N° 328

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1998-1999

Rapport remis à Monsieur le Président du Sénat le 28 avril 1999

Dépôt publié au Journal officiel du 29 avril 1999

Annexe au procès-verbal de la séance du 29 avril 1999

RAPPORT

de la commission d'enquête (1) sur la situation et la gestion des personnels des écoles et des établissements d'enseignement du second degré ainsi que de ceux des services centraux et extérieurs des ministères de l' éducation nationale et de l 'agriculture , pour l'enseignement agricole, créée en vertu d'une résolution adoptée par le Sénat le 5 novembre 1998,

TOME II : auditions

Président

M. Adrien GOUTEYRON
Rapporteur

M Francis GRIGNON

Rapporteurs adjoints
MM. Jean-Claude CARLE et André VALLET,
Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : MM. Jean Arthuis, Jean Bernadaux, Gérard Braun, Jean-Claude Carle, Jean-Louis Carrère, Xavier Darcos, Philippe Darniche, Christian Demuynck, Mme Dinah Derycke, MM. Claude Domeizel, Jean-Léonce Dupont, Adrien Gouteyron, Francis Grignon, Jean-Philippe Lachenaud, Serge Lagauche, Jacques Legendre, Mme Hélène Luc, MM. Jacques Mahéas, Pierre Martin, Jacques Valade, André Vallet.

Voir les numéros :

Sénat :
30 , 46 , 52 et T.A. 12 (1998-1999).

Enseignement.

AUDITION DE M. ROGER FAUROUX

(9 DÉCEMBRE 1998)

Présidence de M. Adrien GOUTEYRON, Président

M. Adrien Gouteyron, président - Mes chers collègues, nous allons procéder à notre première audition. Je remercie M. Fauroux de sa présence.

Tout le monde sait le temps qu'il a consacré à rédiger, au nom de sa commission, un rapport qui a fait quelque bruit, toujours d'actualité et qui est une des réflexions les plus originales sur l'éducation nationale...

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Roger Fauroux.

Je rappelle que la présente audition n'est toutefois pas publique, puisque nous n'avons décidé le principe de cette publicité que tout à l'heure.

Monsieur le Ministre, vous avez la parole...

M. Roger Fauroux - Monsieur le Président, Messieurs les Sénateurs, je vous remercie de m'entendre sur un sujet sur lequel vous êtes par ailleurs aussi bien informé que moi.

Je voudrais insister sur le sujet précis de la gestion des personnels des écoles et des établissements du second degré, la gestion des services centraux et extérieurs du ministère de l'éducation nationale m'étant moins familière.

J'ai passé une bonne année à me pencher sur ces problèmes et, plus particulièrement, sur les problèmes de gestion car, dès l'abord, j'ai été frappé par l'aspect très archaïque -et, pour quelqu'un comme moi, venu d'ailleurs, extraordinairement déconcertant- de la gestion de ces personnels.

Une anecdote : une des premières personnes que j'ai rencontrées a été le directeur des personnels des établissements secondaires, un fonctionnaire de très haut rang, qui m'a dit : "Je gère l'ensemble des personnels des lycées et collèges". Je lui en ai demandé le nombre. Il me l'a donné. C'était un chiffre avec plusieurs zéros, et j'ai été pris d'une sorte de saisissement qui m'a empêché de lui répondre sur l'instant. J'ai pensé qu'on ne pouvait gérer un personnel aussi considérable et, qu'en définitive, ce personnel devait ne pas être géré.

Je suis resté, à mesure que j'ai approfondi mes analyses, sur l'impression que cette gestion, en l'état où elle se trouvait, lorsque je travaillais sur ces problèmes, il y a un peu plus de deux ans, paraissait archaïque, déplorable, anonyme, stérilisante. Toutes les épithètes négatives que l'on peut imaginer s'appliquent à cette situation. Pourquoi ?

Je crois que le phénomène essentiel -d'ailleurs pointé avec beaucoup d'énergie l'actuel ministre- réside dans une concentration démentielle. Beaucoup de gens nient qu'elle soit aussi excessive que je l'avais décrite, mais je continue à penser qu'il n'existe nulle part en France -et probablement nulle part en Europe- une gestion aussi concentrée et confiée à des systèmes anonymes.

Ceci contraste particulièrement avec la nature de l'éducation qui est une relation interpersonnelle entre des adultes et des enfants. Alors que ce rapport exige une connaissance des personnes ainsi qu'une mise en valeur de leurs qualités ou de leurs défauts personnels, la gestion de cette relation est confiée à des mécanismes aveugles.

