TRAVAUX DE LA COMMISSION
I. AUDITIONS
1. M. Jean-Marie Guehenno, président du conseil
d'administration de l'Institut des hautes études de défense
nationale (IHEDN)
(le 9 juin 1999)
Monsieur
le Président, Mesdames, Messieurs, merci de me faire l'honneur de parler
devant votre commission. Je vais essayer de faire le lien entre les documents
adoptés au dernier sommet de l'Alliance et la crise que nous vivons, qui
n'est pas véritablement terminée. C'est le seul moyen, lorsque
l'on réfléchit sur ces questions de défense
européenne, d'arriver à des réponses concrètes. La
défense européenne sera le produit des circonstances historiques
autant que des négociations diplomatiques.
Pour traiter ce sujet, je vais aborder, avant de conclure sur les perspectives
d'avenir, trois points qui me semblent être particulièrement
importants dans le concept stratégique tel qu'il a été
adopté au dernier sommet de l'Alliance à Washington et les relier
à la crise au Kosovo :
1° - les relations entre l'Otan et l'Onu,
2° - l'extension des missions de l'Alliance,
3° - la prise en compte de l'identité européenne de
sécurité et de défense.
Premier point : la relation entre l'Onu et l'Otan
Dans toutes les négociations qui ont précédé le
sommet, alors que les diplomates rédigeaient les différents
communiqués et déclarations, une pression continue tentait de
faire affirmer que l'Otan en tant que telle pouvait être un organe de
légitimation du recours à la force. Cette position s'est
heurtée à la résistance de la France, mais
également, de la plupart des pays de l'Otan, qui se méfiaient,
pour différentes raisons, d'une telle extension, certains, je dirais,
pour de mauvaises raisons, par crainte d'être entraînés plus
loin qu'ils ne voudraient, par une sorte d'abstentionnisme, d'autres, pour des
raisons de principe, et ce fut notre cas.
Je crois qu'effectivement, aller dans le sens américain aurait
été dangereux, et on le voit, notamment, avec les derniers
développements de la crise, vis à vis de la Russie pour laquelle
une telle affirmation de principe aurait été une humiliation
politique supplémentaire, inutile à un moment où ce pays
est dans une situation extrêmement difficile.
Sur ce point, la conclusion obtenue au sommet de l'Otan est bonne, et là
peut-être vais-je vous surprendre, je dirais qu'elle est bonne parce
qu'ambiguë. La position qui aurait consisté à s'enfermer
dans une interprétation trop formelle de l'autorité de l'ONU,
n'aurait pas non plus été une solution idéale.
Voulons-nous vraiment que toute action militaire soit limitée à
la légitime défense ou à la légitime défense
étendue à un allié ?
Devrions-nous écarter la possibilité d'une action militaire si
nous nous trouvions dans une situation où la Russie ou la Chine auraient
basculé dans une hostilité radicale à notre égard
qui interdirait toute intervention sortant du cadre de la légitime
défense, alors même que notre conscience nous interdirait de
rester passifs ?
La solution adoptée au paragraphe 15 du concept stratégique est
bonne car elle réaffirme un principe tout en ménageant certaines
ambiguïtés : "
le Conseil de sécurité
des Nations unies assume la principale responsabilité quant au maintien
de la paix et de la sécurité internationale et, à ce
titre, joue un rôle crucial en contribuant à la
sécurité et à la stabilité de la région
euro-atlantique
". Dans le communiqué du sommet, les formules
sont voisines : on parle de rôle primordial du Conseil de
sécurité. Il me semble qu'à cet égard le
début de dénouement de la crise auquel nous assistons en
Yougoslavie reflète les mêmes ambiguïtés et, pour
l'avenir, n'est pas un mauvais exemple : l'idée que
l'expérience du Kosovo serait généralisable, que l'Otan a
acquis une sorte de droit automatique à intervenir ici ou là est
abandonnée, compte tenu des difficultés rencontrées.
Personne ne peut dire que cette opération a été sans
tache, ni se réjouir d'une crise qui a laissé un million de
réfugiés sur les routes. Le sentiment mitigé que tout le
monde conservera de cette opération fait que le triomphalisme qui avait
suivi la guerre du Golfe n'est pas de mise dans cette affaire. Le fait que,
maintenant, pour légitimer une présence durable au Kosovo on
tient à avoir une résolution du Conseil de
sécurité, qui a réinséré la Russie dans le
jeu, confirme l'autorité de l'ONU, et montre combien la voie
empruntée est étroite. D'un côté on reconnaît
que, face à des situations humanitaires dramatiques, il faut aller
au-delà du principe de souveraineté mais, d'un autre
côté, on ne peut le faire qu'avec beaucoup de précautions
et, quand on s'installe dans la durée, la sanction du Conseil de
sécurité est absolument souhaitable pour garantir la
légitimité de la chose.
