindre les forces serbes à se concentrer et à se
déployer pour faire face à une éventuelle opération
terrestre de manière à ce que les frappes aériennes
puissent porter contre elles. Au lieu de cela, les forces serbes, sachant
qu'elles n'avaient rien à craindre, puisqu'il avait été
clairement dit qu'une opération terrestre était hors de question,
se sont dispersées dans la nature tandis que nos avions passaient une
grande partie de leur temps à taper sur l'infrastructure
économique civile de la Serbie plutôt que sur ses moyens
militaires.
A la lecture des bilans des opérations aériennes à grande
échelle depuis une soixantaine d'années, les opérations
conventionnelles qui ont pu avoir une efficacité stratégique
politique sont celles qui ont en priorité frappé les moyens
militaires de l'adversaire davantage que ses moyens civils.
Deuxième raison
: en ne préparant pas les moyens
terrestres, nous nous privions de la possibilité de réagir
rapidement à un changement de circonstances. Nous n'avons pas, au moment
où je vous parle, le nombre d'hommes souhaitable pour accompagner de la
meilleure façon le retrait des forces serbes du Kosovo. A Rambouillet,
il avait été prévu d'envoyer 28 000 soldats au Kosovo.
Nous en sommes, en Macédoine, aux alentours de 14 à 15 000. Il
s'est avéré qu'il en faudrait 50 000. Pourquoi cela n'a-t-il
pas été progressivement mis en place ? Nous savions que pour une
opération comme celle-ci il fallait des moyens de cet ordre.
S'agissant des responsabilités opérationnelles ou
institutionnelles qui découlent de la nature de l'Otan et de son mode de
fonctionnement, il est apparu, à l'occasion de cette première
opération militaire majeure, qu'elles n'étaient pas tout à
fait adaptées à la situation. La répartition des
rôles entre politiques et militaires a été
consternante : les ambassadeurs se réunissaient pour discuter des
plans de frappe et les militaires pour parler politique. Ce n'est pas comme
cela que l'on fait la guerre. Un travail de réorganisation sera
nécessaire au sein de l'Alliance. On a pu constater que l'Otan
n'était ni un état-major, ni un conseil de guerre politique, mais
une bureaucratie.
Les responsabilités nationales et en particulier la
responsabilité américaine sont de trois ordres :
1° la fixation des gabarits de sécurité dans le cadre de la
guerre " zéro perte " : si les avions de combat ont
été invités à demeurer à 15 000 pieds
d'altitude, ce n'était pas sous la pression des Européens. Cette
contrainte opérationnelle a pesé dans les dommages
collatéraux. Elle a pesé aussi et surtout dans le manque
d'efficacité des frappes aériennes contre les objectifs
militaires au Kosovo, notamment pendant la période où la
météo était mauvaise.
2° la détermination américaine du zéro perte,
zéro mort et le fait de refuser de nommer la guerre est une
responsabilité partiellement partagée. Les Français, les
Allemands et parfois même les Britanniques n'ont pas été
les derniers à expliquer qu'il ne s'agissait pas d'une guerre, que les
bombardements n'étaient pas des bombardements mais des frappes.
Où est la différence ? Il est difficile de conduire avec
sérieux et de vaincre rapidement dans une guerre que l'on refuse de
nommer.
3° la responsabilité américaine s'est manifestée
aussi, et là encore elle est partagée, dans le refus de la
préparation d'une opération terrestre. Je suis convaincu -mais
saura-t-on jamais qui aura eu tort ou raison dans cette affaire ?- que si,
au départ, les Etats-Unis avaient envisagé la préparation
d'une opération terrestre, la France ne se serait pas mise en travers de
ce schéma, tout en établissant une distinction entre
préparation et conduite d'une opération terrestre.
