Audition de Michel SERRES
de l'Académie Française
accompagné de monsieur Michel AUTHIER
Résumé : Ce qui se passe aujourd'hui est une révolution très fondamentale, comparable à l'avènement de l'écriture, ou l'invention de l'imprimerie ; nous vivons donc une fracture, qui demande qu'on n'ait plus la même idée sur la pédagogie, sur les disciplines. Il faut tout repenser. Ce qui caractérise la façon dont le savoir s'organise aujourd'hui, c'est qu'au-delà même des réseaux, il fait espace ; et cette organisation va gouverner la façon dont on va mettre en place les technologies de réseaux ; mais il faut au préalable organiser un réseau de la demande, celle-ci appelant l'offre. Dans ce cadre, il faut réfléchir à la gratuité totale de l'accès au savoir, qui n'est pas forcément souhaitable ; dans cette révolution, un nouveau type d'enseignant est à inventer : il devra être un réel pédagogue, une sorte d'accompagnateur, et non plus un simple instructeur ; l'Education nationale fourmillant d'initiatives locales, il faut donc partir de la base et imaginer une structure en réseaux libre avec le moins de hiérarchies et contrôles possibles.
1.
Ce qui se passe aujourd'hui est une
révolution très fondamentale
: lorsque a
été inventée
l'écriture
, tout un
temps culturel a basculé, on a inventé les premières
Sciences et le monothéisme ; quand on a inventé
l'imprimerie
a été inventée la physique. Quand
Montaigne
dit " avoir la tête bien faite et non bien
pleine ", c'est à cause de l'imprimerie : la librairie dans
laquelle il se trouve est le premier cas où l'imprimerie permet à
un individu habitant dans la campagne, à Bordeaux, d'avoir du savoir
chez lui. Il se moque de la
mémoire
car les livres sont autour de
lui.
Or arrive aujourd'hui une révolution de ce genre et cette
révolution renverse complètement toutes nos idées
concernant la Science ; elle change.C'est le " tuyau "
qui fait
le sens :
dès qu'on invente un tuyau, on invente une nouvelle
pédagogie
.
Le changement est tel qu'il va rendre désuète la totalité
des systèmes précédents.
Nous vivons donc une
fracture
et cette fracture demande qu'on
n'ait plus la même idée sur la
pédagogie
, sur les
disciplines
. Nous sommes à la recherche,
précisément, de ce nouveau type de reconstruction " à
zéro " ; Par exemple, tout ce que l'on conçoit comme
campus, lycées, classes, sont des
concentrations
qui sont
appelées à avoir un rôle mineur par rapport à ce
phénomène. Il faut donc tout repenser : la classe, le
lycée, l'architecture, la bibliothèque, le campus.
Ainsi, si le système de conservation du savoir au premier
millénaire avant Jésus Christ était de l'ordre du
temple
, que si, à la Renaissance, avec le livre, il devient de
l'ordre de la
banque
,
ce qui caractérise la façon
dont le savoir s'organise maintenant, c'est qu'au-delà même du
réseau, il fait espace
. Le savoir s'organise en espaces et cette
notion va gouverner la façon dont on va mettre en place les technologies
de réseaux.
Mais l'optique de " réseaux " est encore une optique de
château- fort
contre laquelle il faut se battre : le savoir
est partout dans la société, le savoir fait infrastructure, il
est le territoire même de la richesse ; et donc, le plus important
n'est pas tant le tuyau, c'est-à-dire l'interconnexion, mais bien
plutôt d'imaginer des systèmes de circulation, ainsi que de
cartographie de l'espace
: les premiers permettant d'aller très
vite d'un savoir à l'autre, les seconds permettant de s'y
" retrouver " sur un territoire.
2.
Internet et le Savoir
: la problématique
d'Internet est comparable au marché sur
la place d'un petit
village
:ce n'est pas parce qu'il y a des marchands d'oeufs que
les clients viennent sur la place du village ; c'est quand les clients
viennent sur la place du village que les marchands d'oeufs apparaissent.Il faut
donc bien commencer par créer le marché ;
Or, ce marché, cette connexion, a un coût et pose donc le
problème de la
gratuité
; d'un
côté, pour tout ce qui concerne la tradition française,
l'école laïque et obligatoire, l'égalité des chances,
la gratuité est un principe basique ; de l'autre, il n'est plus
sûr que la gratuité totale soit souhaitable : il est possible
que la personne qui constatera que c'est gratuit ait tendance à
dévaloriser l'ensemble du savoir qui lui sera accessible.
L'idéal serait pourtant qu'il y ait partout des
bases de
données
et que tout le monde puisse consulter gratuitement ;
mais l'essentiel, là encore, est
d'organiser un réseau de
la demande
. Il faut que la demande soit organisée ; alors,
elle appellera l'offre. Il y aura un véritable échange.
Globalement parlant, ces réseaux ne devront pas recopier les
systèmes pédagogiques tels qu'ils sont dans l'ancien
système : il faut en inventer de nouveaux.
3.
Le problème de l'éducation
est d'abord un
problème
pédagogique
, ensuite un problème de
formation professionnelle
; enfin un problème de
citoyenneté
: jadis, on prenait un fils de casseur de
cailloux pour en faire un académicien ; puis on a pris un
chômeur pour en faire un programmateur ; aujourd'hui, on prend un
exclu pour tenter d'en faire un citoyen ;
Et aujourd'hui,
les trois missions se recouvrent l'une
l'autre
: on ne pourra pas faire d'éducation si on ne
résout pas, en même temps, les deux autres niveaux qui sont
la
formation professionnelle
et
l'insertion
;
Il faut donc comprendre que pour bien aborder ces problèmes,
il
faut partir de la demande vers l'offre et non l'inverse
;
l'idée fondamentale est donc de partir du niveau le plus basique et
tenter de faire des connexions à partir de choses déjà
existantes ;
4.
Il faut donc inventer un
nouveau type d'enseignant
; le
nouvel enseignant doit être un réel
pédagogue
, et
non plus un simple
instructeur
; une sorte
d'accompagnateur
.
Ce qui d'ailleurs peut permettre de résoudre le problème
d'identité des enseignants, qui est grave :
aujourd'hui, la
situation hiérarchique du savoir est souvent renversée
,
l'instituteur n'étant pas préparé aux questions de ses
élèves. Or, cette situation fait peur aux enseignants plus que
tout autre chose.
5.
Les problèmes de l'institution Education
nationale
sont avant tout question de volume, de masse et
d'inertie : il est très difficile d'orienter en temps réel
un énorme bateau. Or, l'Education nationale fourmille d'initiatives
locales.
Il faut donc partir de la base et imaginer une structure en
réseaux libre avec le moins de hiérarchies et contrôles
possibles
. Parmi les initiatives locales, les expériences
pédagogiques, il faudrait sélectionner les plus remarquables, et,
dans la politique de choix, dans l'avancement, eh bien, de façon
systématique et visible, il faudrait faire avancer leurs promoteurs de
deux échelons : tout le monde suivrait.
6.
Il ne faut pas croire que la France soit en retard pour les
raisons
qu'on lit dans les journaux et dans les chiffres ;
simplement, comme dans tous les pays latins, les français adorent
le
lien social
alors que les anglo-saxons non;la connexion par réseau
leur sert pour faire des choses qui, nous, nous dégoûteraient
(
faire ses courses par exemple
). L'Amérique est une
société où il y a très peu de liens : on ne se
connaît pas les uns les autres.C'est un pays sans liens.