Je citerai l'exemple quasi-caricatural de ce qu'on appelle le "mouvement". Il s'agit en fait de la gestion des personnes qui changent de poste. Leur nombre est de 75.000, ce qui est raisonnable par rapport à l'effectif total de 500.000 enseignants. Ce mouvement est une espèce d'énorme flux, dont la gestion dure plusieurs mois, et qui est en très grande partie confiée à un ordinateur central.

Deux inconvénients majeurs m'ont paru spectaculaires. Le premier est le dysfonctionnement : quelle que soit la qualité des outils électroniques qu'on utilise, la gestion centralisée et anonyme d'un aussi grand nombre de personnes conduit inexorablement à des dysfonctionnements.

J'ai été maire durant un certain nombre d'années. Je me souviens très bien de l'état d'égarement dans lequel se trouvaient de jeunes professeurs qui, une semaine avant la rentrée, ignoraient où ils devaient aller.

Un jeune professeur plein d'enthousiasme, qui vient d'être reçu au CAPES en juin et qui, aux alentours du 20 août, ne sait où il va aller, est particulièrement déprimé, car il doit rencontrer ses collègues, voir l'établissement dans lequel il va se rendre, savoir ce que pense le proviseur, quel type d'horaires il va devoir assurer, sans parler des multiples problèmes d'installation matérielle lorsque l'affectation est éloignée du lieu d'habitation.

Ce sont des faits relativement fréquents, mais qui ne sont rien à côté de l'impossibilité de réaliser une adéquation entre le profil des personnes et le profil des établissements. On insiste beaucoup -à juste titre- sur la nécessité pour chaque établissement de formuler un projet d'établissement. Je crois que c'est une bonne chose, car dans un pays très diversifié comme le nôtre, au milieu d'une population dont on dit qu'elle est éclatée, aucun établissement ne ressemble à un autre. La constitution d'équipes homogènes dans la diversité et motivée est donc nécessaire.

Or, le régime actuel -qui, à ma connaissance, n'a pas beaucoup changé- consiste à affecter les personnels à travers les établissements de manière totalement anonyme. Je me souviens d'exemples caricaturaux que j'ai connus en tant que maire, où les chefs d'établissement de deux établissements scolaires situés dans des villes distantes de 40 km ne pouvaient décider de la mutation de personnels consentant du fait de la gestion parisienne. En tant que maire, mon action avait été totalement vaine, tant auprès de l'inspecteur d'académie que du recteur, car on m'avait expliqué que ceci relevait du ministère.

J'ajouterai que ce phénomène a perduré pendant longtemps parce qu'il favorise l'action des principaux syndicats de l'éducation nationale, qui tiennent à être directement impliqués dans la gestion du personnel, à être les premiers informés et pour qui une gestion centralisée des personnes est évidemment un champ d'intervention particulièrement privilégié, puisqu'il permet une intervention, un contrôle et des nominations dans des conditions particulièrement commodes !

Les syndicats sont d'ailleurs aussi centralisés que l'administration elle-même, les deux organisations se soutenant mutuellement dans la gestion de ce système, dont je dois dire en toute franchise que je le trouvais absurde !

Je suis donc personnellement très partisan du mouvement de déconcentration, et j'applaudis aux déclarations faites par l'actuel ministre pour essayer de modifier ce système. Je ne sais s'il réussira, mais je pense que l'intention est louable.

Toutefois, la déconcentration des décisions n'entraîne pas la reconstitution de vingt-deux administrations centrales à la place d'une seule. Autrement dit, il faut éviter que les rectorats, qui devraient être les principaux bénéficiaires de ce mouvement, ne reconstituent à leur profit des administrations qui auraient toutes les tares de l'administration centrale. C'est un danger qui n'est pas mince. Il convient donc que ce mouvement de déconcentration et de rapprochement des acteurs vis-à-vis des responsables soit aussi profond et continu que possible. Il ne faut donc pas mettre en place vingt-deux potentats -je parle ici des responsables d'académies.

Le même phénomène peut se reproduire au niveau des établissements. J'ai été pour ma part personnellement frappé -et ceux de mes collègues qui m'ont accompagné dans l'aventure ne me contrediront pas- par le caractère archaïque de l'exercice de l'autorité exercée par certains chefs d'établissements, qui paraissent gouverner les professeurs, leurs collaborateurs, d'une manière qui paraîtrait aujourd'hui insupportable dans n'importe quelle organisation industrielle.

Leurs relations avec les professeurs me rappellent ce qu'a dû être le comportement de certains directeurs d'usine à la fin du XIX e siècle vis-à-vis des ingénieurs, des contremaîtres et des ouvriers.