Pourquoi ai-je mis l'accent sur la responsabilité américaine
alors qu'à certains égards cette responsabilité
était partagée ? Pour une raison prospective et non pas
rétrospective. Elle tient au débat qui a commencé à
se dérouler aux Etats-Unis et qui prendra de l'ampleur dans les
prochaines semaines.
La presse américaine regorge d'articles de journalistes d'investigation
qui ont interrogé des militaires, des responsables exécutifs,
etc... sur le thème : " si tout cela ne s'est pas passé
comme on l'aurait voulu, c'est parce que l'on a fait la guerre dans le cadre
d'une alliance. Il aurait fallu que nous ayons directement la main comme dans
la guerre du Golfe. On ne nous y reprendra plus ! ". Il va y avoir aux
Etats-Unis un bouc émissaire qui sera le multilatéralisme, non
plus onusien, dont on sait la méfiance des Américains à
son égard, mais le multilatéralisme atltantique, et on va
s'apercevoir que les Etats-Unis vont devenir plus unilatéralistes, y
compris vis à vis de l'organisation multilatérale qu'est l'Otan.
Pourquoi ce débat va-t-il prendre de l'ampleur ? Parce qu'il ne
pouvait pas se dérouler autrement qu'à fleuret moucheté
pendant la conduite des opérations. Nous allons découvrir,
lorsque nous entrerons au Kosovo, l'étendue du désastre, les
Oradours par dizaines, les cadavres dont je ne saurais dire le nombre... Ce
sera très spectaculaire et très dur. Le débat sera
relancé : comment et pourquoi a-t-on dû en passer par
là pendant 80 jours ?
*
En
conclusion, je ferai trois observations :
Ma première observation pourra surprendre. Je n'ai pas été
le dernier à dire le mal que je pensais de la guerre " zéro
mort " et du caractère surréaliste des bavures
constatées pendant ce conflit dont certains exigeaient un degré
d'incompétence remarquable. Quels qu'aient été les
défauts de stratégie dans cette affaire, quelles qu'aient
été l'étendue parfois de l'incompétence ou de la
déresponsabilisation manifestées dans ce conflit, il reste que
l'on a assisté à un vrai tournant dans l'art de faire la guerre.
C'est le premier conflit important dans lequel la plupart des armes
employées ont été des armes de très grande
précision. La capacité de détruire avec une très
forte assurance les objectifs que l'on s'est assignés avec un niveau de
pertes collatérales extrêmement limité par rapport à
ce qui fut le cas il y a 10, 20 ou 30 ans, c'est une vraie nouveauté.
Elle a été occultée par une mise en oeuvre pas toujours
excellente, par une déresponsabilité et par des problèmes
de stratégie. Néanmoins, il y a eu là un vrai changement
dans l'art de la guerre.
Ma deuxième observation concerne les Européens. Je rappellerai
que ces événements ont illustré la faiblesse des
Européens devant un conflit se produisant sur leur continent, par
rapport à un allié américain dont les
intérêts étaient moins directement en jeu dans cette
affaire que les nôtres. Il est, pour moi, tout à fait extravagant
que près de 75 % des avions mis en oeuvre aient été
américains, que 4/5è des munitions larguées aient
été américaines alors que les Européens
dépensent collectivement 60 % de ce que dépensent les
Américains dans le domaine de la défense. Est-ce trop ou pas
assez ? On peut en débattre. En contrepartie, nous n'avons pas 60 %
des moyens américains (frappe de précision, renseignement, moyens
de projection de forces, moyens de commandement et de contrôle). Nos
moyens se limitent à 5, 10 ou 20 %. Nous dépassons 60 % sur
le nombre des militaires des pays membres de l'Union européenne (1,9
million contre 1,4 aux Etats-Unis). Quelque part, le sens commun tendrait
à nous faire penser que c'est 500 000 de trop du côté
européen. Nous avons dépensé plus d'argent sur les
effectifs que sur les moyens militaires de l'après-guerre froide.
