AUDITION DE M. ANTOINE PROST,
PROFESSEUR ÉMÉRITE À
L'UNIVERSITÉ DE PARIS I
(16 DÉCEMBRE
1998)
Présidence de M. Adrien Gouteyron, président
M.
Adrien Gouteyron, Président -
Monsieur le professeur, nous
allons commencer cette audition.
Je veux simplement rappeler à mes collègues et à
vous-même, Monsieur le Professeur, que la commission d'enquête
créée par le Sénat a organisé la publicité
de ces auditions - publicité signifiant l'ouverture à la presse
sous réserve des demandes de huis clos pouvant être
présentées par telle ou telle des personnes que nous souhaitons
entendre.
Nous publierons un compte rendu sommaire de ces auditions dans le bulletin des
commissions du Sénat et nous établirons un compte rendu
intégral de celles-ci en annexe de notre rapport.
Monsieur le professeur, comme le prévoit l'ordonnance du
17 novembre 1958, je suis tenu de vous rappeler que toute personne
dont une commission d'enquête à jugé l'audition utile est
entendue sous serment et en cas de faux témoignage, est passible des
peines prévues par le code pénal.
Je vais donc vous demander comme le prévoit l'ordonnance et pour la
respecter formellement, de bien vouloir nous dire toute la vérité
et rien que la vérité. Je vais vous demander de lever la main
droite et de dire : "
Je le jure ".
M. Antoine Prost -
"
Je le jure ",
monsieur le Président.
M. le Président -
Merci, monsieur le professeur.
M. Antoine Prost -
Je ne peux dire la
vérité que si je la connais. Dans un secteur comme celui ci, il
convient parfois d'avoir des doutes.
M. le Président -
Nous comprenons cette réserve. Nous
sommes aussi, un certain nombre, comme vous, à avoir des doutes.
Je vais vous demander de faire, si vous le souhaitez, un propos liminaire, puis
nous vous poserons des questions. Je ne pense pas qu'il est nécessaire
de rappeler quelles ont été vos fonctions universitaires.
Vous avez publié de très nombreux ouvrages importants, faisant
référence, sur l'histoire de l'éducation dans notre pays.
C'est évidemment parce que nous savons que vous êtes un excellent
connaisseur et de l'histoire du système éducatif et de son
fonctionnement aujourd'hui, que nous avons souhaité vous entendre. Je
vous laisse la parole.
M. Antoine Prost -
Monsieur le Président, Mesdames
Messieurs les Sénateurs, c'est très impressionnant de
déposer devant une assistance comme la vôtre ; mon propos
introductif sera bref, n'étant pas préparé comme pour un
cours destiné à durer une heure.
Le problème n'est pas celui de la rémunération. Les
rémunérations des enseignants revalorisées au temps
où M. Rocard était Premier Ministre et M Jospin,
Ministre de l'éducation nationale, pour une " marche
d'escalier " de 25 MF en année pleine, à effectifs
constants, coûtera nécessairement plus cher au budget de l'Etat,
puisque l'effectif du corps enseignant a augmenté depuis et a mis les
salaires des enseignants au-dessus des salaires équivalents du secteur
privé.
Aujourd'hui, un ingénieur diplômé d'une école
nationale supérieure est moins bien payé qu'un
agrégé. Son salaire de débutant équivaut environ
à celui d'un professeur certifié.
Les professeurs ne se rendent pas compte, car ils comparent les paiements bruts
du privé aux paiements nets du public. Dans le privé, un salaire
annuel de 200 000 F, déduction faite des charges de l'ordre de
20 %, le ramène à 160 000 F. Ce niveau de salaire
est celui du professeur certifié sorti de sa formation. Si vous
considérez son salaire pendant sa durée de stage, il y a
évidemment un différentiel.
Quant aux salaires des instituteurs, devenus professeurs d'école avec le
changement de statuts, ils ont été alignés sur ceux des
professeurs certifiés. Ce qui a des effets d'ores et déjà
perceptibles sur les choix de carrière des étudiants.
Des étudiantes que je reçois après une maîtrise
d'histoire, à qui je demande ce qu'elles vont faire, me répondent
qu'elles veulent être institutrices parce que le niveau de
rémunération est équivalent à celui de professeur
d'histoire, que cela leur permet d'être dans leur région
d'origine, et enfin que les problèmes de discipline sont
réputés moins difficiles avec les jeunes élèves
qu'avec les moins jeunes. Je mets de côté cet aspect du
problème.
Le problème des enseignants n'est pas fondamentalement un
problème financier.
J'ai eu pour la première fois à m'occuper du sujet dont nous
parlons aujourd'hui dans le cadre de la commission dite "Commission Joxe",
sur la fonction enseignante dans le second degré, dont le rapport a
été commandé par M. Guichard et remis à
M. Fontanet en 72-73, il y a 27 ans. La question du malaise des
enseignants était déjà à l'ordre du jour.
Dans ce rapport qui a le mérite de reposer sur une enquête
d'opinion qui avait été confiée à un institut de
sondage qui avait fait un très bon travail, je lis ceci :
" Le malaise actuel n'est pas un trouble éphémère
ou passager qui aurait chance de se dissiper de lui-même ou qui
relèverait de remèdes mineurs. C'est le début d'une
mutation profonde qui mettra en question personnellement aussi bien les
enseignants que les administrateurs, dans la conception qu'ils se font de leur
rôle et qui aboutira indissociablement à la mise en place d'un
style pédagogique nouveau, aussi bien que de nouveaux comportements
administratifs. La commission tient à le souligner avec force, il s'agit
d'un phénomène de civilisation inéluctable qui
s'étendra sur des lustres, voire des décennies "
.
Je ne pense pas que la commission avait conscience d'être aussi bien
inspirée lorsqu'elle écrivait ceci.