D'ailleurs, quand nous avons, nous Français, cherché les bases
juridiques de notre opération militaire, nous avons essayé de la
relier à la résolution 1199 du Conseil de sécurité
qui vise le Chapitre VII de la charte des Nations unies.
Je pense, pour conclure sur ce point, que nous sommes condamnés à
vivre dans l'ambiguïté. Nous sommes dans un siècle qui a
inventé l'arme nucléaire c'est-à-dire la confirmation
absolue de la souveraineté des Etats. Qui peut vouloir attenter à
la souveraineté d'un Etat disposant de l'arme nucléaire ?
Quand quelque chose se passe en Tchéchénie, nous mettons dans
notre poche nos principes. Mais nous sommes aussi dans le siècle de
l'holocauste, avec le sentiment que face à certaines situations on ne
peut dire " vérité en deçà des
Pyrénées erreur au-delà ". Face à
l'inhumanité, l'abstention paraît immorale et
généralement irréaliste, même si je ne vais pas
jusqu'à parler du " devoir d'ingérence ". Nous sommes
condamnés à vivre dans cette tension et cette crise en a
été une illustration. Le concept stratégique, à cet
égard, navigue dans une ambiguïté dont nous ne pouvons pas
véritablement sortir.
Le deuxième point : l'extension des missions
Le concept stratégique n'apporte pas autant de nouveautés qu'il
paraît pour le fonctionnement futur de l'Alliance atlantique. Certes, il
dresse un catalogue impressionnant de tous les sujets liés à la
sécurité internationale mais il reste en même temps dans le
cadre de l'article 4 du traité. A chaque fois que l'on évoque
d'éventuelles opérations, il est rappelé que c'est par
consensus et au cas par cas. D'un côté, on ouvre l'éventail
le plus large possible, de l'autre côté, les règles de
l'Otan étant ce qu'elles sont, notamment celle de l'unanimité,
quand il s'agira de passer à l'acte sur une opération
précise, les verrous politiques ne manqueront pas.
On insiste sur la zone euro-atlantique, par opposition à l'idée
d'une globalisation de l'Alliance qui s'intéresserait aussi bien
à une crise en Corée, entre le Pakistan et l'Inde, ou autre...
Cette idée est très largement gommée, même si elle
n'est pas expressément écartée.
Ceci dit, plus que les énumérations abstraites de
communiqués, compteront les évaluations politiques que les
membres de l'Alliance tireront de cette crise. A cet égard, il me semble
qu'au moment de tirer les leçons politiques de la crise que nous
vivons, on s'apercevra que le verre était autant à moitié
vide qu'à moitié plein. A moitié plein car on peut
être satisfait que face à une situation difficile, finalement,
l'Alliance ait maintenu dans l'ensemble une certaine unité. Tous ceux
qui ont vécu cette crise de l'intérieur ont vu chaque jour la
précarité du consensus de l'Alliance et ont pu se faire une
idée de ce qui adviendrait si celle-ci s'impliquait dans des sujets
où les intérêts fondamentaux des Etats membres ne sont pas
en jeu. Il me semble que les responsables politiques, et notamment les
Américains, y regarderont à deux fois avant d'impliquer
l'Alliance de façon un peu large.
D'un côté, les Etats-Unis ont donc obtenu, à travers le
concept stratégique, une satisfaction de principe, puisque
l'éventail des sujets que peut traiter l'Alliance est très large.
En même temps, la réalité politique ne permet pas
d'imaginer qu'en conséquence l'Alliance est devenue le directoire
où toutes les questions vont être traitées sous
l'autorité des Etats-Unis. On voit d'ailleurs dès maintenant,
dans les sondages faits aux Etats-Unis, que le soutien du peuple
américain à l'engagement militaire de leur pays au Kosovo a
diminué de façon assez significative et, à long terme, il
faudrait plutôt s'inquiéter du risque que les Etats-Unis ne
veuille pas mettre le doigt dans telle ou telle affaire où nous
souhaiterions qu'ils l'y mettent, que craindre qu'ils ne nous embarquent dans
une multitude d'opérations où nous ne voudrions pas être
embarqués.
Troisième point : la question de l'identité européenne
de sécurité et de défense
Sur le plan des principes, je pense qu'un certain nombre de progrès ont
été réalisés lors du dernier sommet. Ces
progrès se trouvent consignés plus dans le communiqué du
sommet que dans le concept stratégique. Au point 10 de ce
communiqué, se trouvent affirmés un certain nombre de principes
qui peuvent être utiles dans l'avenir pour le développement d'une
défense européenne.