Ma troisième observation concerne la France. J'ai souligné les
responsabilités américaines. Ne nous voilons pas la face. Nous
avons été, malgré une rhétorique parfois
différente, collés aux Américains dans cette affaire,
notamment dans le refus d'organiser une opération terrestre. Nous
n'avons, à aucun moment, suivi les Britanniques dans le sens d'un
plaidoyer pour une alternative stratégique.
Concernant la France, tout ce qui vient de se passer tend à me
confirmer, en tant qu'expert, que les réformes militaires lancées
en 1996 par le Président de la République étaient
absolument nécessaires. Nous sommes maintenant au milieu du
gué : trois années de réformes faites, trois
années de réformes à faire. Ce n'est pas le moment de
lever le pied. Il faut " pousser les feux ". Le changement dans l'art
de faire la guerre doit nous confirmer dans cette entreprise.
Pour finir mon exposé, je voudrais souligner deux points :
1° Les Européens doivent bien entendu faire un effort collectif au
sein de l'Union européenne dans les sens définis, d'une part,
à Saint-Malo en décembre et, d'autre part, à Cologne il y
a quelques jours. Pour ma part, je plaide pour l'application mutatis mutandis
de la méthode des critères de convergence aux questions de
défense, à l'échelle européenne, non pas pour
déboucher sur une armée unique mais sur une convergence des
structures et des politiques de défense.
2° J'espère que nous allons vers un bon accord sur le Kosovo.
J'attends que le Conseil de sécurité se prononce et que les
Serbes exécutent ce qu'ils doivent exécuter. Cette guerre ne sera
gagnée que si les Kosovars sentent qu'ils peuvent rentrer au pays. S'ils
ne rentrent pas, cela voudra dire que nous avons passé un mauvais accord
et que nous avons perdu la guerre. Il faut maintenir une vigilance de tous les
instants dans l'application des accords approuvés par le Conseil de
sécurité et dont la mise en oeuvre nous revient pour partie.
M. le Président
- Merci, Monsieur le Président, de cet
exposé.
M. Michel Caldaguès
- Monsieur le président, vous avez
déploré que l'Alliance n'ait pas manifesté, au
début des opérations, sa volonté de préparer une
opération terrestre.
Je note que se borner à donner des signes de préparation
n'eût pas été satisfaisant. La gesticulation finit toujours
par ressembler à une gesticulation. Je crois comprendre que vous estimez
que la volonté de réaliser une opération terrestre
était indispensable au succès de cette opération.
Croyez-vous qu'un Gouvernement puisse s'engager dans une guerre
meurtrière sans que les intérêts vitaux de son propre pays
soient en cause, y compris dans le cas d'une armée
professionnalisée car il m'a semblé qu'ici ou là on
faisait assez bon marché de la vie des soldats sous prétexte que
c'était leur métier ?
Concernant les moyens proprement européens, vous avez souligné la
disproportion manifeste avec les moyens aériens américains. Les
moyens matériels ont-ils dans cette affaire une telle importance ou n'y
entre-t-il pas en quelque sorte un élément de " culture
militaire ", ce qui voudrait dire qu'avec les mêmes moyens on n'est
pas forcément prêt à faire la même politique. La
culture militaire française aurait-elle pu s'accommoder d'une guerre
aérienne consistant à détruire un potentiel
économique, potentiel civil dans une large mesure ? Les Allemands ont
fait Londres et Conventry, les Anglais ont fait Dresde, les Américains
ont fait Hiroshima. A-t-on un exemple relativement récent d'une guerre
dans laquelle les Français, en première ligne, ont fait peu de
cas des dommages civils ? Je crois qu'il n'en existe pas. Je me demande
si, dans une guerre qui serait l'affaire propre de l'Europe et donc l'affaire
propre de la France, une politique identique aurait pu être menée.