Assez curieusement, dans les organisations industrielles, s'est introduite une certaine décentralisation des décisions, une certaine participation du personnel, à laquelle le système de l'éducation nationale me paraît étranger. Tout ceci frappe beaucoup des témoins venus de l'extérieur...

Je crois que ce qui importe, c'est de provoquer un changement en profondeur de la culture de ce système, et c'est beaucoup plus difficile que de prendre des décisions relatives à la mécanique des nominations ou des mutations. Ce qui importe, c'est d'arriver à imposer des modes d'autorité, de prise de décisions modernes, qui donnent lieu à des dialogues, à des discussions, qui fassent intervenir les personnes concernées à chaque échelon, bref qu'on remplace des chefs de commandement autoritaires par des modes de gestion systémiques, participatifs, pour lesquels le maître-mot ne serait pas la hiérarchie mais plutôt l'équipe.

Or, rares sont les administrations académiques, encore plus rares sont les inspections d'académie au niveau départemental et rarissimes sont les établissements où le personnel se sent véritablement appelé à partager les décisions concernant les personnes et, d'une manière générale, l'ensemble du gouvernement des établissements.

Il y a là une tâche considérable, difficile, qui sera longue et qui passe, je crois, par une formation et un recrutement beaucoup plus adéquats des personnels d'autorité dans le système de l'éducation nationale.

On ne peut plus se contenter de recruter ces personnels en fonction de diplômes académiques, ou en fonction des copies qui leur sont demandées. Je pense qu'il faut introduire un système d'évaluation qui soit plus attentif aux personnes. Je crois qu'il faut surtout faire en sorte que ce personnel apprenne ailleurs comment on gère aujourd'hui des organisations. Ils ne peuvent le faire qu'à la faveur de stages, ou de contacts avec des personnes qui ont vécu et travaillé dans d'autres organisations.

Autrement dit, un mouvement de déconcentration qui se contenterait de transférer les pouvoirs concernant la gestion des personnels du ministère de l'éducation nationale au rectorat -ce qui serait louable en soi- ne serait à aucun degré suffisant.

Il faut trouver les moyens de modifier en profondeur la culture de ce ministère, qui n'est probablement qu'un aspect particulier de l'effort qu'il faudrait conduire à travers toute l'administration, mais qui apparaît impératif dans une organisation dont la raison essentielle est d'établir des relations confiantes, personnelles et aussi proche que possible entre des adultes et des groupes d'enfants ou d'adolescents. Ceci est la première condition que je mettrai à ce que je considère comme une décision très importante.

Il faudrait modifier les pouvoirs des chefs d'établissement ainsi que le recrutement, introduire des sessions de formation continue, qui n'existent qu'à l'état de velléité, bref tout un ensemble d'actions...

En second lieu, je crois qu'il faut également très clairement délimiter et définir ce qui est la fonction de l'État et de l'administration centrale, du ministre, et les responsabilités des acteurs décentralisés.

Je crois que l'État doit se réserver la définition des normes et que les concours de recrutement doivent rester nationaux. Je crois que la nomination des jurys, la définition des matières des concours, le mode d'évaluation des candidats sont véritablement des prérogatives de l'Etat. En outre, les chiffres ne sont pas tels que l'Etat ne puisse continuer à gérer cet aspect fondamental des choses.

C'est une des missions les plus fondamentales l'Etat : l'Etat fixe des normes. Si l'Etat ne fixait pas de normes, personne ne le ferait à sa place.

Le contenu des programmes, sous réserve de certains assouplissements et d'une marge de liberté accordée aux acteurs décentralisés, les niveaux de capacité et de compétences qui doivent être atteints par les élèves ou les étudiants, et surtout le niveau de compétences des enseignants, c'est l'Etat qui doit se les réserver.

Tout ce que j'ai dit auparavant n'a de sens que si l'Etat exerce d'une manière continue et efficace son devoir d'évaluation des établissements. La mission d'inspection et d'évaluation des personnes et des établissements doit être considérée comme une des missions les plus essentielles de ce ministère et les conclusions des inspecteurs doivent jour un rôle essentiel dans la carrière des personnes.

M. le Président - La parole est au rapporteur...

M. Francis Grignon, rapporteur - Monsieur le Ministre, nous devons établir une photographie de l'emploi des personnels de l'éducation nationale et faire des propositions. Il me semble que, pour ce faire, il faut bien identifier les dysfonctionnements, leur nature et leur importance relative.

Ma première question est d'ordre tout à fait général : dans le cadre de vos travaux, n'avez-vous pas eu le sentiment qu'on avait grossi certains dysfonctionnements ? Est-ce l'ensemble du système qui fonctionne mal ou ne s'est-on attaché qu'à des cas particuliers ?