1° la garantie de l'accès de l'Union européenne à des
capacités de planification de l'Otan pouvant contribuer à la
planification militaire d'opérations dirigées par l'Union
européenne.
2° la présomption de disponibilité, au profit de l'Union
européenne, de capacités et de moyens de l'Otan
pré-identifiés en vue d'opérations dirigées par
l'Union européenne. Présomption est moins fort que garantie mais
c'est tout de même un progrès.
3° l'identification d'une série d'options de commandement
européen pour des opérations dirigées par l'Union
européenne qui renforcerait le rôle de l'adjoint au SACEUR en lui
permettant d'assumer pleinement et de manière effective ses
responsabilités européennes.
Ces trois points sont l'aboutissement d'efforts de la diplomatie
française depuis un certain nombre d'années et posent des
principes importants pour l'avenir. Ceci dit, l'honnêteté
intellectuelle m'oblige évidemment à ajouter que, dans toute
négociation au sein de l'Otan, les Etats-membres se heurtent à la
sensibilité turque qui a toujours trouvé dans l'UEO le moyen de
mettre le pied dans la porte de l'Union européenne et qui, dans toute
discussion relative à la mise à disposition des pays de l'Union
des moyens de l'Otan, essaie
de jouer de son droit de veto pour
s'insérer de force dans les dispositifs européens. A toutes les
étapes de la négociation, cette position turque
réapparaît et peut, dans certains cas, être utilisée
par les Etats-Unis, s'ils n'ont pas trop envie de céder aux demandes
européennes.
Plusieurs leçons sont à tirer de la crise que nous vivons :
1° l'augmentation de l'influence européenne dans l'Otan n'aura de
sens que s'il y a des capacités européennes réelles. A cet
égard, il faut avoir malheureusement l'honnêteté de
reconnaître que nos capacités sont encore insuffisantes et que,
par exemple, le coût de cette guerre sera financé plus sur les
crédits d'équipement des différents ministères de
la défense concernés que par une contribution additionnelle. Pour
l'avenir, ce n'est pas une très bonne chose car ce conflit montre la
disproportion entre les moyens américains et les moyens
européens. Aucun schéma politique, même le meilleur, ne
pourra supprimer cette disproportion. Par conséquent, les institutions
que nous bâtirons ne vaudront que par les moyens que nous serons capables
de mettre derrière.
2° En ce qui concerne la tactique à suivre, en France, le
débat, depuis des années, est de savoir s'il faut faire
évoluer l'Otan du dehors ou du dedans. Selon moi, la combinaison des
deux s'impose. D'une part, nous n'arriverons jamais à convaincre nos
différents partenaires européens de dupliquer en dehors de l'Otan
un certain nombre de moyens que, par souci d'économie, ils
considèrent comme existant à l'intérieur de l'Otan.
L'idée d'une réforme de l'intérieur du système de
planification, et par conséquent d'un renforcement des moyens de
l'adjoint au SACEUR de façon permanente -et cet aspect est essentiel-
est une bonne idée. Il faut que l'Union européenne puisse, en
amont d'une crise, se tourner vers des états-majors de planification qui
lui proposent des schémas, des options sur lesquels elle puisse prendre
des décisions réfléchies et informées et non pas
agir de façon ad hoc.
La réforme de l'intérieur est nécessaire, indispensable,
souhaitée par nos partenaires européens. Pour faire aboutir cette
réforme, il faut qu'il y ait une pression et, il est donc utile de
l'extérieur de bâtir des embryons de possibilités de
planification qui ne soient pas ceux du SACEUR, de telle manière que
quand une réforme n'avance pas on puisse dire aux Etats-Unis que s'ils
n'infléchissent pas leur position sur ce point nous serons
obligés de développer nos propres moyens, non seulement de
façon autonome, mais en allant d'un bout à l'autre de la
chaîne.
La présomption de disponibilité n'aurait pas été
obtenue si certains pays de l'Alliance, comme le nôtre, n'avaient pas eu
la volonté de construire en dehors de l'Alliance quand ce n'était
pas possible de construire en dedans. Les deux tactiques sont
complémentaires l'une de l'autre.
*
Pour
conclure sur le bilan provisoire de cette crise : par rapport au concept
stratégique, il apparaît très nettement que l'Alliance,
pour parler comme M. de La Palice, c'est une alliance, ce n'est pas une
communauté politique. Nous l'avons vu tout au long de cette crise. Une
alliance est quelque chose de très important, mais de moins fort qu'une
communauté, où le débat politique se forme et se
développe dans un corps politique. Il est clair qu'entre des
électeurs californiens, des électeurs français ou des
électeurs italiens, le débat politique prend des formes
très différentes.
