Audition de Monsieur Pierre MUSSO
Enseignant - chercheur à l'Université de
PARIS I
Chef du projet " CréaNET " au C.N.E.T
Centre
National d'Etudes des Télécommunications)
Question
: Vous travaillez depuis de très
nombreuses années sur " l'émergence du concept de
réseau chez Saint Simon " ; or, aujourd'hui, on à
l'impression que les structures pyramidales de la société
française, et les personnes classées dedans, ne
s'aperçoivent pas que les réseaux sont en train d'imbiber de
façon horizontale toutes nos pyramides et que leur nature même
risque d'être remise en cause de manière fondamentale, et ce par
la nouvelle approche de la valorisation des savoirs sur les
réseaux ; sur cette question des réseaux et des pyramides
pouvez-vous nous donner votre approche ?
Réponse
: j'ai travaillé à partir de la
pensée de St Simon ; je crois que la pensée du réseau
a été produite à l'issue du travail des
Lumières
, à la charnière du 18è et du
19
è siècles,
à la confluence des
savoirs
des grands corps techniques liés à
l'ingénierie civile et militaire du 19
è
siècle
(Les Ponts et Chaussées; l'Ecole Polytechnique...), et des
savoirs
sur la naissance de la clinique et de la médecine ainsi
que de l'économie politique.
La philosophie du
réseau
apparaît en réaction
à la crise de cette image qui dominait
l'Encyclopédie
,
celle de l'arbre : il était le système de structuration du
savoir, mais il ne convient plus, il faut penser différemment, penser en
termes de réseau.
Le réseau aujourd'hui, ce sont les réseaux d'informations,
de transports (les infrastructures techniques) mais aussi le mode de
raisonnement, la technologie de l'esprit, et que l'on retrouve dans à
peu près toutes les disciplines du savoir. Il en va ainsi par exemple de
la science des organisations
: on raisonne de plus en plus en
termes
d'entreprise- réseau
mondialisée. Tout ce qui donne
l'image de l'horizontalité, d'échange, d'association (grand
thème des Saint- Simoniens) se dresse contre la structure pyramidale et
hiérarchique, proche de la figure de l'arbre de
l'Encyclopédie
;
Les deux images contiennent cependant leurs propres limites. La mutation
technique actuelle oblige à penser différemment les
systèmes d'organisation (les entreprises, les institutions) ; cette
modification est liée au rôle stratégique que jouent les
systèmes d'informations dans les entreprises ainsi que dans l'appareil
d'Etat.
Dans la pensée de
Saint-Simon
, l'idée de
réseau est plus large que la simple opposition de l'image : il
s'agit (ce qui a été repris par
Al Gore
) de
réaliser un véritable changement social par la multiplication des
réseaux (à l'époque, on parlait des chemins de fer ;
aujourd'hui il s'agit des systèmes d'informations). Il faut donc garder
l'image mais montrer qu'elle est porteuse d'une vraie perspective de mutation
ou de réflexions sur le changement social ;
La clé du raisonnement des saint-simoniens ne confond donc pas
l'utopie sociale et l'utopie technologique
. Or, la confusion
entre ces deux utopies (le réseau annonce un
futur
en nous
indiquant dans le même temps qu'on est en train d'y passer (Internet, les
téléphones mobiles,...) est très répandue.
Les représentations des internautes tournent très souvent
autour de l'idée d'une société interactive, d'une
démocratie électronique, et dans un pensée à la
fois
libérale
et
libertaire
et qui porte le
mythe pas simplement dans le
futur
mais dans le
présent
(dans le rapport aux techniques). Or, il est important d'avoir une
distance critique
par rapport à ces
représentations, par rapport à ce collage trop rapide entre
technique
et dimension sociale et culturelle.
Question
: Etes-vous d'accord ou pas avec la réflexion
suivante : il est nécessaire de différencier
l'information
(qui est le minerai de base de la société de
l'information) et la
connaissance
(qui est une information à
laquelle on a ajouté du
savoir
) : les connaissances allant
se développant, on a tendance à dire que les connaissances
prennent encore plus de valeur lorsqu'elles s'appuient sur le temps (ce qui
donne
l'expertise
: nos sociétés ont un niveau
d'expertise leur donnant une réelle compétitivité dans la
future société de l'information) ; enfin, la somme des
expertises donne la
sagesse
(qui la valeur supérieure de la
société de l'information, et que l'Europe possède
à très haute densité) . Pouvez-vous nous donner votre
sentiment sur les systèmes de valeurs de la société de
l'information ?
Réponse
: Je suis totalement d'accord avec la
distinction essentielle entre information et connaissance.
Trop
d'information tue l'information
: l'information peut devenir le
contraire du
savoir
(ainsi du
surfeur
sur le
réseau : celui-ci est une telle
jungle
qu'il lui faut une
grille conceptuelle pour aller chercher quelque chose, sinon, il s'y perd et il
n'apprend rien).