En second lieu, vous avez évoqué le fait centralisateur. Une certaine cogestion syndicale ne serait-elle pas de nature à apporter quelques dysfonctionnements ? Qu'avez-vous pu observer en la matière ?

Par ailleurs, pensez-vous qu'il soit envisageable de développer des qualifications multiples, qui permettent à l'éducation nationale de faire preuve d'une plus grande souplesse ?

Enfin, vous n'avez pas abordé le sujet de la formation continue, qui me paraît pourtant fondamental. Le système fonctionne-t-il bien ? Des améliorations doivent-elles être apportées dans ce domaine ?

M. Roger Fauroux - Tout d'abord, je suis frappé par la qualité du personnel enseignant, tant en ce qui concerne les compétences professionnelles et la connaissance des matières qu'ils enseignent, que le dévouement à leur métier. Tous les témoignages concordent d'ailleurs. Naturellement, il y a quelques brebis galeuses, mais elles sont relativement rares.

Or, le système ne fonctionne pas bien. Nos résultats, comparés à ceux d'autres systèmes scolaires de pays du même rang que le nôtre montrent que nous ne sommes pas parmi les premiers. Le rendement de la machine est médiocre par rapport aux efforts que consentent la Nation et les opérateurs eux-mêmes, mais également par rapport aux masses financières en jeu : nous déplorons un contingent d'illettrés scandaleux et le nombre des jeunes qui sortent du système éducatif sans diplôme est anormalement élevé. Bref, certaines choses ne fonctionnent pas, sans parler du sentiment d'abandon, du désenchantement dont font preuve beaucoup d'enseignants lorsqu'on parle en privé avec eux...

On ne trouve pas le même découragement dans les autres secteurs de la fonction publique, et je crois que ceci est dû en très grande partie à l'abandon moral dans lequel se trouve l'ensemble des personnels. En effet, les initiatives souvent très intelligentes conduites par des équipes de professeurs et par les inspecteurs d'académie ne sont jamais valorisées, ou ne débouchent pas.

Je suis père et grand-père, et j'ai été maire d'une commune ; ceci m'a permis de recueillir un certain nombre de témoignages. En outre, il s'agit d'un domaine qui m'a toujours intéressé. Or, les initiatives de qualité, qui exigent beaucoup de dévouement, n'aboutissent nulle part car il n'existe aucun mécanisme capable de faire remonter les informations.

Le ministère et ses relais font pleuvoir sur les professeurs d'innombrables documents, des conseils, des bulletins, des circulaires, mais il existe très peu de mouvements ascendants. L'évaluation est insuffisante et le travail des inspections, à différents degrés, n'est pas poussé avec assez d'énergie. On compte par ailleurs très peu de mouvements transversaux.

On dit que la qualité des informations se mesure à leur vitesse de circulation et à leur diversité, et de ce point de vue, l'organisation de l'éducation nationale paraît médiocre...

M. Jean Arthuis - Quelle appréciation portez-vous sur les corps d'inspection, la façon dont ils sont constitués, leur autonomie ?

M. Roger Fauroux - L'inspection générale de l'éducation nationale, qui était autrefois une immense institution, un corps prestigieux, efficace, me paraît atteinte d'une sorte de paralysie. Ce n'est pas imputables aux personnes, mais on a toujours l'impression que les cabinets des ministres et les ministres eux-mêmes s'en désintéressent. Ayant été moi-même universitaire, je compte un certain nombre d'amis qui ont atteint ou dépassé l'âge de l'inspection générale. Beaucoup parmi eux éprouvaient un certain découragement.

Je connais des professeurs ou des instituteurs qui ne sont pour ainsi dire jamais inspectés ! L'inspection elle-même est une sorte de cérémonie creuse, qui ne donne pas lieu à des résultats concrets. On pourrait imaginer que lorsque le résultat de l'inspection a été mauvais, la personne se trouve sanctionnée au moins dans son cursus professionnel et qu'elle subira un préjudice dans le passage d'un échelon à l'autre : or, il n'en est rien !

Ce devrait être l'une des tâches essentielles du proviseur, qui est le seul qui connaisse la qualité du service rendu par un enseignant. Or, il n'a pas le droit de s'exprimer : il peut donner un avis sur son assiduité ou sur son absentéisme, sur la discipline qu'il obtient, mais non sur la qualité de l'enseignement, qui demeure un sujet tabou.

On prétend que ceci est dû au statut de la fonction publique. Ce n'est pas vrai ! Certes, il existe de mauvais professeurs, comme il existe de mauvais percepteurs, mais on sait bien que la carrière d'un agent des services du trésor est quand même influencée par la qualité du service telle qu'elle a été évaluée par l'inspection de la trésorerie générale ou par l'inspection générale des finances !