Le fait que l'Alliance ne soit pas une communauté politique a des
conséquences pour l'avenir, d'où l'importance pour les
Européens et pour les Américains du renforcement de la
construction politique européenne. Je suis peut-être un peu
optimiste sur ce point mais je crois que peu à peu, les
Américains sont conduits à constater que la rhétorique de
la communauté transatlantique restera une rhétorique si elle
n'est pas appuyée sur un pilier européen qui procède par
paliers en partant des nations et en allant vers le cercle plus large qu'est
l'alliance qui construit des identités politiques propres.
L'instauration de relations stabilisées et équilibrées
entre les Etats-Unis et l'Europe commande que se forge une union politique plus
forte au niveau européen. A cet égard, l'Europe a joué
dans cette crise un rôle qui n'est pas négligeable sur le plan
politique. Quand il s'est agi de ramener les Russes dans le jeu, ce qui
était indispensable pour arriver à la conclusion de cette crise,
l'Europe, et la présidence européenne en l'occurrence, ont
joué leur rôle avec beaucoup d'habileté pour permettre que
le débat américano-russe se passe de façon constructive au
lieu de se faire dans une logique d'affrontement. On a donc pu constater
là l'émergence d'un rôle politique important de l'Europe
qui est à comparer à nos déboires au début de la
crise yougoslave, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. Je
pense que les plus intelligents des décideurs américains
reconnaîtront l'utilité d'avoir un partenaire européen plus
fort politiquement qu'il ne l'est aujourd'hui.
Cela étant dit, je crois que beaucoup de difficultés sont devant
nous. On a vu qu'il était difficile de maintenir un consensus au sein de
l'Alliance dans la phase militaire des bombardements. Qu'en sera-t-il face aux
difficultés politiques qui nous attendent dans la gestion au jour le
jour de l'occupation du Kosovo, des relations avec l'UCK, de la
stratégie à long terme avec M. Milosevic s'il ne devait pas
être chassé du pouvoir...? Il y a toute une série de
questions politiques fondamentales qui se posent. Si nous ne disposons pas des
institutions et de la volonté d'arriver à un point de vue
européen concerté, nous risquons de nous diviser entre
Européens et, d'une façon dangereuse, avec les Etats-Unis.
Je pense pour ma part, et je conclurai sur ce point, que la relation à
long terme entre l'Union européenne et les Etats-Unis ne peut être
qu'une relation d'influence réciproque. Aujourd'hui, nous sommes dans
une situation déséquilibrée, où il est
évident que l'influence américaine sur l'Europe est infiniment
plus grande que ne peut l'être l'influence des Européens sur les
Etats-Unis. Cela tient à l'histoire, à l'insuffisance de nos
moyens, etc... C'est une évidence sur laquelle il n'est pas besoin
d'insister. Dans le long terme, si l'on veut bâtir un consensus
européen, ce sera sur l'idée que les Etats-Unis restent
accrochés à notre continent et il est donc légitime qu'il
y ait une sorte de négociation permanente avec les Etats-Unis sur un
certain nombre de questions d'intérêt commun. Cette
négociation doit se faire de façon équilibrée. Nous
devons être en mesure d'avoir notre mot à dire sur toutes les
orientations stratégiques des Etats-Unis pour éviter
l'unilatéralisme. L'enjeu de l'avenir c'est cela : sur la base d'une
influence mutuelle et réciproque, je crois qu'un accord est à
long terme possible. Il dépend de notre volonté de construire les
moyens de notre influence. Ce ne sont pas les Etats-Unis qui le feront à
notre place. Nous devons mener ce combat avec nos propres forces, avec
ténacité et avec l'idée, non pas de nous poser en nous
opposant, mais d'exister dans une sorte de revendication, que je qualifierai
de démocratique, d'être les maîtres de notre destin dans un
monde où il n'y a aucune raison que nous l'abandonnions à
d'autres.
M. Michel Caldaguès
- Monsieur le président, j'ai beaucoup
apprécié la clarté de votre exposé jusque dans la
définition des ambiguïtés.
J'aurai trois questions :
1° vous avez évoqué l'ambiguïté, dans la
déclaration consécutive au sommet de Washington, des relations
entre l'Otan et l'Onu. J'ai lu avec une extrême attention la
déclaration et le communiqué : ambiguïté est le moins
qu'on puisse dire, le mot-clé de " primauté " est une
sorte de salut solennel et le reste du texte réserve à l'Otan la
possibilité de s'autodéterminer. Ne pensez-vous pas que cela peut
avoir un effet de contagion dangereux ? A terme, ne risque-t-on pas de
voir, de par le monde, des organisations qui n'auraient pas la dimension de
l'Otan et qui agiraient dans son esprit ? Ce type de prolifération ne
signifierait-il pas l'éclatement des Nations unies ?