L'information
, même comme minerai de base, est déjà
une
construction
: c'est de plus en plus l'information qui
construit l'événement plutôt que l'information qui vient
rendre compte de l'événement (sans même parler de
manipulation).L'information est donc une construction et est
elle-même un
système de représentation
;
Ma conviction de citoyen " informé " est qu' il y a un
enjeu majeur sur l'apprentissage qui est au moins aussi important que
la
laïcité sur l'école
. C'est un enjeu de qui ne se
résoudra pas en quelques mois car il passe par la constitution de
contenus, de formations de formateurs, de structuration d'outils, de
logiciels, etc.
Il y a donc un travail immense, qui passe par la formation des élites
par des systèmes d'information et d'apprentissage
Sur le plan philosophique, ce qui peut empêcher
l'enfermement
dans
un système d'information (certains parlent
d'autisme
, ces
systèmes rendant
sourd-muet
par rapport à toutes ces
dispositions techniques, tel
Baudrillard
qui dit que l'on
rentre dans une société de simulation et de simulacre), c'est un
gros travail du côté du bon sens, de l'apprentissage, de
l'interpellation, du jugement, etc...Les
medias
peuvent jouer un
rôle éducatif de critique et de connaissance des dispositifs.
Autre aspect essentiel en faveur des
outils de connaissance
: la
création de services, de contenus, de logiciels et d'outils est
nécessaire, ce qui passe par une politique de soutien à des
acteurs (
créatifs et créateurs
) ; il y a donc
clairement un problème de financement et d'aides : on pourrait agir
sur le mode de ce qui a été fait pour le
cinéma
.
J'insiste sur le concept
d'intelligence ajoutée
: la
valeur ajoutée, dans cette économie où
l'information
devient facteur de production et de compétitivité
, c'est
l'intelligence ajoutée qui vient de la capacité de faire
travailler ensemble autour de projets des personnes venant d'horizons
différents : mondes de l'art, de la création, monde des
scientifiques, monde culturel en général : il y a des
atouts et spécificités françaises de ce
côté là et il faut constituer des
pôles
d'excellence
autour de projets. Des pays comme le Japon, les USA et le
Canada ont déjà pris des dispositions en ce sens ;
les
projets sont la matière première à injecter dans le
système de savoir, en amont de la formation
;
Le
réseau
, s'il est réduit à un lien, peut
être assez trompeur ; alors que si on le considère comme un
lien entre des lieux
on rejoint l'idée de connexion
de lieux de vie, de proximité.
Le réseau est en effet à la fois un système d'organisation
horizontal mais en même temps permet la connexion de lieux et
pôles. Il est très lié à la
métaphore
de l'organisme
: la pensée du réseau est une
pensée à rapprocher de l'organisme et du cerveau car la
notion même de réseau vient de la médecine, de la
clinique : les médecins, au moment de la clinique naissante
(deuxième partie du 18
è
siècle) transposent le
réseau qui est sur le corps ou dans le corps et que eux observent
(effets sur la circulation sanguine, sur le système nerveux et le
transposent sur le territoire : ce qui était observé doit
devenir construit
et ils passent le relais aux ingénieurs
.
Dans
l'histoire des réseaux en France
, il y a souvent une
première variante
qui est une réussite et qui est le fruit
de la combinaison d'un pouvoir volontariste de développement
économique assez éclairé, pouvoir
industrialiste
(
Napoléon II et de Gaulle par exemple) : se produit la rencontre
entre un grand corps technique et des investissements massifs dans une
politique
néo-colbertiste
qui va permettre de réaliser le
réseau sur un très court terme.
Ensuite, l'Etat se désintéresse du réseau ;
Deuxième variante
: l'Etat s'y désintéresse
d'entrée : c'est le cas du téléphone. Il cherche
à " refiler " à un peu tout le monde les
investissements et le développement du réseau: ça met un
siècle à émerger. Là, le réseau joue contre
l'institution étatique.
La pensée
Saint Simonienne
est au pouvoir sous Napoléon
III et elle est de même très active dans les réseaux des
grands corps techniques dans les années 50 et 60 (la DATAR, le Plan).
Il y a donc un rapport ambivalent constant dans l'histoire entre cette
dialectique de l'Etat et du ré seau. On a beau dire que les
politique colbertistes sont dépassées et que les
réseaux peuvent se développer de façon autonome par le
marché, il n'empêche qu'il y a peut être des cycles
techniques qui feront que, à nouveau, il faudra refaire appel à
l'Etat (car il n'y aura peut être pas d'investissements suffisants pour
équiper l'ensemble du territoire). La dialectique
Etat-réseaux
est donc très spécifique à la
France à cause du modèle néo-colbertiste et du
modèle Saint Simonien.
Auteur de " Télécommunications et philosophie des
réseaux " - PUF 1997 - Collection " La politique
éclatée "