M. Robert Del Picchia -
La force supposée de l'armée serbe
a peut-être pu être un facteur qui a freiné une intervention
terrestre. Certains avancent des chiffres fantastiques en potentiel humain et
en matériel énorme, évoquent une armée rodée
qui fonctionne très bien, tandis que d'autres ont des positions
différentes : leur matériel n'est pas en état de
fonctionner, les hommes ne sont pas très motivés..., et pensent
que cela aurait été plus facile que ce que l'on redoutait. La
capacité des forces serbes aurait-elle été un facteur
d'empêchement d'une intervention terrestre ? Quelles sont vos estimations
à ce sujet ?
M. Christian de La Malène
- Je voudrais féliciter
l'orateur. Il a souligné la faillite de l'Otan, dans sa
stratégie, dans son organisation, dans sa communication et le partage
des tâches entre militaires et civils. Elle provoque d'ailleurs aux
Etats-Unis une campagne contre le multilatéralisme.
Constatant cette faillite et regardant l'Europe, n'y a-t-il pas une
contradiction à dire que l'Europe peut et doit s'organiser ? Si l'Otan
ne fonctionne pas, pourquoi l'Europe fonctionnerait-elle ? C'est beaucoup plus
difficile ! Nous savons bien que les coalitions sont difficiles à mettre
en oeuvre. Vouloir corriger une Otan défaillante avec une Europe qui
n'est pas faite est contradictoire.
M. Paul Masson
- Je souscris, Monsieur Heisbourg, aux conclusions que
vous avez pertinemment relevées s'agissant du fonctionnement de l'Otan.
Comment voudrions-nous essayer de faire fonctionner l'Alliance alors que
l'ensemble des matériels confiés aux forces européennes
seront des matériels normalisés " Otan ",
notamment pour les nouveaux adhérents ? Comment ne pas constater que les
armes de très grande précision, comme l'ont
démontré les objectifs atteints, sont la vraie nouveauté
de la guerre au Kosovo et en même temps le grand vide de la technologie
européenne, en matière d'observation satellite notamment, par
rapport aux Américains ? Comment ne pas constater à cet
égard le refus qu'a toujours exprimé l'Europe de faire une
réflexion majeure destinée à éviter qu'elle soit le
fournisseur de soldats, laissant à l'Amérique le soin de la
modernisation de l'arme, de la maîtrise de la technologie et de la
recherche. En définitive, je crois que le défaut majeur de
l'Otan ne fait que refléter l'énorme disproportion entre la
capacité de réflexion américaine et la carence absolue de
l'Europe quand il s'agit de réfléchir à l'unification de
ses propres structures. Est-il encore temps d'envisager de regagner le terrain
perdu ?
M. Xavier de Villepin
- Vous avez, Monsieur le Président,
très justement souligné les écarts de chiffres entre
l'Europe et les Etats-Unis s'agissant des moyens militaires mis en oeuvre.
Je ne voudrais pas être pessimiste, mais je vois les écarts
grandir, tout d'abord parce que les Américains se sont depuis longtemps
lancés dans des programmes de recherche et ensuite parce qu'ils ont
recommencé à augmenter leur budget de défense. Il commence
à y avoir aux Etats-Unis une unanimité rare entre les grands
partis pour augmenter le budget de la défense alors que je ne vois rien
de tel en Europe. Le domaine de la défense est devenu un thème
politique, mais je crains que nous n'ayons de plus en plus des budgets
contraints et que nous ne payons le retard accumulé sur les grands
programmes.
Je citerai deux exemples : les Anglais se retirent du programme
" Horizon " qui a subi certains contretemps et des inquiétudes
se font jour sur la commercialisation de l'hélicoptère Tigre.
Nous allons nous trouver à l'automne prochain devant des budgets de la
défense plus contraints qu'avant car il reste, et M. Strauss-Kahn ne
s'en cache pas, des problèmes de déficit en Europe, des
critères de convergence dans le domaine monétaire...