2° Les moyens que fournit l'Otan à ses partenaires sont tellement
parfaits qu'on peut considérer que le concept de défense
nationale est maintenant dépassé. Qu'en pensez-vous en tant que
président du conseil d'administration de l'IHEDN ?
3° Vous avez déclaré qu'il faudrait plutôt
s'inquiéter de l'hypothèse dans laquelle les Américains
n'interviendraient pas là où l'on voudrait qu'il interviennent
plutôt que de l'hypothèse contraire. Croyez-vous qu'à
partir de tels sentiments on peut disposer de l'énergie morale
nécessaire pour constituer une défense européenne
indépendante ? N'est-ce pas précisément parce que la
plupart des pays européens ont nourri ce sentiment depuis longtemps que
nous n'avons jamais été capables de constituer une force de
défense européenne ?
Pire encore, quand nous avons forgé les instruments de cette
défense, nous ne les avons pas utilisés, comme le Corps
européen ou comme l'Eurofor.
M. Claude Estier -
J'ai beaucoup apprécié l'exposé
de M. le Président Guehenno qui pose les problèmes actuels. Je
voudrais revenir sur cette question de l'ambiguïté entre l'Otan et
l'Onu et vous demander votre opinion sur l'application concrète de cette
ambiguïté. Que va-t-il se passer avec la force internationale qui
va entrer au Kosovo ? Selon l'accord de paix proposé par le G8 et qui
doit faire l'objet d'une résolution du Conseil de
sécurité, elle doit être placée sous
l'autorité de l'Onu avec une participation très importante de
l'Otan. Cette ambiguïté que vous évoquez ne risque-t-elle
pas de se traduire par une double chaîne de commandement, que nous avons
déjà connu et qui n'a pas été très heureuse.
Comment la surmonter pour disposer d'un commandement homogène et
efficace ?
M. Aymeri de Montesquiou
- Il faut peut-être s'interroger sur
l'utilité de l'Otan. A l'origine, c'était la réponse au
pacte de Varsovie. L'Otan n'est-elle pas exclusivement une façon, pour
les Etats-Unis, d'exprimer le droit d'ingérence ? Il semblerait
d'ailleurs que ce soit aujourd'hui les seuls à avoir ce droit
d'ingérence.
Lorsque vous dites qu'il est prévu que les moyens de l'Otan soient mis
à disposition des Européens, cela veut-il dire hors forces
américaines ? N'y a-t-il pas là une ambiguïté,
différente de celle que vous avez soulignée, dans la mesure
où l'on se demande si l'on aura vraiment l'indépendance
d'utilisation de ces moyens ?
Pour en revenir à la défense européenne et nationale, il y
a dix millions de Serbes, 150 millions d'Européens. Etant donné
la différence de niveau de vie et de capacités
économiques, n'est-il pas ahurissant que l'Europe n'ait pas pu seule
résoudre ce problème ?
La question se pose de l'utilité de mettre 1 franc dans la
défense à partir du moment où nous sommes incapables
d'utiliser cette défense.
M. Christian de la Malène
- Je joins mes remerciements et mes
compliments à ceux des précédents orateurs. J'ai
apprécié l'optimisme de M. Guehenno sur l'évolution
des choses et sur cette alliance, nécessaire mais
déséquilibrée, que nous cherchons à
rééquilibrer, alors que les Américains cherchent à
maintenir le déséquilibre. Le concept stratégique
défini à Washington marque, même si on l'analyse en
profondeur, un élargissement des compétences. Le paragraphe 4,
qui énonce une longue série de nouvelles tâches, donne
raison aux Etats-Unis. Les événements, eux, donnent raison aux
Européens. Les Américains ont marqué un point, mais sur la
lettre du traité, les événements ont donné raison
aux Européens dans la réalité quotidienne. Vous
espérez que les Européens sauront utiliser ce constat pour
obtenir un rééquilibrage et que les Américains
comprendront que c'est leur intérêt. Je le souhaite sans en
être convaincu car je pense profondément que sur le moyen et le
long terme les intérêts de l'Europe et les intérêts
des Etats-Unis sont opposés parce que le conflit mondial, par
delà les crises identitaires, est un conflit économique.
