B. LA POLITIQUE EUROPEENNE MANQUERAIT-ELLE DE RÉALISME ?
Etayée par l'observation suivant laquelle l'Union défendrait mal ses intérêts économiques, la critique essentielle formulée à l'encontre de la politique commerciale européenne peut prendre la forme d'une question : l'Europe serait-elle trop naïve ? (32( * )).
1. La multiplication des zones de liberté commerciale
a) Des initiatives multiformes de la part de la Commission
On
assiste, depuis plusieurs années, à la multiplication des
initiatives de la Commission pour créer, ou amplifier, des zones
géographiques avec lesquelles les échanges commerciaux sont
libres de tout encadrement.
L'Union européenne a ainsi accordé des statuts
préférentiels à de nombreux Etats partenaires, qu'il
s'agisse de pays voisins (Turquie, Suisse...), de zones géographiques
traditionnellement protégées (Etats méditerranéens,
plus encore à l'issue de la Conférence de Barcelone) ou de pays
à l'égard desquels une démarche politique volontaire est
suivie (pays de l'Europe centrale et orientale).
A ces accords de type " traditionnel " se sont ajoutées des
propositions de libre-échange avec des pays plus lointains. On peut
ainsi notamment citer le Mexique ou l'Afrique du Sud, avec laquelle les
négociations ne cessent de progresser, rappeler l'accord de
coopération conclu le 14 décembre 1995 avec le Mercosur
(Amérique du Sud), signaler la poursuite du " dialogue
transatlantique " et indiquer d'autres discussions encore, relevant certes
de la déclaration d'intention, au profit de la Corée du Sud, du
Canada, de la Russie -avec laquelle un accord de partenariat et de
coopération est entré en vigueur le 1er décembre 1997- ou
de l'Ukraine.
Il ressort de cette énumération une impression de foisonnement
anarchique, ne répondant apparemment à aucun raisonnement
cohérent et qui reflète les divergences d'idéologie
économique entre les différents commissaires en charge de ces
questions. L'organisation même de la commission explique ce sentiment
d'improvisation : la responsabilité des relations économiques
extérieures y est partagée entre quatre commissaires dotés
de secteurs de compétences distincts ne permettant pas
l'élaboration d'une approche globale de la politique commerciale
européenne.
Bref, face à une activité aussi débordante, l'on peut
même se demander si le libre-échange n'est pas davantage
considéré comme une fin en soi plutôt qu'un moyen d'action,
tout en méditant l'exemple du Japon qui n'appartient, il faut le
souligner, à aucune zone de libre-échange
(33(
*
))
.
b) Une tentative de clarification par le Conseil
Dans un
but de clarification, la présidence française avait
souhaité, en 1995, encadrer les initiatives en matière de
création de zones de libre-échange.
Le Conseil du 22 juin 1995 a ainsi adopté des conclusions pour que la
Commission effectue et présente, lors de chaque demande de mandat, une
" étude d'impact " du libre-échange envisagé,
qui préciserait la compatibilité du projet avec les règles
de l'OMC, ses conséquences sur les politiques communes, notamment la
PAC, et l'effet qu'il pourrait produire sur les accords
préférentiels déjà acquis.
Il est en effet
évident que si des conditions préférentielles sont
accordées à tous nos partenaires commerciaux, cela revient
à ne favoriser plus personne ; de surcroît, dans le contexte d'une
libéralisation générale des échanges, de telles
pratiques limitent considérablement l'intérêt des accords
de commerce privilégiés.
Cette procédure a commencé à être mise en oeuvre
dans le cadre des négociations avec l'Afrique du Sud : le défaut
de présentation de ces analyses a entraîné, par la
majorité du Conseil, le refus du premier mandat de négociation
demandé par la Commission.