J'ai été moi-même inspecteur des finances : lorsqu'une insuffisance était constatée, après un échange contradictoire, la carrière de l'intéressé s'en ressentait. Beaucoup d'administrations procèdent ainsi, sauf l'éducation nationale. Je crois que c'est une très mauvaise chose.

M. Xavier Darcos - Je ne prendrai pas la défense de l'inspection générale, corps dont j'étais le chef il y a encore quelques semaines...

Cependant, je crois que l'évaluation n'est pas aussi mal faite mais qu'il n'existe aucun rapport entre l'évaluation et le fait de pouvoir imposer des stages, des formations ou le retrait d'un professeur incapable.

Dans ma carrière, j'ai été très souvent appelé en urgence pour constater qu'un enseignant était fou ou maladroit, incapable, paresseux ou absent. On me faisait faire une inspection très rapide. Je consultais le dossier administratif de l'intéressé et je me rendais compte que dix inspecteurs généraux avaient fait la même chose l'année précédente et que le professeur était toujours là !

C'est donc plus une question d'adéquation entre l'efficacité de l'évaluation et l'efficacité de la gestion.

En revanche, la défense du concours comme phénomène national me semble une question centrale. Comment imposer les affectations si l'on renonce au concours national ? L'évaluation se fera en effet toujours à partir d'une évaluation universitaire !

Second inconvénient : le concours national est très théorique, et ne prédispose pas au type d'emploi que l'on désire... L'enseignant peut en effet être affecté au collège Henri IV à Paris, ou dans un collègue de banlieue. Son emploi sera radicalement différent : l'un fera quasiment une carrière universitaire, et l'autre exercera presque quotidiennement un métier de médiateur social.

Nous sommes tous pour des concours nationaux, mais comment faire en sorte que l'on puisse avoir une redistribution des enseignants sur les territoires dans des postes et des lieux différents ?

M. Roger Fauroux - Lorsque je rédigeais mon rapport, je m'étais heurté à cette même difficulté. J'ai consulté le recteur Blanchet, aujourd'hui recteur de l'académie de Paris, qui m'avait expliqué que les gens reçus au concours du CAPES choisissaient leur affectation en fonction de leur classement. Il existe un marché entre les académies, comme pour les instituteurs. Or, l'expérience montre que 75 ou 80 % des mutations se font à l'intérieur de la même académie. Ceci résout largement une bonne partie du problème. Pour le reste, on établit un marché. C'est ici que l'évaluation peut jouer un rôle : si tout le monde veut aller sur la Côte d'Azur, c'est la manière dont les personnes ont servi qui, en cours de carrière, va servir de discriminant...

Le problème n'est pas un problème de mécanique organisationnelle. Les instituteurs, depuis la moitié du siècle dernier, sont d'ailleurs gérés sur une base départementale. Il existe des excédents et des déficits suivant les départements, mais les choses se règlent sans trop de heurts.

Je pense donc qu'en maintenant des concours nationaux -ce qui me paraît très important- on peut arriver, avec des mécaniques assez fines, à trouver des solutions.

Je crois également aux vertus du dialogue : les proviseurs, les chefs d'établissements et les inspecteurs d'académie, en liaison avec le recteur qui jouerait un rôle d'arbitre, pourraient régler beaucoup de problèmes entre eux. Les commutations pourraient fort bien se faire sans être obligé de passer par l'ordinateur de la rue de Grenelle. Or, il faut que celui-ci arbitre, sous le contrôle des syndicats...

M. Jacques Mahéas - J'ai l'impression d'avoir entendu quelqu'un qui relatait la difficulté ponctuelle d'une rentrée scolaire dans un journal à grand tirage, et je voudrais lui demander s'il sait très exactement quel est le pourcentage de professeurs affectés la veille, voire deux ou trois jours après la rentrée, par rapport à celui des enseignants affectés en temps et en heure...

M. Roger Fauroux - ... Vous employez une tournure impersonnelle : est-ce à moi que vous vous adressez ?

M. Jacques Mahéas - En effet. Pardonnez-moi, mais j'ai entendu évoquer des situations que je n'ai pas vécues...

Toutefois, l'hommage que vous rendez aux enseignants semble quelque peu atténué par une administration qui est en train de les broyer...

M. Roger Fauroux - Ce sont des mots que je n'ai pas employés, Monsieur le Sénateur !

M. Jacques Mahéas - Mais c'est le sentiment que vous avez donné ! D'ailleurs, vous affirmez qu'il existe très peu de mutations et que, le jour de la rentrée, on est confronté à des situations qui ne devraient pas être. Certes, le monde est imparfait, mais de plus en plus de gens sont mutés en temps et en heure et l'on constate de moins en moins de difficultés. J'ai connu une époque où, dans un établissement, un quart des professeurs, sur un peu plus d'une centaine, n'étaient effectivement pas nommés le jour de la rentrée...