L'opposition entre l'Europe et les Etats-Uni,s c'est l'opposition entre deux
ensembles qui se ressemblent et qui se battent sur le même terrain. Ils
sont complémentaires quand il s'agit de l'arme atomique mais ceci reste
abstrait. Tandis que la vie économique est quotidienne et que le conflit
est quotidien. Je ne suis pas convaincu que cette vision, qui met en face,
d'une part, une Europe qui se cherche et qui se trouve et, d'autre part, les
Etats-Unis qui veulent maintenir leur situation, se dénoue dans le sens
optimiste.
M. Xavier de Villepin
,
président
- En ce qui concerne
l'avenir de l'UEO, êtes-vous favorable à l'idée de son
intégration dans l'Union européenne ? Que va devenir
l'article V, relatif à l'obligation de défense collective, du
traité de Bruxelles ? Qu'en est-il du calendrier et que vont devenir les
moyens ? Ils ne sont pas importants mais vous connaissez très bien,
Monsieur le président, ce sujet car vous avez été
ambassadeur auprès de l'UEO.
M. Jean-Marie Guehenno
- Concernant la question de
l'ambiguïté des relations entre l'Onu et l'Otan et le risque de
voir d'autres pseudo-organisations régionales disposer de la
capacité militaire et politique suffisante pour envisager, comme
pourrait le faire l'Otan, une intervention militaire dans le règlement
d'un conflit sans mandat des Nations unies -on pourrait imaginer qu'un jour une
communauté des Etats indépendants rajeunisse, à
l'intérieur de cette communauté, la doctrine Brejnev pour se
livrer à des interventions en utilisant le
précédent-, je n'y crois pas trop, à ce stade,
compte tenu de la faiblesse profonde de la communauté des Etats
indépendants, et je ne vois pas aujourd'hui tellement d'organisations
qui aient la capacité politique et militaire d'utiliser le
précédent qui aurait été créé. Mais
il est tout à fait exact que c'est un argument qui a été
avancé à juste titre par tous ceux qui ne voulaient pas
établir le principe de la légitimité de l'Otan comme
fondement d'un nouvel ordre international car cela pouvait être un
exemple dangereux.
S'agissant des moyens nationaux de défense, le communiqué rend un
coup de chapeau, à plusieurs reprises, aux efforts des nations. Ce
thème n'est cependant pas propre à ce dernier communiqué
ou au concept stratégique. Depuis un certain nombre d'années, les
membres de l'Alliance, y compris la France, ont insisté sur la notion de
force multinationale et l'Allemagne est heureuse de souligner que toutes ses
forces sont intégrées dans des structures multinationales. Nous
ne sommes pas opposés à cette idée et nous la voyons dans
un domaine plus européen que transatlantique. Il y a là une
ambiguïté sur le mot " multinationales ", comme les
diplomates les aiment quand ils sont en désaccord.
Pour répondre à votre question, Monsieur Caldaguès, en
tant que président de l'IHEDN, il me semble que la volonté d'une
expression nationale d'un effort de défense nationale n'est pas
incompatible avec le souci d'inscrire cet effort dans des structures plus
larges. C'est le sens de notre démarche européenne où nous
ne mettons pas notre patriotisme et notre fierté de Français dans
la poche mais au service d'une idée plus large qui est la construction
européenne.
Vous avez également posé la question du risque de
démobilisation des Européens si on leur dit que les
Américains risquent de se désintéresser de leurs affaires.
En m'exprimant devant un public averti comme le vôtre, je n'aurai pas le
même langage que si j'étais dans un débat politique public.
La communication politique sur ce sujet doit être faite certainement avec
précaution. Il est vrai qu'un certain nombre d'Etats européens et
d'opinions européennes se sont commodément reposés sur la
présence américaine pour se désintéresser de la
défense. Je crois qu'aujourd'hui l'argument se retourne. M. de La
Malène va me trouver optimiste, mais il y a des frémissements et
une certaine inquiétude chez nos partenaires européens : la
crainte que les Américains ne soient pas là quand on les attend
et qu'il faille commencer à faire un effort de réflexion propre.
Un autre exemple : les Britanniques n'ont jamais baissé la garde en
matière de défense. Dans l'évolution britannique vers la
défense européenne telle qu'elle s'est manifestée
à Saint-Malo, il y a certainement une part d'inquiétude sur
l'évolution à long terme des Etats-Unis, sur l'idée qu'il
faut avoir des stratégies complémentaires et sur le fait qu'on ne
peut mettre tous les oeufs dans le panier de la relation avec les Etats-Unis.