L'analyse qui était faite à l'époque est assez simple. Il
y a inadéquation entre les contenus d'enseignement et les
méthodes d'une part et les publics et leurs attentes d'autre part.
Il y a une crise du rapport pédagogique, dans la mesure où les
professeurs sont obligés de se battre pour faire apprendre des choses
qui n'intéressent pas les élèves.
Ceci a été aggravé par, deux facteurs :
- La crise économique et l'importance du chômage, notamment des
jeunes, qui fait que de plus en plus on craint, si l'on n'a pas un
diplôme, d'avoir à s'inscrire à l'A.N.P.E.
- La façon dont l'institution scolaire et pas seulement les professeurs,
ont géré l'inadéquation entre la culture scolaire et les
attentes des élèves.
Pour faire travailler les élèves, nous avons
développé des motivations utilitaristes. Nous avons dit aux
élèves : " Travaillez, sinon vous allez être
orientés ".
Etre orienté c'est toujours faire des études qui ne sont pas
celles que l'on aurait choisies, c'est toujours être orienté
là où l'on ne voulait pas aller. Lorsqu'un élève
est motivé, il passe dans la classe supérieure.
Nous avons dit aux élèves : " Travaillez pour trouver
du travail ", Mais lorsqu'il y a un chômage important chez les
jeunes, lorsque des élèves constatent que leur frère, leur
soeur qui ont eu le bac sont au chômage, nous ne sommes pas
crédibles. Les élèves savent bien que ce n'est pas vrai,
il leur suffit de regarder autour d'eux pour s'en convaincre. Vous avez une
motivation utilitariste et la sélection.
Or, la sélection a été assimilée par le
système scolaire. Je rappelle qu'il y a 30 ans, la sélection
se faisait à l'extérieur du système scolaire,
c'étaient les parents qui choisissaient le destin des
élèves en les inscrivant dans un cours complémentaire ou
dans un lycée. Aujourd'hui c'est l'école qui se charge de cette
répartition. De ce fait, il y a une majoration des enjeux scolaires.
Cette majoration des enjeux scolaires coïncide avec un trait culturel. Je
pense que la France est le seul pays - j'aurais des explications historiques
à vous fournir, de manière résumée - où
depuis la révolution française, il y a une passion
égalitaire. Cette passion égalitaire conduit à nier toutes
les supériorités. La supériorité de la naissance a
été la première à être niée. C'est le
refus de l'aristocratie, c'est le tutoiement obligatoire des citoyens sous la
révolution française. Lorsque l'on voit le comportement de
certains lords britanniques, on a envie de chanter la carmagnole. Je partage
cette passion égalitaire et j'ai appris la carmagnole à mes
enfants, car j'avais un voisin assez arrogant qui portait une particule...
C'est vous dire que cette passion égalitaire est une
réalité.
Les supériorités de l'argent sont évidemment
illégitimes. Pas de supériorité de naissance, pas de
supériorité d'argent.
Que reste-t-il ? La seule supériorité légitime est la
supériorité du diplôme. La fonction ne comporte pas de
supériorité par elle-même. On l'a bien vu lors des
événements de 68. La manière dont les contestataires
ont en quelque sorte descendu les statues de leur piédestal était
tout à fait intéressante.
J'ai beaucoup réfléchi là-dessus lorsque j'étais
professeur dans un collège de Cambridge durant un trimestre. La
supériorité du professeur dans une université britannique,
par rapport aux types de rapports que nous avons avec nos étudiants, est
tout à fait saisissante.
Vous ne feriez pas manger des professeurs à la
high table
, dans
un restaurant universitaire, ce serait impensable. Donc, cette passion
égalitaire est celle du diplôme, et cela a renforcé dans ce
pays l'importance attachée aux diplômes alors qu'il est de
notoriété publique que le diplôme n'est pas une garantie
absolue.
Vous avez des chances que les Polytechniciens et les Enarques soient
travailleurs. Vous avez des chances raisonnables de penser qu'ils sont
intelligents, mais cela ne vous donne aucune garantie ; ils peuvent
très bien être caractériels, dépressifs, avoir
quantité de handicaps qui font que dans la vie sociale, vous ne pourrez
jamais leur confier une responsabilité de direction.
Cette pression mise sur le diplôme confère à la
scolarité une sorte d'intensité dramatique qui fait que la vie
des familles est rythmée par un certain nombre d'échéances
scolaires qui se répercutent sur les enfants et les font vivre dans un
état de stress qui n'est pas particulièrement souhaitable
à l'âge qu'ils ont.
Il y a un vrai problème.
Ce problème a évolué depuis quelques années. Sur ce
point, votre commission pourrait interroger un sociologue qui s'appelle
Eric Debardieu, qui a travaillé sur la violence dans les
établissements scolaires. Sur cette crise ancienne du rapport
pédagogique, viennent se greffer aujourd'hui, dans un nombre croissant
d'établissements, de l'ordre de 35 à 40 % des
collèges, des problèmes de violence que les professeurs ne savent
pas gérer, qui les dépassent.
Eric Debardieu a publié un livre sur la violence dans les
établissements scolaires. En 1993, dans son enquête, une
question était posée sur les lieux de la violence dans un
établissement.
Les lieux venant en tête étaient les cours de
récréation et la sortie. C'est à la sortie que l'on
rackette. La salle de classe n'était pas un lieu
d'insécurité. Trois ans après, elle est en numéro
deux parmi les lieux de l'insécurité.
Tous les témoignages concordent ; il se passe en ce moment, depuis
quelques années, un phénomène qui n'a pas grand chose
à voir avec la crise économique ou avec le chômage. On ne
voit pas de différences majeures dans les évolutions
socio-économiques, mais quelque chose est en train de se casser et les
professeurs sont très démunis.
J'en viens à votre question : en quoi la gestion du système
et l'utilisation des moyens permettent-elles d'améliorer ce rapport
pédagogique et de faire face à cette crise, notamment avec la
violence actuelle ?
