B. LES COOPÉRATIONS RENFORCÉES : UNE SOUPLESSE EN TROMPE L'OEIL
Une
coopération renforcée a pour objectif de permettre à un
nombre limité d'Etats, désireux d'aller de l'avant, de renforcer
leurs liens dans des domaines jugés indispensables sans se heurter
à l'opposition des autres Etats membres. Avec la reconnaissance des
coopérations renforcées dans le traité d'Amsterdam, les
négociateurs de la Conférence intergouvernementale ont-ils fait
montre d'une véritable audace en rompant pour la première fois
avec le dogme de l'égalité des droits et des obligations
vis-à-vis des règles européennes ?
N'ont-ils pas plutôt été tentés de tirer parti de
l'ambiguïté d'une notion à même de satisfaire à
la fois les partisans d'un " noyau dur " de l'Union -défendu
notamment dans une optique fédérale par le document
Lamers-Schaüble de septembre 1994- mais aussi les tenants de la
" flexibilité " ou de " l'Europe à la carte "
revendiquée par les conservateurs britanniques ?
A coup sûr, cette ambiguïté répondait mieux à
la recherche d'un compromis que l'extension du vote à la majorité
qualifiée. Du reste, si les coopérations renforcées
trouvent désormais leur place dans le dispositif institutionnel,
c'est
au prix de restrictions qui en limitent considérablement la
portée
.
1. Un dispositif étroitement encadré
Le
mécanisme des coopérations renforcées ne s'applique que
pour le " pilier " communautaire et le " troisième
pilier ". Il est en revanche implicitement exclu pour la politique
étrangère et de sécurité commune (deuxième
pilier) qui fait l'objet de dispositions spécifiques.
Le dispositif s'organise autour de
principes communs
présentés dans un nouveau titre (VII) du traité sur
l'Union européenne et de dispositions spécifiques respectivement
adaptées au pilier communautaire et au troisième
pilier.
a) Les dispositions communes
•
Le recours aux coopérations renforcées
doit
répondre à
six exigences
(art. 43 du traité de
l'Union européenne) :
- favoriser la réalisation des objectifs de l'Union,
- respecter les principes des traités et le cadre institutionnel unique
de l'Union,
- n'être utilisé qu'en dernier ressort,
- concerner au moins une
majorité d'Etats membres
,
- n'affecter ni l'acquis communautaire, ni les droits et obligations des Etats
qui n'y participent pas,
- être
ouverte à tous les Etats membres.
•
Les conséquences sont de deux ordres
:
-
seuls les Etats participant à la coopération
renforcée prennent part aux décisions
(art. 44 § 1du
traité de l'Union européenne),
- à l'exception des coûts administratifs occasionnés pour
les institutions, les
dépenses
liées aux
coopérations renforcées
incombent aux seuls Etats
participant
, sauf si le Conseil, à l'unanimité, en
décide autrement (art. 44 § 2 du traité de l'Union
européenne).
•
Les conditions de mise en oeuvre (art. 40 TUE, art. 2 TCE) :
- la mise en oeuvre d'une coopération renforcée résulte
d'une
décision du Conseil à la majorité
qualifiée
;
- cependant, un Etat peut s'opposer à l'autorisation de recourir
à une coopération renforcée en arguant de
" raisons de politique nationale importantes ".
Dans ce cas,
il n'est pas procédé au vote ; le Conseil peut simplement
à la majorité qualifiée renvoyer la décision au
Conseil européen appelé dès lors à se prononcer
à l'
unanimité
.
La
mise en oeuvre
d'une coopération renforcée est
placée sous le
contrôle de la Cour de justice des
Communautés européennes
. Son
fonctionnement
relèvera également de la Cour dans les conditions qui sont
respectivement propres au titre VI du traité de l'Union
européenne et au traité instituant la Communauté
européenne.
b) Une différenciation selon les domaines concernés
Les
dispositions particulières
au troisième pilier comme
celles qui valent pour le traité communautaire ajoutent de
nouvelles
conditions
à ce cadre général
pourtant déjà restrictif. Cependant, assez logiquement, le
système mis en place pour la coopération policière et
judiciaire en matière pénale laisse plus de marge aux Etats que
le dispositif relatif au pilier communautaire.
Les différences portent principalement sur les conditions de recours aux
coopérations renforcées et le rôle joué par la
Commission.
• Si le traité fixe
deux conditions supplémentaires
pour le troisième pilier
(respecter les compétences de la
Communauté et permettre à l'Union de devenir plus rapidement un
" espace de liberté, de sécurité et de justice -art.
40 § 1 TUE-, il en ajoute
cinq autres pour les coopérations
renforcées mises en oeuvre dans le cadre communautaire
(ne pas
concerner les domaines relevant de la compétence exclusive de la
Communauté, ne pas affecter les actions de la Communauté, ne pas
entraîner de discriminations entre les ressortissants des Etats-membres,
demeurer dans les limites des compétences communautaires et enfin, ne
pas apporter d'obstacles aux échanges).
