Audition de Bruno LASSERRE
Ancien directeur général des
télécommunications
Chargé d'une mission sur les
nouvelles technologies
de l'information par le Gouvernement
Résumé : Ce qui est frappant en France c'est que, au sein des entreprises, les télécommunications et l'informatique sont considérées comme une fonction logistique, alors qu'elles sont des fonctions stratégiques qui, d'une certaine manière, vont profondément changer la façon dont l'entreprise travaille et décide ; je crois beaucoup aux effets de la concurrence comme moyen de banaliser l'usage des NTIC et notamment par cette nouvelle fonction qui va se développer et qui est " l'investissement dans l'intelligence " : des opérateurs vont constituer, intégrer, assembler des produits sur mesure qui seront eux-mêmes vendus avec une " approche client ", le tout aboutissant à une nouvelle façon de proposer le téléphone ; pour l'Education, va se poser une question, relative au " service universel " : si l'on considère que l'accès à une banque de données participe, par son essence même, au droit à l'éducation, ne faut-il pas considérer que ça doit être intégré dans le " service universel ", c'est-à-dire, en fait, " mutualisé " entre opérateurs, plutôt que financé par le budget de l'Etat ?
1. Les nouvelles technologies de l'information
et de
la
communication dans l'entreprise : Pourquoi l'informatique est-elle
considérée dans les entreprises françaises aujourd'hui
sous l'angle essentiellement budgétaire
? Je crois
que c'est parce que, d'une certaine manière, on n'a pas encore compris,
et cela est probablement dû à
un manque de
concurrence
, qu'investir plus tôt que d'autres dans ces
technologies critiques, c'était acquérir un avantage
concurrentiel par rapport à d'autres ; nous nous trouvons donc dans
une phase de transition
où ce type d'investissement
apparaît comme un
poste de dépense
sans que l'on en
mesure pour autant les avantages ; ce qui me frappe en France c'est que
les
télécommunications
et
l'informatique
sont considérées comme une
fonction logistique
, alors qu'elles sont des
fonctions
stratégiques
qui, d'une certaine manière
, vont
profondément changer la façon dont l'entreprise travaille et
décide
; ainsi, par exemple, implanter un système
mobile dans une entreprise n'est pas une simple décision
budgétaire consistant à dire " on va rationaliser les
dépenses " : il
révolutionne
la façon
dont on discute, on travaille, on prépare les décisions. Demain,
l'accès à la mobilité par le radiotéléphone
ou à Internet, participera même davantage que le
téléphone fixe au droit à la culture, à
l'éducation, aux loisirs,...et ce sera considéré comme un
droit fondamental
Un
autre aspect
de ces difficultés est que, dans les
entreprises, il y a des directions en charge des questions informatiques qui ne
sont
pas assez intégrées à la décision
stratégique
au plus haut niveau ;
2. La crainte des français
par rapport aux nouvelles
technologies : cette crainte est un sentiment un peu contradictoire car la
France est un pays qui a su inventer des nouvelles technologies, par exemple la
technologie GSM ; mais, nous avons vis-à-vis d'elles des sentiments
très ambigus :
· le premier est que nous avons le souci, beaucoup plus qu'aux USA par
exemple, de se passer de toute intervention humaine dès qu'on peut la
substituer par des services automatiques ; voyez par exemple aux
USA : on vous remplit le réservoir d'essence, on porte votre paquet
à la sortie du supermarché, on conduit votre caddie
jusqu'à la voiture ; en France, c'est l'inverse : on a
dévalorisé ces " petits boulots " pour des raisons
psychologiques, mais aussi économiques - le coût du travail ;
· le second est cette tendance intellectuelle sinon à
dénigrer, du moins à aborder sur le ton de la critique
l'arrivée des ces nouvelles technologies, et ce en grande partie parce
qu'elles viennent des Etats-Unis ; on ne retrouve ça dans aucun
autre pays ; je trouve cela assez grotesque ;
3. Je crois beaucoup aux effets de la concurrence
comme moyen de
banaliser les usages des NTIC; on va le voir sur le
téléphone
: aujourd'hui, le
téléphone est un produit qui n'est pas " vendu ", ou il
l'est, mais à des tarifs uniformes, donc, dans une relation en quelque
sorte passive ; le consommateur prend ce qu'on lui apporte ; or, la
concurrence va permettre de changer cette situation : non pas
forcément au niveau de la répartition du marché, mais par
cette nouvelle fonction qui, à mon avis, va se développer, et qui
est " l'investissement dans
l'intelligence "
apportée par ceux qui vont investir
dans le
marketing
, dans la tarification, dans la conception, qui vont
acheter des capacités disponibles auprès des différents
fournisseurs d'infrastructures et qui vont constituer, intégrer,
assembler des produits sur mesure qui seront eux-mêmes vendus avec une
" approche client ", des
"
packages
" en quelque
sorte, dans lesquels on pourra choisir sa structure tarifaire, un accès
combiné au téléphone, à Internet, au câble,
par exemple sur la télévision ;
donc une nouvelle
façon de proposer le téléphone
;
4. L'Education
: le problème essentiel est au niveau de
l'équipement
: il faut raccorder les écoles au
réseau, et notamment Internet, à raison de 2 PC par classe ;
mais pour accéder à quoi ? c'est le problème des
contenus
: se pose le problème de la langue ; je
pense qu'Internet doit être accessible tant en anglais qu'en
français pour ceux qui le souhaitent ; se pose une autre question,
relative au
" service universel "
: si
l'on
considère que l'accès à une banque de données
participe, par son essence même, au
droit à
l'éducation
, ne faut-il pas considérer que cela doit
être intégré dans le " service universel ",
c'est-à-dire, en fait, " mutualisé " entre
opérateurs, plutôt que financé par le budget de
l'Etat ; ce débat est très fort aux Etats-Unis : les
Démocrates par exemple, sont en faveur
de la contribution
naturelle des opérateurs à l'Education
par ce moyen ;
5. Les mondes du téléphone et de l'informatique
sont
structurés d'une façon très différente : le
monde du téléphone
est dominé est
dominé par des
acteurs puissants et stables
, inscrits dans
la durée, la puissance et le temps, alors que
celui de
l'informatique
est un monde plus
" start-up "
de gens qui peuvent partir de rien et, d'un coup, faire une percée
fulgurante ; le monde du téléphone est dominé par une
norme publique
, donc assez bureaucratique ; celui de
l'informatique est dominé par une
norme
privée
; donc, malgré
l'interpénétration entre ces deux mondes, il y a un
choc
des cultures
, un mélange de fascination et de crainte : le
monde du téléphone se demande s'il ne va pas disparaître au
profit d'un monde plus incertain, plus mobile. Je donne donc une explication,
à propos d'Internet, qui est la suivante : beaucoup de gens se
disent : " n'est-ce pas la fin d'un
monde " ? ; ils ne
peuvent pas le dire car Internet est à la mode ; mais, au plus
profond de leur culture, les opérateurs téléphoniques se
disent peut-être - justement parce qu'Internet est la
négation même de l'idée que le prix dépend de la
distance - "
Internet ne prépare-t-il pas notre fin, celle du
" brave telecom world ?
".