1) Toutes les enquêtes montrent que les problèmes sont plus graves
dans les grands établissements que dans les petits. On le sait depuis
qu'il y a des administrateurs à l'éducation nationale.
La politique de constitution de cités scolaires avait été
un temps arrêtée après les événements
de 1968. Ces événements ont fait prendre conscience à
l'administration des risques inhérents aux grands établissements.
Donc, pendant quelques années, on a tenté de faire de plus petits
établissements, mais nous avons là, une barrière.
J'ai été amené à discuter de cela avec mes
collègues qui s'occupaient des affaires financières quand
j'étais au cabinet de Michel Rocard. Cette année-là,
53 nouveaux lycées ouvraient. Le ministère des Finances
accordait à cette occasion 53 postes de proviseur et 53
postes de concierge.
Il est plus facile d'obtenir du ministère des finances, 200 postes
d'instituteurs ou 1000 postes de professeurs de lycée que des
postes de proviseur, de censeur.
Devant une telle contrainte, le ministère de l'éducation
nationale aujourd'hui encore est amené à regrouper un certain
nombre d'établissements pour faire des économies d'échelle
sur le staff administratif. S'il y a une priorité dans les postes, c'est
à l'encadrement des établissements et à la
démultiplication des établissements qu'il faut les consacrer.
2) Je crois qu'il faut également avoir un style de management - entre
les recteurs et les inspecteurs d'académie, entre les inspecteurs
d'académie et les chefs d'établissement, entre le ministre et les
recteurs - favorable à la constitution d'équipes car les
professeurs ou même les instituteurs pris individuellement ne pourront
jamais faire face aux situations nées de la violence dans leur
établissement.
C'est une situation stressante. Il n'est pas normal qu'un professeur se fasse
rosser par ses élèves, soit couvert de plaies et de bosses et ait
15 jours d'invalidité.
Il faut une réaction de solidarité active et positive pour
trouver des solutions. Or, la solidarité se manifeste par la
grève, mais ne change rien. C'est une sorte de cri de désespoir
qui ne construit pas une solidarité concrète. Il est très
difficile de faire prendre conscience aux professeurs de la
nécessité de constituer des équipes.
Pour ce faire, il faut des personnes exerçant le métier de chef
d'équipe, c'est-à-dire des conseillers d'éducation, des
conseillers principaux, des proviseurs, des censeurs. Mais cela suppose que
l'établissement tout entier fonctionne suivant ce type de management.
Si vous avez une gestion de type bureaucratique, du recteur à
l'inspecteur d'académie et de l'inspecteur d'académie au
proviseur, cela aboutit à l'enfermement de chaque professeur dans ses
propres difficultés.
La réponse se situe au niveau des pratiques.
Je peux citer Michel Crozier : "
On ne change pas la
société par décret "
.
Je ne sais ce que le législateur peut apporter à ce
problème qui est celui du fonctionnement d'un organisme.
M. le Président -
Merci. Voilà matière
à beaucoup de questions. Je laisse la parole à mes
collègues qui souhaitent intervenir.
M. Jean-Léonce Dupont -
Pour revenir sur le dernier
point que vous avez abordé, Monsieur le Professeur, dans les auditions
précédentes, l'on nous a fait part de la faible marge de
manoeuvre des chefs d'établissement. Comment voyez-vous
concrètement ce management d'équipe et quelles évolutions
doivent avoir lieu pour pouvoir réaliser cette notion d'équipe
dans les responsabilités, la définition des rôles, dans les
fonctions mêmes ?
M. Antoine Prost -
La marge de manoeuvre des chefs
d'établissement est beaucoup plus grande que ceux-ci ne l'avouent,
notamment à leurs professeurs.
Voici un cas : A mon épouse demandant je ne sais quoi à son
proviseur qui lui répondit que ce n'était pas possible de par une
circulaire du recteur, cela me paraissant improbable, je lui ait dit de
demander à voir la circulaire. Il ne l'avait pas. Le proviseur a
toujours tendance à dire : " Je ne peux pas ". C'est la
manière dont il met sa décision à l'abri de la
contestation. En fait, c'est le proviseur qui dit : " Mme Dupont,
Mme Martin et Mme Durand feront respectivement le français,
l'histoire et les mathématiques dans telle classe ".
J'ai vu des proviseurs casser des équipes pédagogiques !
Si Mme Durand, Mme Martin et Mme Dupont travaillaient
ensemble ! J'ai vu des proviseurs donner la 1ère A à
Mme Martin de façon à casser l'équipe
pédagogique. Mais d'autres les constituent. C'est le proviseur qui fait
les emplois du temps.
Il y a un règlement intérieur, un conseil d'établissement
et la possibilité pour le proviseur de réunir ses
professeurs ; ce n'est pas tellement une question de pouvoir, mais une
question de style.
M. Gérard Braun
- J'ai été très
étonné, Monsieur le professeur, de vous entendre dire que les
professeurs se battent pour enseigner des matières qui
n'intéressent pas les élèves.
Je voudrais une explication. Ces matières n'intéressent-elles pas
les élèves parce qu'elles n'ont pas lieu d'encombrer les
programmes pédagogiques ou y a-t-il une autre raison ? Je ne comprends
pas très bien cette approche des problèmes.
M. Antoine Prost -
Je vous remercie de votre question, je
me suis expliqué de façon trop rapide.