M. François Heisbourg
- Monsieur Caldaguès, en ce qui
concerne l'opération terrestre :
- il ne faut pas bluffer, de la même façon qu'il ne faut jamais
exclure toute éventualité. C'était une grave erreur de
voir nos responsables, dans les différents pays de l'Alliance, dire que
jamais nous ne ferions d'opération terrestre. Cela aurait
été également une erreur de dire qu'on envoyait des
troupes en Macédoine et en Albanie tout en disant que l'on ne s'en
servirait jamais.
Quelques jours avant le commencement des bombardements, j'étais de
passage au quartier général de l'Otan à Mons et je
demandai où en était la mise en place des 28 000 soldats de la
force Kosovo prévue dans les accords de Rambouillet. Les bombardements
n'avaient pas commencé mais 12 000 soldats étaient
déjà sur le terrain en Macédoine et en Albanie. Mes
interlocuteurs répondirent qu'il n'y avait aucun problème pour la
mise en place de cette force : les Français allaient doubler leurs
effectifs, les Américains avaient une escouade à bord d'un navire
amphibie, etc... et que rien n'empêchait dans les jours qui suivaient de
mettre en place la plupart des 28 000 soldats prévus. Je demandai
très naïvement pourquoi cela ne se faisait pas le plus
rapidement possible et l'on me répondit que rien ne pressait.
Je dois dire que rien ne nous empêchait de mettre en place la
totalité des forces prévues avant le début des
bombardements. Cela ne préjugeait pas l'emploi de ces soldats et nous
aurions été dans une situation de confort plus grand, quel que
soit le scénario, y compris le scénario d'aujourd'hui pour
l'entrée au Kosovo. S'il y avait eu des forces terrestres en nombre
suffisamment respectable pour amener les Serbes à concentrer leurs
forces, l'efficacité militaire des frappes aériennes aurait
été plus importante. On peut penser, dans la mesure où la
guerre aérienne a pesé dans la décision de M. Milosevic de
céder, que cela aurait dû jouer. Si l'efficacité de ces
frappes avait été plus importante, peut-être aurait-il
cédé plus tôt, sans avoir, nous, à répondre
à la question : est-on prêt à y aller ?
Cela m'amène à la question de la culture militaire. Je n'ai
trouvé qu'un précédent, naval en l'occurrence, comme
exemple de destruction relativement massive de civils dans un laps de temps
bref au cours d'une opération militaire conduite par les
Français : le bombardement d'Haïphong en novembre 1946 qui a
fait 8 ou 10 000 morts.
Je ne crois pas qu'il y ait une grande différence de culture entre les
pays occidentaux. Je rappelle que nous avons participé sans sourciller
au démantèlement de l'infrastructure économique serbe. Ce
n'était pas ma préférence en tant qu'analyste. Nous
aurions dû courir plus de risques pour aller taper sur les soldats serbes
au Kosovo. Cela aurait été préférable à
une campagne qui, en définitive, était dirigée contre des
infrastructures non militaires. Empêcher l'eau de couler dans les
robinets des immeubles à Belgrade n'a pas de rapport avec le
domaine strictement militaire. S'il s'agissait de faire mal aux civils pour
qu'ils se retournent contre Milosevic, je comprendrais la logique, mais je ne
vois aucun précédent historique accréditant ceci comme
étant une stratégie particulièrement efficace.
En ce qui concerne la valeur des forces serbes, voilà une question qui
restera sans réponse car nous n'avons pas eu à subir
l'épreuve. Je me situe à mi-chemin entre ceux qui pensent que ce
sont des soldats bien entraînés et ceux qui disent que ce sont des
soudards qui brûlent, violent et chassent les civils. Il y avait
certainement parmi les troupes serbes des soldats aguerris et plutôt bien
équipés. Il y avait aussi beaucoup de réservistes qui ne
pensaient qu'à rentrer chez eux une fois leurs deux mois de
réserve terminés, dans une situation où la guerre
n'était pas déclarée. Si l'opération avait dû
être conduite, je pense que, dans certains endroits, nous aurions eu une
résistance extrêmement dure et, dans d'autres endroits,
l'opposition aurait fondu comme beurre au soleil.