Toutefois, la démarche générale demeure inchangée :
ainsi que le soulignait M. Jacques Genton, Président de la
Délégation du Sénat pour l'Union
européenne
(34(
*
))
,
malgré la mise au point du Conseil à la Commission
européenne, celle-ci a continué de placer les relations
commerciales de la Communauté avec diverses zones économiques
dans la perspective de la création de zones de libre-échange,
selon un schéma de relations bilatérales bien
différent de la démarche multilatérale adoptée par
la Communauté au cours des négociations pour la création
de l'OMC.
c) Un débat relancé : le nouveau marché transatlantique
•
Une initiative spectaculaire
Les récents développements conduisent à faire mention
particulière du projet de " nouveau marché
transatlantique " (NTM) lancé par le vice-président de la
Commission européenne, Sir Leon Brittan, le 11 mars dernier et
avalisé par une majorité de ses collègues
(35(
*
))
.
Sans être totalement un arrangement libre échangiste, ce document
proposait d'en accélérer spectaculairement l'aboutissement.
Le NTM, présenté conjointement par les commissaires Leon Brittan
(commerce extérieur), Martin Bangemann (industrie et
télécommunications) et Mario Monti (marché
intérieur), comportent quatre volets :
-- une zone de libre échange pour les services ;
-- l'élimination des barrières techniques au commerce, notamment
par des accords de reconnaissance mutuelle ;
-- la libéralisation des marchés publics, de la
propriété intellectuelle et des investissements ;
-- éventuellement, la suppression progressive des droits de douane sur
les produits industriels d'ici 2010.
Selon Sir Leon Brittan, cet accord
" devrait présenter des
avantages économiques substantiels pour l'entreprise et le consommateur,
mais il devrait aussi donner un nouvel élan politique aux relations
bilatérales "
, ajoutant qu'une " analyse économique
indépendante " avait évalué à 150 milliards
d'écus par an les avantages de ce projet pour l'Europe après cinq
années.
•
Une initiative contestable
La France s'est déclarée très hostile au NTM,
considérant que l'ouverture actuelle des marchés était
déjà satisfaisante et dénonçant à nouveau
une
" initiative sans consultation préalable du commissaire
Brittan "
(36(
*
))
.
Un nouveau degré dans la dramatisation du débat a
été franchi le 31 mars dernier lorsque M. Hubert
Védrine, ministre des Affaires étrangères, a vivement
contesté la présentation faite par Sir Leon Brittan des
débats au Conseil du 30 mars. Il a en effet affirmé qu'il en
résultait
" une présentation inexacte et fausse du
débat et des conclusions "
du Conseil, que la France avait
"
non pas émis des réserves, mais s'était
déclarée opposée à la proposition de la
Commission,
" et qu'il était erroné qu'un mandat ait
été donné à celle-ci ; en conséquence,
" la Commission n'est pas habilitée
" à
évoquer ce dossier au sommet euro-américain du 18 mai prochain
à Londres
(37(
*
))
. Le
Président de la République a également condamné
très fermement l'initiative personnelle du commissaire Brittan au cours
de sa conférence de presse du 16 avril 1998.
En dépit des apaisements avancés par la Commission -exclusion des
produits agricoles et audiovisuels, approche sélective dans le secteur
de la pêche- qu'elle juge peu convaincants, votre
Délégation approuve la ferme opposition du Gouvernement
français sur ce dossier précipitamment présenté et
insuffisamment préparé
(38(
*
)).
Elle aurait été
favorable, le cas échéant, à ce que la France fasse usage
du compromis de Luxembourg ou oppose son veto comme le Président de la
République en a émis l'hypothèse
(39(
*
))
.
Le problème ne se posera pas dans l'immédiat puisque, au cours
du Conseil Affaires générales tenu à Luxembourg le 27
avril dernier, les Etats membres ont effectivement admis que l'unanimité
requise pour accepter l'initiative de Sir Leon Brittan ne pourrait être
obtenue et, partant, que la communication de la Commission ambitionnant la
réalisation d'un grand marché transatlantique ne pourrait servir
de base à la préparation du sommet de Londres.
Ce coup d'arrêt donné au " schéma Brittan " n'est
pas pour autant le signe d'une hostilité des Etats membres à
l'expansion des échanges transatlantiques, mais celle-ci doit être
conçue sur d'autres bases.