La grande différence entre nos professeurs des collèges et
lycées et ceux des pays étrangers, c'est que les nôtres
sont très spécialisés. Leur conscience identitaire, est la
conscience de leur spécialité. Ils ne se définissent par
comme des éducateurs ni comme des pédagogues, mais comme des
historiens, des physiciens, des mathématiciens des anglicistes, des
littéraires etc, ils sont donc dédiés à leur
discipline. D'une certaine manière, heureusement. Pendant un certain
temps, j'ai plaidé avec beaucoup de vigueur pour que l'on
déspécialise les enseignants ; je reste fidèle
jusqu'à un certain point à cette position, parce que, par
exemple, je pense qu'à vouloir des certifiés étroitement
spécialisés des langues, on assure l'hégémonie de
l'anglais.
Si vous voulez enseigner l'italien ou l'espagnol dans un petit collège
à Barcelonnette, il faut que le professeur d'italien enseigne aussi le
français. Si vous n'avez pas un professeur certifié bi-valent
italien-français, il y a un là un vrai problème.
M. le Président -
Mais votre remarque rejoint de
manière extrêmement claire le sujet de notre commission
d'enquête.
M. Antoine Prost -
C'est une façon d'optimiser les
moyens. Je persiste à penser qu'un professeur enseignant le
français et l'italien, qui aurait ses élèves 5 à
6 heures par semaine, vaudrait mieux que deux professeurs qui les auraient
l'un pendant deux heures et l'autre quatre heures.
Cela dit, il faut faire attention, si l'on réalise ceci, de ne pas
retirer ce qui fait la motivation du professeur. Le professeur de
français se bat pour faire faire du français à ses
élèves.
Il y a une différence lorsque vous parlez avec les professeurs
individuellement, collectivement ou en public. On peut entendre un discours
pessimiste, défaitiste, catastrophique. Je me souviens d'une
émission de télévision en direct où un jeune dans
l'assistance avait dit : "J'étais venu parce que j'avais envie
d'être enseignant, mais maintenant que je vous ai entendu, je n'en ai
plus envie".
Lorsque vous parlez avec les professeurs collectivement, vous entendez un
certain discours. Mais lorsque vous les entendez individuellement, ils se
battent pour faire passer des choses qu'ils aiment. S'ils cessent d'aimer ces
choses, il ne se battront plus.
M. Gérard Braun
- A condition que les
élèves aiment les mêmes choses.
M. Antoine Prost -
Si vous voulez que les
élèves les aiment, il faut développer des motivations
humanistes et non pas utilitaristes.
L'enseignement, c'est, d'une certaine manière, beaucoup plus que la
formation du futur employé, du futur salarié. Lorsque vous
étudiez le Cid avec des élèves, c'est une pédagogie
du sentiment, une pédagogie de l'honneur. La raison pour laquelle vous
faites le Cid, c'est d'abord parce que c'est beau, mais c'est aussi parce que
vous voulez les aider à grandir et à devenir pleinement des
hommes, à récupérer une partie de notre culture et de
notre civilisation. A travers le Cid, il y a quelque chose qui passe, d'un
autre enjeu que le fait de trouver un bon salaire à la fin du mois.
Ce sont des motivations de type humaniste, celles-ci ont été
complètement éradiquées dans l'enseignement, par la crise
économique, le discours sur l'université qui fabrique de
chômeurs, le discours des parents à l'usage des
élèves : " Travaille si tu veux avoir un bon salaire "
et le discours des professeurs à l'égard des élèves
: " Travaille si tu ne veux pas que l'on t'oriente ".
Il y avait déjà, entre le public scolaire -qui est un public
massivement démocratisé- et la culture savante -qui est celle de
l'école- un fossé, un gap culturel qui créait une
difficulté pédagogique propre.
Nous avons aggravé cette difficulté en valorisant exclusivement
les motivations utilitaires et l'efficacité économique
immédiate de l'enseignement. Là-dessus s'ajoute le
problème de la violence. Vous avez un rapport pédagogique
très difficile à gérer.
Une partie des élèves est en situation de refus, parce que
l'école a perdu sa crédibilité. J'ai écrit une fois
dans un numéro de la Documentation Française consacré aux
systèmes éducatifs, que si l'on ne trouvait pas
300 000 emplois pour des jeunes, il n'y avait plus aucune
crédibilité pour l'école. La crédibilité de
l'école c'est qu'elle donne la clé de l'emploi. Les jeunes sont
au chômage.
Mme Hélène Luc -
Monsieur le professeur, vous
avez parlé du diplôme, de son importance, je crois qu'il y a
matière à réflexion. Ce que vous avez dit sur le stress
des élèves est quelque chose que je ressens personnellement. Je
suis membre d'un Conseil d'Administration de collège, et d'un conseil
d'université, j'ai eu l'occasion de voir de nombreux lycéens
pendant les derniers événements. Les élèves veulent
des diplômes, parce qu'ils savent qu'avec le développement de la
technologie, avec la crise économique, s'ils veulent du travail c'est
quand même avec des diplômes qu'ils ont le plus de chance de
trouver une place dans la société.
Lorsque les lycéens disent par exemple : " Nous ne voulons pas
que l'on nous enlève des matières ", ils craignent qu'avec
ce que le ministre fait, on leur enlève une partie de l'enseignement et
ils ne veulent perdre quoi que ce soit.
Je ne porte pas de jugement. Je ne dis pas que l'on ne peut pas
améliorer un certain nombre de choses. Mais c'est le témoignage
de la volonté des jeunes en général que de garder ce
niveau et même l'élever.
Par ailleurs, la violence dans les écoles, n'est pas la même
partout. Dans les collèges elle n'est pas la même que dans les
lycées professionnels où c'est une violence qui ressort
plutôt du désespoir, ce sont des élèves en
échec scolaire. Cette violence est accompagnée par une
très grande motivation chez de très nombreux élèves.
Ma question est la suivante : Face à cette soif des jeunes - et je
trouve qu'il est réjouissant pour la France d'avoir des jeunes qui ont
envie d'apprendre et d'avoir une place dans la société -, comment
l'école peut-elle faire le maximum pour qu'ils sortent de l'école
en situation de réussite ?