M. Estier m'a posé la question des arrangements qui vont présider
à l'organisation de la force au Kosovo. Je ne suis pas au courant des
détails de la négociation, mais il me semble qu'il y a une
volonté de ne pas répéter le système de la double
clé, qui a été une recette de paralysie, mais on
s'orientera plutôt vers un système de la double casquette,
c'est-à-dire qu'il y aura une unité de commandement. C'est un
point clé de la négociation en cours et de la résolution
du Conseil de sécurité. La question qui va se poser -et j'avoue
mon ignorance des derniers développements- c'est la rédaction
exacte de cette résolution. Quelles contraintes imposera-t-elle à
la gestion au jour le jour des opérations militaires ?
L'expérience douloureuse de la Yougoslavie de ces dernières
années fait que, sur ce point, les responsables politiques de
l'alliance, en Europe comme aux Etats-Unis, seront très vigilants et les
précautions seront prises pour qu'il n'y ait pas de paralysie.
M. Xavier de Villepin
,
président
- Je voudrais
évoquer deux difficultés : la relation Otan-Russie :
qui va définir combien d'hommes pour la Russie sur le terrain du
Kosovo ? Et la position des Serbes qui voudraient maintenir quelques
personnes sur le terrain compte tenu des risques que fait courir l'UCK pour
l'ordre public.
M. Jean-Marie Guehenno
- Dans les accords de Dayton, on a mal
organisé la relation entre pouvoir militaire et pouvoir civil. Les
relations entre l'Union européenne et les forces de l'Otan posent des
problèmes de fond dans la gestion au jour le jour. Le
développement de l'infrastructure civile suppose, dans la situation
conflictuelle qui est celle de la région, qu'on puisse s'appuyer sur la
force militaire. Une mauvaise articulation entre civil et militaire est un
élément de faiblesse. Au moment des accords de Rambouillet, la
structure politique et civile mise en place a été
étudiée dans le détail mais elle est maintenant peu claire
et cela constitue un point sensible.
MM. de Montesquiou et de La Malène ont posé la question
fondamentale de l'utilité de l'Otan et de la nature de la relation entre
les Etats-Unis et l'Europe.
Personnellement, tout en reconnaissant l'âpreté des
rivalités économiques entre entreprises et le fait que ces
rivalités sont appuyées par les gouvernements, je pense qu'en
même temps, quand on regarde le monde tel qu'il est aujourd'hui, cette
compétition économique, qui doit se faire dans le cadre d'un
certain nombre de règles, n'est en rien assimilable à la
" guerre ". Elle n'est pas à un jeu à somme nulle, elle
contribue à la vitalité des Etats-Unis comme à celle de
l'Europe. Mais surtout, quand on voit l'évolution du monde, des pays
comme la Chine qui sont loin d'être des démocraties, et des pans
entiers de la planète qui sont très éloignés de nos
valeurs démocratiques -même si, dans chacun de ces pays, des
hommes et des femmes luttent pour défendre les valeurs
démocratiques-, il me semble qu'entre les Etats-Unis et l'Europe il
existe un terrain commun qui est fondamental. Nous sommes les héritiers
du siècle des lumières et d'une certaine conception du monde, qui
a pris des formes différentes, parce que les Histoires de chacun sont
différentes mais toujours enrichissantes. Au-delà de la
rhétorique des communiqués, un certain nombre de valeurs
communes, de chaque côté de l'Atlantique, méritent
d'être défendues pour donner sa pertinence à une alliance
qui dépasse les rivalités économiques. Les menaces de la
guerre froide ont disparu et les rivalités économiques sont
encore plus visibles. Mais si l'on se projette dans l'avenir, on voit qu'un
certain nombre d'intérêts communs nous unissent.
Il est bon de conserver une alliance qui structure politiquement les relations
entre les Etats-Unis et l'Europe. Il est cependant regrettable que, du fait de
l'histoire, cette alliance ait essentiellement une dimension militaire alors
que beaucoup de problèmes ne se règlent pas aujourd'hui
uniquement par la force armée. L'Europe souffre avec les Etats-Unis d'un
déséquilibre entre les mécanismes institutionnels qui
permettent d'articuler les questions de défense en Europe et les
mécanismes politiques qui sont fragiles. Un des éléments
de ce déséquilibre politique est le fait que, dans l'Otan
aujourd'hui, l'Union européenne n'existe pas en tant que telle. Les
institutions qui nous relient aux Etats-Unis ne sont pas idéales par
rapport aux problèmes que nous avons à affronter aujourd'hui.
Mais l'Otan reste irremplaçable si l'on veut continuer d'impliquer les
Etats-Unis dans une relation privilégiée avec l'Europe. On ne va
pas bâtir à partir de zéro aujourd'hui une nouvelle
alliance qui serait plus politique que militaire. Nous n'avons donc pas d'autre
choix que de faire évoluer l'Alliance atlantique de façon
à ce qu'elle soit plus adaptée à notre relation avec ce
pays.