On peut être certain que ce projet resurgira, sous une forme ou sous une
autre, dans l'avenir. La Délégation demande au Gouvernement qu'il
exige de la Commission qu'elle s'appuie sur un mandat du Conseil avant de
relancer " proprio motu " des pourparlers sur ces questions
essentielles. Elle demande enfin à être tenue officiellement
informée de l'évolution de ce dossier.
En outre, elle ne peut que déplorer la perte de confiance qui
résultera inéluctablement de cette situation conflictuelle entre
la Commission et les Etats membres, quelle que soit leur analyse du bien
fondé du projet transatlantique.
d) Bilatéralité ou multilatéralité ?
La
nécessité de clarifier les choix entre la voie bilatérale
et la voie multilatérale est désormais urgente. Au cours de la
dernière session de l'OMC du 26 novembre 1997, plusieurs partenaires
commerciaux de l'Union n'ont pas manqué de critiquer la
multiplicité des accords bilatéraux et régionaux que
celle-ci a conclus avec le reste du monde
(40(
*
))
.
La question se pose en effet de savoir s'il convient de poursuivre la
négociation d'accords bilatéraux en parallèle avec les
accords multilatéraux organisés dans le cadre de l'OMC et si la
démarche " au coup par coup " est conciliable avec une logique
globale de libéralisation des échanges.
Trancher le dilemme bilatéralité-multilatéralité
suppose que puisse être fourni un tableau complet des accords
déjà conclus afin d'apprécier leurs conséquences.
Certes, la Commission a récemment présenté une
communication portant sur
" les accords commerciaux
préférentiels de l'Union européenne avec les pays tiers et
règles de l'OMC " (41(
*
))
. Mais cette étude n'est pas
exempte de critiques : outre son caractère tardif, puisqu'elle
avait été demandée lors du Conseil de Florence en juin
1996, la délégation française a ainsi contesté, au
cours du Conseil Affaires générales du
24 février 1997
(42(
*
)),
ses lacunes, notamment l'absence
d'étude de l'impact des accords préférentiels sur les
politiques communautaires, qui en constitue un aspect essentiel.
Accords préférentiels réciproques
existants
entre l'Union européenne
et les pays tiers
1.
Espace économique européen
Islande, depuis le 1
er
janvier 1994
Liechtenstein, depuis le 1
er
mai 1995
Norvège, depuis le 1
er
janvier 1994
Type d'accord : extension du marché intérieur
(Zone de libre-échange créée par l'accord de libre
échange de 1972)
2.
Union douanière
Turquie, depuis le 31 décembre 1995
Type d'accord : phase finale de l'union douanière après la fin
de la période transitoire de 22 ans prévue dans le protocole
additionnel à l'accord d'association CEE-Turquie entrée en
vigueur le 1er décembre 1963.
Chypre, depuis le 1
er
juin 1973
Malte, depuis le 1
er
avril 1971
Type d'accord : mise en place ultérieure d'une union douanière
en deux étapes ;
projet d'instauration d'une zone de
libre-échange à moyen terme.
Andorre, depuis le 1
er
janvier 1991
Type d'accord : prévoit la mise en place d'une union douanière
pour les produits industriels en deux étapes.
Saint-Marin, depuis le 1
er
décembre 1992
Type d'accord : prévoit la mise en place d'une union douanière.
3.
Accords de libre échange
a)
Entrés en vigueur
Suisse, depuis le 1
er
janvier 1974
Type d'accord : zone de libre échange
Hongrie, depuis le 1
er
février 1994
Pologne, depuis le 1
er
février 1994
République tchèque, depuis le 1
er
février 1995
République slovaque, depuis le 1
er
février 1995
Bulgarie, depuis le 1
er
février 1995
Roumanie, depuis le 1
er
février 1995
Estonie, signé le 12 juin 1995, depuis le 1er février 1998
Lettonie, signé le 12 juin 1995, depuis le 1er février 1998
Lituanie, signé le 12 juin 1995, depuis le 1er février 1998
Type d'accord : accord d'association prévoyant le libre échange
et une éventuelle adhésion ultérieure.