Cela dit, vous estimez que certains chefs d'établissement ont un pouvoir absolu. Quels sont effectivement les pouvoirs administratifs du chef d'établissement -je ne parle même pas du directeur d'école ? Ils sont en fait extrêmement réduits...

M. Roger Fauroux - J'ai dû m'exprimer de manière bien maladroite. Je n'ai pas dit qu'ils avaient le pouvoir : j'ai dit qu'ils exerçaient une autorité qui, dans les textes, est en effet extraordinairement ténue, mais qui, dans beaucoup de cas, m'a parue archaïque.

J'ai visité une centaine d'établissements. C'est un faible pourcentage, mais c'est plus que pour une enquête journalistique. D'autre part, je l'ai dit je n'ai pas cessé -pour des raisons familiales et du fait de mon origine universitaire- d'avoir des contacts avec les universités. Or, j'ai été frappé -et je n'ai pas été le seul- par le comportement du chef d'établissement par rapport aux professeurs, qu'on ne laissait pas s'exprimer comme les cadres de l'industrie ont aujourd'hui l'habitude de le faire, quelle que soit la personne devant laquelle il se trouve.

J'ai constaté une sorte d'inhibition qui ne tenait pas, j'en suis d'accord, à la consistance des pouvoirs du chef d'établissement -ils sont très flous- mais à un défaut dans la formation des personnels, qui n'avaient pas de l'autorité la notion participative qu'on a aujourd'hui.

M. Jacques Mahéas - J'aimerais que notre commission réfléchisse à la différence qui existe entre une carrière qui offre de grands choix, comme chez les instituteurs, et une carrière à l'ancienneté : c'est énorme !

Un intervenant - Douze ans pour les certifiés !

M. Jacques Mahéas - Il ne faut donc pas dire que l'inspection ne dispose pas de moyens de pression. Si ! Les notes influent sur une carrière et de façon extrême.

Vous dites par ailleurs que les initiatives ne remontent pas suffisamment. C'est sans doute vrai. Les élus des collectivités locales que nous sommes font souvent remonter les choses qui se passent dans notre ville ou dans notre département. Je suis maire d'une ville d'un peu plus de 30.000 habitants, et j'ai récemment eu l'occasion d'organiser une semaine citoyenne qui a été extraordinaire, au cours de laquelle le ministre a pu tirer profit d'un certain nombre de choses.

Si on lisait davantage les publications municipales, on s'apercevrait que l'éducation y tient une certaine place. On y relate des expériences pédagogiques de classes transplantées, etc...

M. le Président - Mes chers collègues, je rappelle qu'il nous faut poser des questions. Le démarrage est toujours difficile, mais il faut que nous nous y efforcions.

M. Claude Domeizel - Vous avez dit avoir été frappé par la compétence du corps enseignant, et vous avez ensuite employé à plusieurs reprises le qualificatif de "médiocre".

M. Roger Fauroux - ... De rendement médiocre, qui ne tient pas aux efforts des personnes. Encore une fois, je leur ai rendu hommage...

M. Claude Domeizel - Ce rendement médiocre peut-il être quantifié ?

En second lieu, vous avez évoqué l'insuffisance des inspections. Vous avez sans doute noté que leur fréquence était faible, voire plus qu'auparavant. Avez-vous également estimé la durée qui séparaient deux inspections et établi les causes pour lesquelles celles-ci étaient espacés ? Le sont-elles plus qu'autrefois ?

M. Roger Fauroux - Je n'ai pas de chiffres en tête, mais vous disposez d'informations objectives. Il s'agit des enquêtes périodiques réalisées par l'OCDE sur un certain nombre de critères acceptés par tous les participants, dont la France, et qui ont porté, il y a deux ou trois ans, sur l'illettrisme.

Certaines enquêtes ont également porté sur la connaissance de la géométrie et des mathématiques en général. Ce sont des comparaisons menées avec beaucoup de sérieux, que personne ne conteste et qui, sur différents sujets, font apparaître que la France n'a pas un rang très honorable.

On peut discuter de ce qualificatif mais, compte tenu des efforts que nous faisons, de la tradition culturelle de notre pays et de son rang dans le monde, je trouve que l'on pourrait mieux faire.

Certes, nous sommes là pour essayer de réformer un système mais, en ce qui concerne l'illettrisme, nous étions mal placés.