S'agissant de l'Otan et l'Europe, pour regrouper les questions posées
par MM. Masson, de La Malène et le président de Villepin,
j'évoquerai tout d'abord les paradoxes sur la réforme de l'Otan.
Le premier -et c'est un vrai paradoxe- c'est que la France a des raisons
encore plus fortes aujourd'hui que naguère de s'impliquer dans l'Otan.
Je viens de décrire une Otan qui a réalisé une
contre-performance dans laquelle les Américains jouent un rôle
déterminant. Mais, face à l'unilatéralisme
américain, je préfère encore que nous nous investissions
dans une organisation multilatérale qui, quelque part, contraigne les
Américains, plutôt que de ne pas les voir aux côtés
de nos partenaires européens. C'est la raison pour laquelle j'ai
été favorable à la décision de principe, prise en
1995 par le Président de la République, d'intégrer une
Otan rénovée, le mot " rénovée "
étant essentiel. Les Européens ne pourront y peser que s'ils font
ensemble un effort tout à fait majeur.
Je ferai à ce propos plusieurs observations.
Il y a des choses que l'Union européenne sait faire et d'autres qu'elle
ne sait pas faire. Ni fédération européenne, ni Etats unis
d'Europe, l'Europe est largement dans une logique intergouvernementale. Nous ne
savons pas très bien gérer au jour le jour une crise en
évolution rapide, qu'elle soit économique, sociale ou militaire.
Je ne m'attends pas du tout à des miracles en matière de Pesc. A
l'inverse, les Européens savent fixer en commun des objectifs à
long terme, notamment dans le domaine de l'agriculture et des marché
intérieurs ou dans celui de la monnaie et je pense que nous pourrons le
faire dans le domaine militaire.
Tout d'abord, en ce qui concerne les questions de matériels et de
technologie, il y a certes des sujets d'inquiétude mais, avant de les
aborder, il faut rappeler que les normes Otan, très honnêtement,
ne posent pas de problème. Elles ne jouent pas de façon
particulièrement favorable aux Américains ou par rapport à
tel ou tel Européen. Nous savons fabriquer du matériel aux normes
Nato, les Britanniques et les Allemands aussi. La différence, ce n'est
pas la norme, ce sont les autres aspects.
Vous avez eu raison de rappeler, en ce qui concerne les pays d'Europe centrale
et orientale, le lobbying frénétique des Américains en
matière de vente d'armement à l'égard des marchés
des trois nouveaux membres de l'Alliance atlantique, et notamment de certaines
sociétés américaines comme Lockheed. Le responsable de la
stratégie de Lockheed, M. Jackson, avait pris la tête du
Political Action Committee for the enlargement of Nato. C'est comme si en
étant chez Matra, j'avais pris l'initiative de créer un
intergroupe parlementaire pour l'entrée des PECO dans l'Otan avec
à la clé un langage peu subtil sur le thème :
" chers amis Hongrois -ou chers amis Polonais-, vous avez
intérêt à acheter notre quincaillerie si vous voulez que le
Sénat ratifie votre entrée dans l'Otan ". Force est de
constater qu'après plusieurs années de lobbying américain
particulièrement brutal, les PECO n'ont pas beaucoup acheté de
matériel militaire. Ils n'ont pas donné la priorité au
militaire. D'autre part, lorsqu'ils ont acheté, ils ont en grande partie
acheté aux Européens. La Hongrie a acheté beaucoup, en
matière de défense aérienne, aux Français. Les
missiles air-air et les rétrofits roumains ont profité aux
Français et, subsidairement, aux Israéliens. La Pologne a
passé des contrats de maintenance de la flotte de Mig aux Allemands et
des missiles antichars aux Israéliens. Les Tchèques n'ont pas
acheté grand chose à qui que ce soit, et ainsi de suite...