M. de Montesquiou a posé la question des moyens de l'Otan,
américains ou autres, qui pourraient être mis à notre
disposition. Effectivement, c'est une question clé, qui appelle deux
réponses :
1° il s'agit tout d'abord des structures et des procédures qui
composent l'Otan. Quand on parle de mise à disposition de moyens
européens dans le cadre de l'Alliance, on fait référence
aux moyens de planification qui existent à Mons, c'est-à-dire
tout ce qui est autour du Saceur. La question est de savoir si l'adjoint
européen au Saceur peut faire un pointillé à
l'intérieur de cette masse que représente l'état-major de
Mons pour qu'il y ait un noyau européen et qui ait une relation directe
avec l'Union européenne ;
2° il s'agit par ailleurs de tout ce qui nourrit les moyens de l'Otan.
J'en reviens à la problématique que j'évoquais tout
à l'heure en disant qu'il faut agir à la fois du dedans et
du dehors. L'Otan est nourrie de renseignements qui viennent des services
américains qui sont infiniment plus développés que tous
les services européens réunis. Si nous voulons obtenir un flot
d'informations américaines qui alimente nos états-majors, il faut
nous mettre en mesure de collecter nos propres informations pour peser sur les
Etats-Unis à cet égard, sinon le flot restera un petit ruisseau.
Ce ne sont pas les Américains qui vont bâtir la défense
européenne pour nous. C'est à nous de le faire dans un esprit de
négociation et d'établissement d'un équilibre qui nous
soit plus favorable.
Monsieur le président, vous avez posé la question de l'UEO. Il ne
faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Depuis 1998, le
traité de l'UEO peut être dénoncé avec un an de
préavis par ses membres, mais les divergences entre les Européens
étant trop fortes, on ne peut obtenir aujourd'hui un article V dans
le cadre de l'Union européenne. Cela ouvrirait une crise avec les
Etats-Unis puisque cela pose le problème de l'allié de dernier
ressort. Nous sommes donc obligés à ce stade de rester dans une
certaine ambiguïté, même si nous devons faire pression pour
aller dans le sens d'un article V à l'intérieur de l'Union
européenne, ce qui serait une manière de faire évoluer
l'Otan en mettant les Etats-Unis devant leurs responsabilités. Quand on
dit, par exemple : nous défendons la Norvège qui n'est pas
dans l'Union européenne et nous ne défendons pas la Finlande
parce qu'elle n'est pas dans l'Otan, c'est de la théorie, si demain la
Finlande était envahie par la Russie il ne serait pas possible de ne pas
intervenir.
Les pays membres de l'UEO devraient faire une déclaration qui
établirait un lien avec l'Union européenne, en disant qu'ils
renoncent à leur droit de dénoncer le traité tant qu'il
n'y aura pas un article V dans le traité de l'Union européenne.
Ce serait une manière d'établir une passerelle entre les deux
institutions qui serait politiquement significative.
S'agissant des capacités propres de l'UEO, je crains qu'elles ne soient
bien limitées. Mais il faut faire attention aux conditions
d'intégration de l'UEO, qui a sa propre culture de défense alors
que l'Union européenne, qui a plutôt tendance à s'occuper
de problèmes agricoles, etc..., ne possède pas cette culture.
Encore une fois, il ne faudra pas jeter le bébé avec l'eau du
bain au moment où l'UEO sera intégrée dans l'Union
européenne. Tout dépendra de la façon dont M. Javier
Solana va développer ses services et des moyens dont ils disposera.
L'important est de constituer, à l'intérieur de l'Union
européenne, un noyau ou une masse critique ayant une vraie culture de
défense.
On oppose toujours le supranational et l'intergouvernemental. Des étapes
intermédiaires restent à franchir. Il est important qu'il y ait
une permanence politique à Bruxelles. Pendant une période encore
longue, il y aura une logique intergouvernementale avec des
représentants qui continueront à recevoir des instructions de
leur capitale. Néanmoins, le fait que des délégations
européennes vivent ensemble dans une même ville contribue à
ce qu'une dynamique de groupe se crée, avec une obligation d'aboutir.
La manière dont le comité politico-militaire va se
développer à Bruxelles sera un test : il ne faut pas qu'il
soit simplement une instance subalterne de quelques fonctionnaires qui
préparent des dossiers pour les directeurs politiques. Il faut qu'une
dynamique de groupe ne s'instaure pour permettre une interaction efficace entre
délégations européennes.
M. le Président
- Monsieur Guehenno, nous vous remercions
vivement.