Je ne sais si les choses se sont améliorées depuis deux ou trois ans, mais je lisais récemment que les Américains se préoccupent de leur place dans le domaine des sciences exactes et des mathématiques, car ils ne sont pas bien placés dans ce domaine. Ils déplorent que le système totalement éclaté des Etats-Unis ne permette pas à l'exécutif d'y remédier dans des conditions efficaces.

Or, en France, nous disposons de ce pouvoir. Nous sommes donc d'autant moins pardonnables de ne pas y porter remède.

Il existe un autre critère global qui peut attirer notre attention : celui du nombre de jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme. Ce sont des chiffres dont vous pouvez disposer, assortis des statistiques les plus récentes.

Il existe au sein du ministère de l'éducation nationale un service très efficace : le service de l'évaluation et des statistiques...

M. le Président - Il s'agit de la direction de la programmation et du développement qui a succédé à la DEP.

M. Roger Fauroux - C'est un instrument d'analyse qui me paraît très bon. Les commentaires sont parfois un peu politiques, mais les chiffres sont les chiffres, et ils sont excellents. Il y a là des fonctionnaires très consciencieux, et l'on peut mettre en évidence les progrès, mais aussi les insuffisances.

D'autre part, je n'ai pas mené d'enquête approfondie concernant les inspections mais, à écouter les inspecteurs et un certain nombre d'enseignants, j'ai cru comprendre qu'elles étaient relativement rares. Non seulement elles ne me paraissent pas avoir un impact considérable sur la carrière des personnes inspectées mais, en soi, elles sont rares. Selon moi -mais je vous livre cette réflexion avec prudence- cette situation est en partie due à l'ampleur des tâches administratives que ces personnels ont à remplir.

M. Xavier Darcos - C'est tellement vrai que nous avons été obligés de mettre en place il y a deux ans un système de péréquation des notes pour les professeurs qui n'étaient pas inspectés, de façon à ne pas nuire à leur carrière ! Il valait donc mieux ne pas être inspecté, la péréquation jouant, plutôt que subir une inspection et obtenir de mauvaises notes.

M. le Président - La presse s'en était faite l'écho en effet.

M. Xavier Darcos - La notation s'effectue une fois tous les six ans, et l'inspection pédagogique une fois tous les trois ans en moyenne.

M. le Rapporteur - Il n'aura pas échappé à mes collègues que ma première question portait sur la nature et la quantité des dysfonctionnements, éléments qui me paraissent indispensables à une analyse objective.

Nous aurons l'occasion de revenir plus tard sur le problème de la quantité... S'agissant de la méthode, vous avez évoqué le management : abandon moral, absence de remontées, etc.

La décentralisation va-t-elle permettre un management adapté au niveau local sans changement de règles ?

En second lieu, quelle est l'influence de la cogestion syndicale sur la centralisation ?

Par ailleurs, faute de temps, vous n'avez pas abordé les doubles qualifications et la formation permanente.

Enfin, avez-vous observé que l'évolution des programmes, leur transformation et les options perturbent le système ? Vaudrait-il mieux apporter des simplifications dans ce domaine ?

M. Roger Fauroux - La cogestion syndicale est un sujet délicat. En effet, les mécanismes sont difficiles à établir.

Lorsqu'un professeur connaît un passage difficile dans sa carrière, son premier réflexe est de s'adresser au représentant syndical de l'établissement, plutôt qu'à l'autorité hiérarchique. D'autre part, les informations concernant les épisodes de la carrière d'un enseignant passent plus rapidement par le canal syndical que par le canal hiérarchique.

C'est classique, mais le responsable de l'administration a le devoir de faire respecter sa priorité. L'information est un pouvoir important et il serait important que l'administration puisse reconquérir, sur le plan de l'information, un pouvoir qui a été très largement occupé par l'organisation syndicale.

En outre, je crois que la déconcentration a le pouvoir de rendre plus harmonieuses et plus productives les relations entre la hiérarchie administrative et la hiérarchie syndicale.

Dans un système centralisé, les responsables syndicaux sont confrontés aux responsables administratifs, et ce n'est pas bon. Le contrat entre le recteur et le secrétaire fédéral académique de tel ou tel syndicat sera plus productif et plus civilisé qu'un contact entre un directeur de ministère et des responsables fédéraux ou confédéraux de syndicat.

Dans ce domaine difficile, où il faut faire preuve de diplomatie et d'ouverture d'esprit, on a grand intérêt à redescendre le niveau de discussion.

Quant à la double qualification, je trouve l'expérience allemande trop lourde. Dans ce système, les professeurs, qui ont une qualification du niveau du CAPES, ont toujours deux qualifications. C'est un système qui fonctionne depuis toujours.