En fait, ces pays qui sont très démunis au niveau
budgétaire n'ont pas fait de folie et n'ont pas particulièrement
privilégié les Américains. Les Roumains, à un
moment donné, avaient été tentés d'acheter des
hélicoptères aux Américains, mais le FMI et la Banque
mondiale se sont interposés et ont menacé la Roumanie de ne pas
renouveler les prêts si elle faisait cette dépense jugée
inutile et totalement exagérée.
En ce qui concerne la possession de la technologie, il y a une bonne nouvelle
et une mauvaise nouvelle.
Au niveau de la technologie -mais pas toujours au niveau industriel et encore
moins en terme de matériel déployé-, s'agissant de la
maîtrise des savoir-faire, dans la plupart des domaines, les
Européens possèdent ces savoir-faire. Ce n'est pas faute de
savoir-faire des satellites d'observation que nous n'avons qu'un satellite
d'observation militaire européen " Hélios I " -par
ailleurs très satisfaisant- c'est par manque de moyens. Ce n'est pas
faute de maîtrise technologique que nous n'avons pas eu pendant la guerre
du Kosovo un modèle de missile de croisière
aéroporté digne de ce nom, mais parce qu'il a été
commandé quinze ans plus tard que ceux des Américains.
La bonne nouvelle : dès lors que la priorité
budgétaire à l'échelle européenne serait mise sur
la recherche-développement, sur l'acquisition de matériel, sur le
maintien en condition opérationnelle de forces plus petites qu'elles ne
le sont en général dans les Etats européens, du moment
où nous concentrerons nos moyens, nous aurons le patrimoine
technologique nécessaire.
La mauvaise nouvelle -et je rejoins, Monsieur le président, ce qui est
sous-jacent dans votre question- au train où vont les choses, nous n'en
serons pas là dans dix ans. Les Européens dépensent
à peu près 30 % de ce que dépensent les Américains
dans le domaine de la recherche et du développement militaire. C'est
très inquiétant s'agissant des moyens pour demain, dans dix ou
quinze ans. Que faut-il faire ? J'esquisserai très
brièvement et tout simplement deux pistes.
La première piste concerne les
critères de convergence
.
Quels pourraient-ils être ?
Le premier critère est un
critère de structure du budget de
défense
. Prenons, pour employer une expression de
" business ", comme étalon ou comme bench-mark, ce qui se fait
chez les Britanniques, qui ont de loin les forces armées les plus
adaptées aux besoins de l'après-guerre froide en Europe
aujourd'hui. Il faut (dans un délai de cinq à dix ans, car les
temps de réponse sont très longs en la matière) faire en
sorte que les budgets de défense privilégient, à un
degré comparable à ce qui existe chez les Britanniques, la R
& D, l'acquisition et le maintien en condition opérationnelle des
forces. La plupart de nos partenaires européens sont très loin de
cette bench-mark. La France, pas tant que cela.
Le deuxième critère concerne la
convergence
démographique
. Le bench-mark est britannique là encore. Il
consiste à réduire le volume des effectifs militaires en
pourcentage de la population des pays européens à un niveau
comparable au pourcentage qui existe chez les Britanniques. Je note que la
divergence en la matière va de 1 à 5 entre le pays le plus
économe en effectifs qu'est le Royaume-Uni et le pays le plus
" extravagant " en la matière qui est la Grèce. La
France, en 2002, ne sera pas très loin du bench-mark.