Ce n'est pas pour que tout le monde devienne ingénieur. Quelqu'un qui a
envie de devenir pâtissier, qui est un très bon pâtissier,
peut réussir sa vie Je ne porte pas de jugement de valeur sur le
métier. L'important est que l'élève fasse ce qu'il a envie
de faire et que l'école le lui permette au maximum.
Vous avez parlé des personnels que l'on n'a pas, cela me paraît
très important.
M. le Président -
La Commission se réunit pour poser
des questions, pour interroger les personnes que nous entendons, et non pour
faire un débat. Je souhaite que l'enquête ait lieu et que nous
posions des questions.
Mme Hélène Luc -
Que pensez-vous de la
présence des personnels adultes ? Je pense qu'il faut qu'ils soient
formés. Qu'en pensez-vous ?
M. Antoine Prost -
Brièvement, le niveau n'est pas
fonction de l'extension. Limiter le nombre des disciplines
étudiées peut être une façon d'être plus
efficace sur le noyau dur que l'on étudie. Il n'y a rien de pire dans
l'enseignement que des élèves, suivant la formule d'Alain,
" qui ne savent rien, qui se rappellent simplement avoir entendu quelqu'un
qui savait ".
A force de multiplier les cours, nous sommes en train de dissoudre
complètement l'enseignement. Pourquoi le latin est-il mort ? Parce que
nous avons mis la moyenne au baccalauréat à des versions latines
qui comportaient cinq contresens. Les garçons et les filles ne savaient
plus le latin, mais si nous avions été obligés de les
noter conformément à ce qu'ils savaient en latin, ils auraient
été tous collés, donc nous avons mis la moyenne à
ceux qui avaient cinq contresens. L'enseignement du latin était fichu.
Je préfère que l'on sache ce que l'on apprend. Apprenez ce que
vous voulez, mais ce que vous apprenez, au moins sachez-le.
Les sorties scolaires c'est très bien, mais si elles ne sont pas
préparées avant et exploitées après, c'est du
tourisme. Les élèves ne vont pas à l'école pour
faire du tourisme. C'est bien pour les hôteliers mais pas pour les
maîtres d'école. Chacun son métier, aux hôteliers de
développer le tourisme, et aux instituteurs de se débrouiller
pour que les enfants apprennent.
Je suis contre la venue dans l'école d'une série de personnes qui
apportent leur expérience. Cela ouvre l'école, mais en même
temps, cela fait perdre un temps scolaire précieux.
M. Gérard Braun
- Je ne suis pas d'accord.
M. Antoine Prost -
Je donne mon avis.
Des instituteurs sont payés pour faire l'instruction pendant
27 heures par semaine. Si une après-midi est prise par une dame qui
fait de l'anglais, qui vient faire ceci où cela, puis une autre
après midi prise par un professeur de dessin que l'institut d'art visuel
a envoyé etc...malgré tout, il faut quand même apprendre
à lire, écrire et compter.
Je préfère tout de même que les instituteurs travaillent
26 heures par semaine.
Lorsque des personnes interviennent dans l'école sur le temps pendant
lequel l'instituteur devrait travailler et devrait faire travailler les
élèves, sans que celui-ci ait préparé et
exploité leur venue, je dis que l'on est en train de dissoudre le
métier.
M. Jean Bernadaux -
Une simple remarque : j'ai
été très étonné Monsieur le professeur, ou
ai-je mal compris, en particulier lorsque vous disiez : " Avant
c'étaient les parents qui orientaient les enfants ".
Je ne suis pas d'accord en tant qu'enseignant. J'ai vu énormément
de mes collègues sortir un élève du CM.2, lui
dire :"Tu peux continuer des études", et se battre vis à vis
des parents. Je l'ai fait moi-même.
Dire aux parents de laisser leur enfant faire des études, remplir, des
dossiers de bourse, était une orientation différente,
c'était peut-être le travail des enseignants. Je suis
persuadé qu'au moins 20 ou 30 de mes anciens élèves sont
devenus bacheliers ou ont fait des études supérieures parce que
je suis allé voir les parents pour leur dire : " Sortez cet enfant,
ne le laissez pas, il faut qu'il continue ".
M. Antoine Prost -
Tout d'abord, vous confirmez mon point
de vue. Vous venez de dire : " Nous sommes allés voir les parents
pour leur dire qu'il faut l'inscrire en sixième ", ce qui montre
bien que ce sont les parents qui prenaient la décision et non pas
l'école
Par ailleurs, les statistiques faites par les études
démographiques au début des années 60 ont
comparé le destin scolaire des enfants à la sortie du cours moyen
deuxième année, en fonction de leur niveau de réussite.
Quand le niveau de réussite était jugé excellent par
l'instituteur et que le père était cadre supérieur ou
profession libérale, 90-95 % entraient en 6
ème
de
lycée, et quand la réussite était excellente et que le
père était ouvrier 57-60 % entraient au lycée.
Lorsque la réussite était moyenne, c'était plus de
60 % pour les enfants de cadres supérieurs et de l'ordre de 15 %
pour les enfants d'ouvriers.
Ce que vous dites, qui est vrai depuis l'école de la troisième
République, c'est ce que Ferdinand Buisson, le premier à
avoir posé ce type de problème, appelait des
exceptions
consolantes
.
M. Jacques Maheas
- Notre commission d'enquête porte sur
la gestion des personnels. C'est sur ce point que je vais vous interroger.
Pensez-vous qu'il s'agit du même métier lorsque l'on est
professeur à Louis-le-Grand ou Henri IV ou lorsque l'on est
professeur à Mantes-la-Jolie ou Gennevilliers ?
Pourquoi, si vous me répondez non, la gestion est-elle sensiblement la
même ? Est-ce une question d'adaptation ou est-ce une question de
formation de la part du corps professoral ?