Je ne plaiderai toutefois pas pour un système de ce genre. Il est d'ailleurs très difficile à réintroduire pour les grandes classes. Les enfants qui passent de l'école primaire au collège perdent beaucoup en ayant une demi-douzaine de professeurs, alors qu'ils étaient habitués à un seul instituteur. Ce sont les parents, les pédagogues, les psychologues et les élèves eux-mêmes qui le disent. Les enfants les plus fragiles sont saisis d'une sorte de vertige, qui est sûrement très négatif. Je crois qu'on aurait intérêt à diminuer le nombre d'enseignants dans les petites classes des collèges.

Après tout, on admet depuis toujours -sans que l'on sache pourquoi- qu'un même professeur enseigne la physique et la chimie, l'histoire et la géographie. Or, l'histoire et la géographie n'ont pas plus de choses en commun que le français et l'histoire. Pourtant, ce qu'on admet pour le français et le latin, pour des raisons purement traditionnelles et non-rationnelles, on ne l'admet pas pour des matières comme le français et l'histoire !

Je crois -et je me garderai d'arbitrer- qu'il conviendrait de réfléchir à un nouveau système, en tenant compte des affinités entre disciplines et des besoins pédagogiques des enfants.

Le système des PEGC, qui a presque disparu, n'était pas mauvais : les PEGC étaient d'excellents pédagogues. Nous avons d'ailleurs proposé ce système dans notre rapport. Limitons-nous donc aux premières classes du collège !

M. Jean Bernadaux - Dans la centaine d'établissements que vous avez visités, les chefs d'établissement ont-ils fait état devant vous de professeurs qu'ils n'ont jamais vus ?

M. Roger Fauroux - Non. Pourquoi ? Vous pensez que cela existe ? Si c'était le cas, ils n'ont pas osé me le dire...

M. Serge Lagauche - Lorsqu'on a estimé que 80 % des classes d'âge devaient posséder le baccalauréat, on s'est retrouvé dans les classes face à des élèves majeurs. Dans certains quartiers, les professeurs ont dû brutalement affronter des situations extrêmement difficiles, auxquelles ils n'étaient pas habitués.

Le même phénomène de mutation s'est produit à la SNCF, ou dans la police : on a réclamé davantage de policiers sur le terrain, et les collectivités locales ont repris toute la paperasserie.

De la même manière, ne pourrait-on redistribuer la masse des personnels attachés à l'éducation nationale pour soutenir le corps professoral et les proviseurs, qui croulent souvent sous les enquêtes, les papiers et les emplois du temps ?

M. Roger Fauroux - Lorsque nous avons commencé notre enquête, nous nous sommes aperçus que l'administration centrale n'était pas pléthorique. Les pourcentages doivent être de l'ordre de 4 %... Je ne crois donc pas que l'on obtiendrait de grands résultats en redistribuant les personnels ; c'est plutôt une question de redistribution des responsabilités et de conception des tâches.

Il existe beaucoup de circulaires, de formulaires inutiles et je pense que l'on pourrait mettre en place une organisation plus légère sans se livrer à des transferts de personnels. Ce n'est pas le problème...

Il faudrait en fait redéfinir les fonctions des proviseurs. Aujourd'hui, leurs responsabilités juridiques sont extraordinairement minces, et je crois que les excès d'autoritarisme que j'ai cru percevoir chez certaines personnes sont fonction de l'absence de véritables prérogatives juridiques. Certains compensent par des mouvements de menton l'absence de pouvoir réel qu'ils ont sur les personnes...

M. le Président - Absence de pouvoir, mais lourdes responsabilités, y compris pénales.

M. Roger Fauroux - La vie de l'établissement est très liée à leur autorité personnelle, à leur charisme et à la qualité de leur gouvernement. Tous les maires vous diront que la qualité d'un établissement est directement fonction de la qualité du chef d'établissement, mais il conviendrait que le droit rejoigne le fait et que l'on accorde à ces personnes les prérogatives qui devraient être les leurs, ainsi qu'une véritable formation.

Il faudrait également améliorer le recrutement ; or, les responsables du recrutement déplorent le manque de candidats et trouvent rarement des gens de qualité exceptionnelle, les avantages attachés à la fonction étant sans rapport avec les responsabilités à assumer et la somme de travail à remplir.

Nous n'avons pas eu le temps d'aborder le sujet, mais je crois qu'il faudrait également s'interroger sur la manière dont sont élaborés les programmes et sur les questions de mécanisme. Beaucoup de personnes doivent savoir de quoi je veux parler...

M. le Président - Monsieur le Ministre, merci. Je renvoie mes collègues à votre excellent rapport...