Audition de Philippe QUEAU
UNESCO
Résumé : La nouvelle écriture du monde que représente Internet donne à la France des atouts essentiels : son patrimoine intellectuel et culturel et tout ce qui permet de promouvoir l'intelligence collective est donc à mettre en ligne, car le sagesse - apanage de nos vieilles nations -, qui est la capacité de valider une information dans un océan de données, devrait nous permettre de nous distinguer des autres nations et de jouer avec succès des cartes originales.
Q.
Au point de vue de l'héritage
multiséculaire de
savoirs
, pensez-vous que la France a une carte
à jouer avec l'arrivée d'Internet ?
R.
La France dispose
d'atouts essentiels et c'est là que se
joue son avenir
. On distingue trois catégories de savoirs :
l'information brute, qui, liée à la connaissance permet d'aboutir
à la sagesse ;
L'information brute : il s'agit de mettre autant que possible en ligne
toute celle dont nous disposons tant dans notre patrimoine intellectuel - les
sciences par exemple - que dans notre patrimoine culturel ;
La connaissance : nous devons absolument déployer toute notre
énergie pour mettre à profit, en termes d'Education par exemple,
toute la valeur ajoutée découlant de cette connaissance ;
La sagesse : les informations et les connaissances étant
amenées à devenir extrêmement abondantes sur le Net, la
sagesse va consister à pouvoir naviguer intellectuellement parmi cet
océan de données, à acquérir un niveau
supplémentaire dans l'intelligence de l'information ; nous pourrons
nous distinguer des autres au travers de notre capacité à nous
distancer par rapport à tous ces savoirs et à jouer des cartes
originales - la création, la recherche. La sagesse est donc la
capacité de valider une information, de juger par rapport à
différentes options. Et l'on va retrouver le rôle fondamental du
politique, consistant à juger parmi différentes options quelles
sont les connaissances qu'il faudra privilégier et encourager dans
l'intérêt général. Des questions essentielles se
posent donc aux " politiques " à l'aube de la
société de l'information : comment faire pour encourager la
connaissance ? Quelle éthique nous faut-il pour déterminer
ou conduire une politique planétaire de l'information ? La sagesse
n'est donc pas simplement celle du philosophe " loin de
tout " mais
bien plutôt la sagesse politique, l'adoption d'un système de
valeurs planétaire afin de pouvoir naviguer dans l `océan
d'informations.
Il faudrait mettre sur le Net tout ce qui est dans le domaine public et qui
pourrait rapidement créer un effet de masse, ce dernier induisant des
effets de valeur ajoutée.
Q.
Comment peut-on parvenir à ce
basculement
des
contenus du domaine public vers le Net ?
R.
D'abord, bien prendre conscience du
phénomène de
gratuité
généralement induit par Internet. D'une
façon générale
, tout ce qui permet de promouvoir
l'intelligence collective est à mettre en ligne
, tout ce qui
permettra de transformer le " cyberespace " en quelque
chose de
ressemblant à
l'agora
de l'antiquité, à un
espace public lieu de la parole et de l'action au sens
d'Aristote
;
on retrouve ici l'utilité de l'homme politique au sens
aristotélicien
du terme : l'homme politique est l'homme de
parole et d'action, celui qui ne produit pas au sens de la production de biens
matériels, apanage du marché ; et de nos jours, le risque
est de voir le marché envahir tout et qu'il n'y ait pas d'espace public,
pris dans le sens du poumon indispensable pour créer la valeur
ajoutée dont nous avons tous besoin au plan de l'Education, de la
recherche, de la création, de la connaissance, de tous les plans qui ne
sont pas directement solvables. Il faut créer la vertu dans le
" cyberespace ", valeur commune et partageable permettant
de mettre
magiquement à disposition de la planète entière un
océan d'informations et permettant à chaque nation de jouer sa
propre partie. Ce peut être la valeur du patrimoine culturel francophone
par exemple.
Q.
Quel rôle l'Etat va-t-il jouer dans ces transformations ?
R.
L'Etat doit absolument jouer le
rôle de tampon
par rapport à la pression
osmotique
du marché qui tendrait
à envahir tout. Au second niveau du savoir - celui de la connaissance -,
l'Etat a une mission prioritaire pour
l'Education
: il y a
un
cri d'alarme
à pousser en ce qui concerne la formation
de nos enfants à l'utilisation des nouvelles technologies de
l'information et de la communication.
Q.
Vous pensez que nous sommes en train de rentrer dans un monde de plus
en plus abstrait ?
R.
En effet. Notre civilisation devient de plus en plus
abstraite
et virtuelle
: aujourd'hui, 3.000 milliards de $ transitent
quotidiennement sur les réseaux, télématiques ou autres.
L'idéal serait de favoriser - dans les finalités profondes de
l'enseignement - une meilleure prise en compte de cette abstraction, d'en
analyser tous les niveaux, toutes les vertus et en même temps tous les
dangers. N'en doutons pas, la France du 21
è
siècle
sera pour une large part virtuelle. Il en découle donc cette urgence au
niveau de l'enseignement
: la nouvelle écriture du monde que
représente Internet permet des collectivités virtuelles d'esprit,
des formes d'intelligences à plusieurs
; d'où une
importance très grande de la capacité de travail en groupe, que
l'enseignement français actuel ne favorise pas ; celui-ci est
plutôt tourné vers la sélection, vers une espèce de
différenciation, alors que l'urgence de l'heure est de resserrer les
rangs.
Q.
La croissance sans emplois laisse beaucoup de monde au bord du
chemin ; ma conviction est qu'il faut leur faire accéder à
des informations, qu'ils en prennent connaissance, ne serait-ce que pour qu'ils
se sentent mieux dans leur peau ; d'ailleurs, je suis persuadé que
la connaissance trouvera une autre fonction dans les métiers de demain.
Qu'en pensez-vous ?
R.
Je partage absolument votre avis
. L'Etat doit faire en sorte
d'assurer la gratuité du maximum de ces informations
pour que
les " inoccupés ", les " inutiles " de
demain
puissent disposer de ces nouvelles bibliothèques virtuelles pour pouvoir
se former.