Pourquoi l'éducation nationale, qui a maintes fois essayé de
mettre des professeurs plus aguerris dans les quartiers sensibles, n'a-t-elle
jamais réussi ?
M. Antoine Prost -
En ce qui concerne la première
question, la réponse est évidemment non, ce n'est pas le
même métier mais c'est vrai à tous égards. J'ai fait
une partie de ma carrière dans l'enseignement supérieur comme
professeur à l'université d'Orléans puis comme professeur
à Paris. Je peux vous garantir que ce n'est pas le même
métier. A Orléans, il n'y avait pas de thèse à
diriger et je faisais des travaux dirigés de première
année.
Il y a des différences. Est-ce que ces différences
nécessitent une formation différente des uns et des autres ?
Réponse négative. Je pense que fondamentalement, il y a une
unité du métier. Ce serait très grave d'apporter à
votre question une réponse positive.
Si l'on dit que ces deux métiers correspondent à deux formations
différentes, on est en train d'institutionnaliser des différences
qui sont sociologiques, contre lesquelles toutes les politiques de lutte contre
l'exclusion sont mobilisées. Il faut savoir ce que l'on veut. Il ne faut
pas rigidifier la société à deux vitesses. La
différence fondamentale ne tient pas à la nature des savoir
nécessaires aux élèves des deux côtés, elle
tient au caractère sociologique des deux publics.
Pourquoi l'éducation nationale n'a-t-elle pas réussi ?
M. Jacques Maheas
- C'est la conséquence.
M. Antoine Prost -
Il n'est pas tout à fait vrai
que l'éducation nationale n'ait pas réussi. Je constate qu'un
certain nombre de collèges ou de sections d'éducation
spécialisée par exemple, qui fonctionnent grâce à
des professeurs qui ont fait ce choix, y sont restés fidèles.
Je pense qu'elle y est partiellement arrivée. Mais elle ne peut pas y
arriver pour les professeurs si elle ne commence pas par y arriver pour les
chefs d'établissement. Il est d'expérience commune, que les
collèges sont souvent sur le fil du rasoir.
Vous pouvez avoir un collège qui marche bien, le principal change et
vous êtes obligés d'appeler la police toutes les semaines, parfois
tous les jours. Ou inversement, le collège qui ne marchait pas bien,
qu'un nouveau chef d'établissement réussit à remettre sur
pied. Ce n'est pas le même métier que de diriger le lycée
de Mantes la Jolie ou le lycée Louis le Grand.
Donc, le premier point serait d'avoir une gestion des parcours de chef
d'établissement.
Du point de vue de la gestion, il serait intéressant de poser la
question. On pourrait faire une proposition simple : qu'aucune affectation
ne devienne définitive, avant une sorte d'acceptation du nouveau venu
par l'équipe en place.
Il y a une façon totalement bureaucratique de nommer les gens ici ou
là. Je ne pense pas que ce soit un mal de mettre les plus jeunes dans
les endroits les plus difficiles, car ils ont le plus de tonus. Je vois mes
étudiants qui ont fait leur D.E.A chez moi, agrégés, bien
sous tout rapport.
M. Jacques Maheas
.- J'ai dit " aguerris ".
M. Antoine Prost -
Ils ne sont pas aguerris, c'est leur
première année. Dans des banlieues un peu difficiles, ils font
face avec une sorte d'énergie juvénile qu'ils n'auront pas dans
10 ans.
M. Jacques Maheas
- S'ils en reviennent !
M. Antoine Prost -
Non, non pas du tout, fils de
professeur en faculté !
M. Jacques Valade
- Je voudrais revenir sur ce que vous avez
indiqué comme étant votre sentiment en matière
d'éducation, c'est-à-dire privilégier le
phénomène culturel par rapport au phénomène
totalement utilitariste.
Cependant, vous avez dit l'instant d'après que vous étiez
partisan d'enseignants qui n'étaient pas trop spécialisés,
capables de faire un enseignement relativement généraliste sans
trop s'éloigner de leur discipline de base. On ne va pas demander
à un spécialiste de grec d'enseigner les mathématiques,
encore que la langue grecque a une certaine logique compatible avec les
mathématiques.
Ne pensez-vous pas que cette tonalité par rapport aux enseignants, mais
aussi cette ouverture qui permettrait à des enseignants d'enseigner
plusieurs disciplines, se heurte à la façon dont la gestion des
professeurs est assumée par les responsables des professeurs, notamment
par l'inspection générale ?
Il me semble qu'il y a encore une survivance considérable d'une
espèce de corporatisme, qui fait qu'il est extrêmement difficile
de s'affranchir à la fois des quotas, mais également des
promotions et des sous-ensembles d'enseignants de certaines disciplines.
Deuxième question si vous le permettez : nous sommes les uns et les
autres -c'est la raison de la création de cette commission
d'enquête- contingents de l'événement. Nous ne pouvons pas
supporter le désordre mais également le gâchis. Mais que
dire des mesures qui consistent à retirer d'un manuel, trois ou quatre
chapitres au prétexte soit que le manuel est trop compliqué, soit
qu'il y a un trop grand nombre de chapitres ?
Dernière partie de mon intervention : je ne pense pas que
l'enseignement du latin a disparu parce qu'on on avait mis de trop bonnes notes
à de trop mauvaises copies. En latin et en grec, les enseignements
correspondants ont disparu parce que l'on a décidé que les
élèves ne devaient plus faire, pour des raisons utilisatrices, ni
latin ni grec. Nous sommes un certain nombre ici et ailleurs à avoir
fait par hasard des études hyper littéraires, on ne s'en est pas
trop mal tirés par la suite puisque cela ne nous a pas
empêchés de faire des mathématiques, sciences exactes ou
expérimentales !
C'est plus une volonté corporatiste de certains et anti-corporatiste par
rapport à d'autres, qui a fait que certains types d'enseignements ont
disparu.