• La deuxième grande différence tient au
rôle de
la Commission
, simplement
consultée dans le cadre du
troisième pilier, maître de la procédure dans le premier
pilier
. En effet, dans le domaine communautaire, il revient à la
Commission de soumettre au Conseil, à la demande des Etats-membres, une
proposition de coopération renforcée. Elle peut bloquer toute
proposition à condition toutefois d'en indiquer les motifs (art. 11
§ 2). De même, c'est à la Commission de statuer sur la
demande de participation d'un Etat à une coopération
renforcée dans un délai de 4 mois à compter de la
notification d'une telle demande (art. 11 § 3). En revanche, dans le
troisième pilier, cette responsabilité incombe au Conseil :
la demande de l'Etat est réputée approuvée sauf si le
Conseil décide à la majorité qualifiée de la "tenir
en suspens" (art. 40 § 3).
2. Des mécanismes incompatibles avec l'expression d'une capacité d'initiative
a) Un système marqué en fait par la logique de l'unanimité
Parmi les
conditions
nécessaires à la
mise en oeuvre d'une coopération, trois paraissent injustifiées
et
risquent de rendre inopérant
l'instrument institué par
le traité d'Amsterdam.
- L'exigence d'une majorité d'Etats -8 dans la situation
présente- pour mettre en place une coopération renforcée
suppose dès le départ un accord assez large sur l'action qu'il
convient d'entreprendre. Or, les initiatives les plus novatrices sont le fait
d'un
nombre réduit
d'Etats -rarement plus de six- et elles ne
produisent d'effet d'entraînement qu'après avoir
démontré, dans la pratique, leur intérêt. A cet
égard, l'expérience des
accords de Schengen
apparaît
éclairante. Au noyau initial formé par l'Allemagne, la France et
les pays du Benelux, ce sont en effet successivement joints la quasi
totalité des pays de l'Union ;
elle n'aurait en tout cas jamais
pu se concrétiser dans le nouveau cadre posé par le traité
d'Amsterdam
.
- La possibilité pour un Etat de soulever une "raison de politique
nationale importante" pour s'opposer à la mise en place d'une
coopération renforcée constitue un véritable
droit de
veto
. Il appartient en effet alors au Conseil européen de se
prononcer en dernier ressort sur une décision dans ce domaine et
l'unanimité requise alors permettra à l'Etat
intéressé de faire prévaloir sa position, même si
elle reste minoritaire parmi les Quinze.
La formule retenue s'éloigne du schéma proposé par la
contribution franco-allemande à la Conférence
intergouvernementale le 18 octobre 1996 qui écartait tout droit de veto.
La restriction apportée par le traité d'Amsterdam contredit en
effet l'objectif même des coopérations renforcées
destinées précisément à surmonter les
réticences de certains Etats membres pour poursuivre l'oeuvre
d'approfondissement de la construction européenne. En outre, la notion
de " raison nationale importante " ouvre une
marge
d'appréciation assez large
pour les Etats qui souhaitent l'invoquer
-le compromis de Luxembourg dont l'inspiration est voisine apparaît
lui-même
plus strict
et mentionne un intérêt
"
très"
important.
-
Le droit de veto reconnu à la Commission pour les
coopérations renforcées dans le domaine communautaire
ne
correspond pas à l'esprit qui doit présider à ces
coopérations. Certes, la Commission joue un rôle majeur dans le
premier pilier -la contribution franco-allemande du 18 octobre 1996 proposait
du reste de lui permettre de s'exprimer par un avis conforme sur la
compatibilité des coopérations renforcées avec les
objectifs du traité mais lui refusait en revanche le droit de se
prononcer en opportunité.
La possibilité de soumettre au Conseil des propositions de
coopérations renforcées aurait dû relever de
l'initiative partagée
de la Commission et des Etats membres. Une
telle solution serait apparue particulièrement opportune au moment
où le traité d'Amsterdam opérait le transfert du
troisième au premier pilier des compétences en matière de
libre circulation des personnes. Or ce domaine -champ privilégié
de la coopération conduite dans le cadre des accords de Schengen-
justifie encore des approfondissements et le recours éventuel aux
coopérations renforcées. Dans cette perspective et compte tenu de
la nature même d'un sujet si étroitement lié aux
intérêts souverains des Etats, l'exclusivité
réservée à la Commission n'a aucun véritable
fondement.
Certes, la Commission n'engagera sans doute pas d'épreuve de force avec
un groupe d'Etats résolus à aller de l'avant. Un certain
pragmatisme finira sans doute par prévaloir. Cependant, dans son
principe, le traité sur ce point n'est pas satisfaisant.
Dans ces conditions, quels domaines pourront faire l'objet de
coopérations ?
b) Le champ d'application des coopérations renforcées
Cette
question se pose avec d'autant plus d'acuité que la politique
étrangère et sécurité commune a été
exclue du champ de la coopération renforcée alors même que
ce domaine se prête par excellence à des actions conduites en
cercle restreint.
Rien n'interdit cependant aux Etats de s'affranchir du système
institutionnel européen pour renforcer leur coopération dans un
domaine particulier. Toutefois le traité d'Amsterdam aura alors, par
excès de précautions, manqué son but qui était
précisément de réintégrer dans un cadre
institutionnel unique des initiatives apparues aux marges du traité.