b)
A ratifier
Slovénie, signé le 10 juin 1996
Type d'accord : accord d'association prévoyant le libre échange
et une éventuelle adhésion ultérieure.
c)
Coopération euro-méditerranéenne
(43(
*
))
- Ratifié :
Tunisie, signé le 17 juillet 1995, entré en vigueur le 1er mars
1998 ; remplace l'accord de coopération de 1976
- Signés :
Israël, signé le 20 novembre 1995
Maroc, accord provisoire conclu le 15 novembre 1995
Egypte, négociations en cours
Jordanie, négociations en cours
Liban, négociations en cours
Type d'accord : accord d'association prévoyant le libre échange
à l'horizon 2010.
d)
Directives de négociation pour les accords de libre
échange en cours de discussion au Conseil
Afrique du Sud
Type d'accord envisagé : accord de commerce et de coopération
proposant l'établissement d'une zone de libre échange. Objectif
de conclusion : mi-1998.
Mexique
Type d'accord envisagé : accord de partenariat économique et de
concertation politique encourageant le développement graduel des
échanges de marchandises, services et investissements notamment par la
libération bilatérale progressive et réciproque des
échanges de marchandises.
4.
Accords préférentiels et non réciproques de
libéralisation
Convention de Lomé : pays ACP, quatrième convention
entrée en vigueur le 1
er
mars 1990.
Cinquième convention en cours de négociation.
Type d'accord : accord préférentiel non réciproque
couvrant les échanges de marchandises, le droit d'établissement
et les opérations des sociétés, les paiements courants et
les mouvements de capitaux.
Accords méditerranéens, ancienne génération
- Algérie, depuis le 1
er
novembre 1978
- Syrie, depuis le 1
er
novembre 1978
Type d'accord : accord de coopération comprenant un accès
réciproque non préférentiel au marché de la CE.
Accords envisagés avec les pays de l'ex-Yougoslavie.
- Croatie, négociations suspendues depuis le 4 août 1995
- Fyrom, accord paraphé le 20 juin 1996
Type d'accord envisagé : accès préférentiel non
réciproque au marché de la CE.
Source
: Communication de la Commission sur les accords commerciaux
préférentiels de l'Union européenne avec les pays tiers et
règles de l'OMC 16 janvier 1997 - SEC (96) 2168 final.
Mise à jour au 4 mai 1998
e) Le libre-échange est-il une panacée ?
Le
dossier transatlantique présentait une importance particulière
puisque, au-delà de la zone du libre-échange
euro-américaine, c'est le problème du libre-échange
mondial qui était en effet posé : le respect des règles de
l'OMC impose d'étendre à tous les pays membres les
réductions douanières ou libéralisations des
échanges que concluraient l'Europe et les Etats-Unis entre eux, en vertu
de la règle de la nation la plus favorisée.
Le risque serait réel de voir l'Union se perdre dans une zone de libre
échange mondiale où ne s'appliqueraient que les règles et
disciplines de l'OMC qui ont certes leurs vertus, mais ne comprennent aucune
considération sociale, d'environnement ou de concurrence.
Il convient aussi de ne pas négliger les conséquences radicales,
pour certains secteurs, que pourrait avoir la suppression des droits de douane
applicables à l'ensemble des pays de l'OMC. En effet, la levée
des barrières au commerce n'est pas, en elle-même, un
remède miracle. Lorsqu'elle est conclue entre l'Union et des pays en
voie de développement, elle repose parfois sur une double
ambiguïté : l'Europe en espère de nouveaux marchés
pour son industrie -ce qui peut déstructurer l'appareil productif local
de ses partenaires encore fragile- ; ceux-ci en attendent des
débouchés agricoles -pas toujours acceptables pour
l'équilibre agricole européen. La problématique n'est pas
meilleure entre grands pays industrialisés, comme l'a montré le
projet de nouveau marché transatlantique.