M. Antoine Prost -
Sur les raisons de la disparition du
latin, on pourrait compléter longuement ce que j'ai dit. Il y a aussi
une évolution sociale. Cela a été montré par
Mohamed Chartaoui dans sa thèse établie à partir des
dossiers des étudiants inscrits en première année de
médecine à Paris où l'on voit que la bourgeoisie
française a choisi de sélectionner ses propres fils sur les
mathématiques plutôt que sur le latin. Car la montée des
bacheliers " Math-Elem " en première année de
médecine est bien antérieure à la réforme du
professeur Debré de 1958-1959, ce qui va dans votre sens. Je ne crois
pas que quelqu'un ait décidé un jour que l'on supprimerait le
latin, il y a eu une évolution sociale plus complexe.
M. Jacques Valade
- Ce n'est pas par rapport aux notes....
M. Antoine Prost -
Je disais que l'enseignement du latin
est devenu intrinsèquement indéfendable à partir du moment
où il aboutissait aux résultats auxquels il aboutissait.
Sur la question que vous posez à propos des manuels, je ne partage pas
votre sentiment. Vous avez une définition officielle qui est celle du
programme publié au bulletin officiel du ministère. Vous
remarquerez que le nombre des manuels qui prennent la précaution de
publier en première page ou en page de couverture le programme officiel,
est très rare. Si vous lisez les manuels attentivement, vous constaterez
que la plupart d'entre eux comprennent des chapitres supplémentaires au
programme.
Il m'est arrivé de diriger une collection de manuels d'histoire au
début des années 1980. Un manuel concurrent, qui s'est
parfaitement vendu, avait un chapitre sur les Etats-Unis de 1861
à 1914, qui n'était plus au programme.
C'est très grave, parce que le contenu du manuel aboutit à une
autre définition du programme et elle met le professeur en situation de
vulnérabilité face aux parents d'élèves ou face aux
élèves s'il ne traite pas les Etats-Unis de 1861
à 1914.
Le problème des manuels scolaires, est que le prescripteur n'est pas
l'acheteur. Ce sont les professeurs qui décident de faire acheter le
manuel aux élèves. Ce n'est pas un vrai marché, cela ne
sert à rien de faire des manuels économiques. J'avais fait ma
collection de manuels avec des petites pages et il s'est bien vendu quand
même ; je voulais que le prix ne soit pas trop lourd. Au moment du
choix du manuel, la considération de prix n'intervient absolument pas.
Lorsque l'on participe à un conseil d'enseignement où l'on
choisit les manuels, il n'est pas question du prix. Les professeurs qui
choisissent les manuels sont sensibles à ce qui témoigne d'une
sorte d'excellence dans la discipline ; ce qui est une sorte de
surenchère permanente.
Un physicien, professeur à Orsay, qui était à la
commission que j'avais présidée, s'est amusé à
faire la critique d'un manuel de physique en montrant toutes les notions qui
n'étaient pas au programme et que les élèves
n'étaient pas censés avoir acquises. Les manuels sont une
définition maximaliste des programmes.
M Jean-Claude Carle
- Monsieur le professeur, vous nous avez
dit qu'il était nécessaire de mettre en place un nouveau style de
management, du ministre au chef d'établissement. J'y souscris tout
à fait. Or ce dernier a un rôle primordial. Que
constate-t-on ?
Que si dans certains secteurs, les effectifs sont encombrés, il y a
là un déficit de recrutement. Que faut-il faire pour rendre ce
poste plus attractif ? Cela passe-t-il par des mesures financières,
par un élargissement des responsabilités, par un accompagnement
au niveau juridique ou administratif ? Je pense que l'un des freins
aujourd'hui est effectivement la procédure ou les dérives de
procédures qui font qu'il y a peut-être un déficit de
recrutement.
M. Antoine Prost -
Pouvez-vous me dire Monsieur le
sénateur s'il y a un déficit de candidats ? Je ne le sais
pas...
M. le Président -
Oui...
M. Gérard Carle
- Oui.
M. Antoine Prost -
S'il y a un déficit de
candidats, je n'ai pas de réponse à votre question. Cela me
paraît un signe tout à fait majeur.
M. le Président -
On me dit qu'il y a plus de
500 postes vacants.
M. Jean Arthuis -
Monsieur le professeur, je voudrais
vous poser deux questions. Vous avez insisté sur l'importance de
l'équipe pédagogique et du management. Y a-t-il
compatibilité entre le centralisme de gestion que l'on nous a
décrit lors d'une précédente audition et cette exigence de
management et d'équipe ?
J'ai comme la plupart d'entre nous participé à des conseils
d'administration, j'ai toujours été frappé par une
espèce de fatalisme qu'exprimait le responsable d'établissement
par rapport à tel membre de l'équipe qui était
manifestement inapte, mais que l'on gardait malgré tout ; dans le cadre
de ce qui était une sorte de cogestion, on ne pouvait pas faire
autrement. Comment peut-on aller vers ce management et cette gestion
d'équipe que vous souhaitez ?
Ma deuxième interrogation porte sur les inspections et
l'évaluation. Quelle est votre appréciation, avez-vous le
sentiment que l'éducation nationale pratique des évaluations
objectives servant de référence pour mieux gérer la
carrière des uns et des autres ?
M. Antoine Prost -
Il est plus facile de répondre
à la seconde question, Monsieur le ministre, qu'à la
première. Parce que la réponse est manifestement négative.
Il n'y a pas de vraie évaluation. Mais c'est un problème qui
pourrait être soluble. Somme toute, les deux tiers des évaluations
sont inutiles. Il vaudrait mieux diminuer le nombre des évaluations et
quand on en fait une, la faire à fond, c'est-à-dire,
évaluer un professeur sur la totalité de ses activités et
y passer le temps nécessaire. Ce n'est pas en allant une heure voir
comment il fait classe, que vous pouvez régler ce problème. Il
faut voir les cahiers des élèves, les copies qu'il corrige, ce
que l'on pense de lui.