A cela s'ajouterait un engagement, à effet immédiat, de
cesser
de réduire les budgets de défense
. Je ne vais pas
jusqu'à dire qu'il faut de façon volontariste promouvoir
l'augmentation des budgets de la défense. Ce serait politiquement
totalement irréaliste, y compris, comme cela a été
relevé tout à l'heure, à cause de la contrainte que
représente l'Euro. Je compte bien davantage sur l'effet
d'émulation qui se produira inévitablement quand aura
été créé un conseil des ministres de la
défense de l'Union et que ces derniers se retrouveront
périodiquement dans le cadre de l'Union pour, chaque année, faire
le point sur leurs activités. Certains ministres de la défense
seront ravis de pouvoir se retourner vers leur ministre des finances ou leur
premier ministre pour dire que leurs budgets sont trop bas et qu'ils sont
montrés du doigt. A Rome, à Berlin ou ailleurs, il faut
arrêter de réduire le budget. Il faut au contraire l'augmenter.
La deuxième grande piste concerne les
procédures d'acquisition
d'armements
.
Les Etats ont une responsabilité particulière en ce qui concerne
la réforme des méthodes d'acquisition de matériel
militaire. D'une part, il faut bien entendu généraliser beaucoup
plus que cela n'a été fait jusqu'à présent dans les
pays d'Europe continentale le recours à la concurrence. Les Britanniques
ont montré le bon exemple. Contrairement à une idée
largement reçue en France, il n'y a pas, au Royaume Uni, un seul char
d'assaut, un seul véhicule blindé d'infanterie, un seul navire,
un seul avion de combat américain. Il y a du nucléaire
américain et des hélicoptères de combat américains,
mais la composition des forces armées britanniques est moins
américanisée que celles d'Allemagne, d'Italie, des Pays-Bas, de
Belgique ou d'Espagne. Le recours à la concurrence, ce n'est pas
seulement la porte ouverte aux Américains.
Il faut procéder rapidement à la ratification du traité
portant création de l'organisme conjoint de coopération en
matière d'armement (OCCAR), non seulement pour gérer les
programmes en coopération, dont nous connaissons les difficultés.
Les programmes de coopération inter-gouvernementale ne sont pas plus
faciles à définir aujourd'hui qu'il y a trente ans.
C'était même plus facile il y a trente ans car il n'y avait qu'un
seul ennemi. Aujourd'hui, la situation est tellement plus complexe, car il
s'agit de mettre d'accord des gouvernements, des politiques, des industriels,
des états-majors sur des programmes inter-gouvernementaux
gérés à la " gosplan " ; nous ne ferons
probablement pas de progrès en la matière. Par contre, tel ou tel
gouvernement membre de l'OCCAR pourrait demander à cette organisation,
qui a la capacité de passer des contrats d'armement, de gérer tel
ou tel programme, notamment par le recours à la concurrence pour la
sous-traitance des grands programmes nationaux. Le programme de frégates
anti-aériennes Horizon, en tant que programme de coopération, est
un échec. Qu'est-ce qui empêcherait la France et l'Italie,
ensemble ou séparément, et le Royaume-Uni, malgré le
désaccord sur leur programme, de demander à l'OCCAR de passer des
contrats de sous-traitance de nos divers programmes nationaux et d'essayer
d'établir un maximum de cohérence en ce qui concerne les
équipements de bord de ce navire. L'OCCAR, de fil en aiguille, se
substituerait, dans certains cas, aux délégations nationales pour
l'armement, telles qu'elles existent dans nos différents pays. Il faut
que face aux trois ou quatre grands groupes industriels de défense qui
sont en train de se mettre en place en Europe, les quinze gouvernements aient
une demande d'armement aussi unifiée que possible. L'embryon d'outil qui
permet d'unifier cette demande c'est l'OCCAR. Pour cette raison,
j'espère que les quatre pays membres grands producteurs d'armes
arriveront à se mettre d'accord pour ratifier ce traité. Ce
traité est bon car court et clair. Il permet beaucoup de choses. Je n'ai
rien vu venir au calendrier parlementaire et je ne sais pas pourquoi. Il n'y a
pas de désaccord à ma connaissance entre les quatre capitales
(Berlin, Londres, Paris et Rome) sur ce sujet.
M. le Président
- Merci beaucoup.