Je préférerais une ou deux évaluations dans les
carrières à des moments importants pour l'évolution de la
carrière, à cette sorte d'évaluation. Vous remarquerez que
je suis en cohérence avec ma réponse sur la pédagogie. Je
préfère ce qui est concentré et efficace, suffisamment
volumineux, qu'une sorte de saupoudrage, soit d'heures de cours, soit
d'évaluation.
Je pense également qu'il n'y a pas assez d'évaluations
collectives. De ce point de vue, lisez les rapports d'évaluation du
19ème siècle, j'ai le souvenir de rapports
d'évaluation manuscrits de Victor Duruy, sur le lycée
Ampère à Lyon. Il y avait 123 lycées en France, mais
combien y avait-il d'inspecteurs généraux ? 12 à
l'époque. Vous en avez 400, sans compter les IPR. Sérieusement,
on pourrait avoir des rapports synthétiques.
L'inspection générale de la vie scolaire le fait un peu. Mais le
rapport du 19ème siècle, est : " Le professeur de
première mérite les palmes académiques. Personne n'est
mort à l'infirmerie depuis deux ans. L'état d'hygiène est
très bon. Les dortoirs sont en ordre. L'intendant n'a commis aucune
malversation. Le professeur de mathématiques est remarquable ".
Vous avez tout ! Ils y passaient un certain temps.
On devrait essayer d'avoir les évaluations de l'établissement.
Quant à la première question, je crois qu'il y a eu suffisamment
de déconcentrations dans le système pour permettre une gestion
plus participative.
Le grand échec concret actuel de la plupart des établissements,
c'est le projet. Le projet est dans le texte de la loi de 1989, c'est une
notion qui a eu beaucoup de peine à pénétrer. En 1982 ou
1983, M. Savary a fait un colloque à Souillac sur le projet
d'établissement. Deux mille exemplaires d'une magnifique brochure bleue
ont été tirés pour publier des actes de ce colloque. Cela
a été pilonné sur ordre de maquignons qui craignaient que
cela ne déclenche la révolution dans les établissements.
M. Gérard Braun
- En reste-t-il quelques exemplaires
pour la commission ?
M. Antoine Prost -
Je n'ai que le mien, Monsieur le
sénateur, mais je pense que le ministère devrait en avoir
gardé un tout de même.
En 1982-1983, le projet sentait le souffre. En 1989, il est dans la loi.
Actuellement -c'est là qu'est la gestion bureaucratique- les inspections
académiques réclament les projets d'établissement pour le
15 février. Derrière, il y a l'évolution de moyens et
elles en ont besoin pour faire le budget.
Dès lors, le 15 février, les professeurs n'ont pas la
tête à préparer leur rentrée. Un projet
d'établissement doit être fait en mai-juin et doit porter sur la
manière dont on va commencer l'année et la façon
d'accueillir les élèves. Il est devenu une procédure
purement bureaucratique, un moyen d'obtenir des crédits ; c'est le
chef d'établissement qui rédige le projet dans le meilleur des
cas, avec un petit groupe de travail autour de lui. Mais ce projet qui
était un dispositif imaginé pour faciliter ce management
participatif, ne marche pas parce que l'on est dans une gestion bureaucratique.
Mme Hélène Luc -
Vous avez, Monsieur le
professeur, pris l'exemple du professeur de français, qui donnait
à l'enseignement sa véritable dimension humaniste. C'est
très important. Que pensez-vous que peut faire l'institution scolaire
pour permettre aux professeurs de français par exemple, de pouvoir
enseigner dans de bonnes conditions ? Lorsque les élèves
sont 38-40 par classe dans un lycée de banlieue, comment le professeur
peut-il faire quand il faut, dès le départ, au moins un quart
d'heure et parfois un peu plus, pour faire en sorte que la classe soit en
mesure de l'écouter ?
M. Antoine Prost -
Le problème des effectifs est
aussi celui des ajustements d'effectifs. D'abord, les effectifs ont beaucoup
diminué et sont encore appelés à diminuer du fait de la
démographie.
J'étais auprès de Michel Rocard en 1988. Le
lycée Gramont a refusé de faire la rentrée. J'ai
regardé les statistiques, personne n'avait prévu le coût. A
l'époque, 39 % des classes de second cycle comprenaient
35 élèves ou plus. Le Premier ministre s'est engagé
le 8 décembre 1988 à faire que dans un délai de
5 ans, il n'y ait pas de classes au-dessus de 35 élèves
et un syndicat enseignant a titré dans son éditorial de la
semaine suivante, qu'il avait pris l'engagement que toutes les classes auraient
35 élèves dans 5 ans. Ce qui montre que la
communication est parfois difficile.
Depuis, avec les recrutements qui ont été faits, si vous regardez
les statistiques, nous sommes tombés à des niveaux plus bas. Il
se peut que localement pour des raisons de taille des établissements,
nous ayons encore des classes surchargées, mais si vous faites la
moyenne ce n'est pas vraiment le problème.
En revanche, vous avez un problème de discipline qui ne se posait pas
avant, qui va même bientôt se poser dans les classes maternelles.
Des directrices d'école maternelle font déjà appel
à la police.
Je ne suis pas un partisan du discours sécuritaire. Je trouve le
discours sécuritaire très préoccupant, mais je dis que
quelque chose est en train de se casser depuis quelques années dans
notre société, qui ne relève pas de la thématique
de la crise économique et sociale, mais d'autre chose.
M. le Président -
Monsieur le professeur, merci. Vous avez
répondu à toutes les questions. Il y en a eu beaucoup. Nous
pourrions en poser encore beaucoup, mais nous sommes tenus par le temps.