E) IMPRIMERIE, RÉFORME ET HUMANISME
Cependant, peu à peu, vont se développer
conjointement, en particulier à partir de l'Italie, le souci de
pratiquer un latin de meilleure qualité, mais aussi l'exigence de
prendre connaissance des textes originaux, et enfin une curiosité pour
l'Antiquité -- toutes choses contribuant, d'une part, à exhumer
certains auteurs, et d'autre part, à redécouvrir la langue
hellénique.
Devenant de plus en plus accessible à tous ceux qui savent lire, le
livre, en se développant, va ainsi bénéficier du courant
humaniste, puis de l'essor des idées protestantes, tout en favorisant en
retour leur propagation.
En d'autres termes, une véritable et profonde complicité,
fondée sur une communauté d'intérêts, se crée
donc entre l'imprimerie et les idées nouvelles. Cette complicité
va également être stimulée par le succès d'oeuvres
contemporaines (celles d'Érasme, par exemple) ainsi que par le recours
accru aux langues nationales (qu'il s'agisse d'oeuvres originales ou de
traductions). Ainsi, tout en restant prépondérante, la part des
livres religieux régresse, tandis que s'accroît la part des textes
de l'antiquité, des écrivains contemporains (les oeuvres
d'Érasme sont tirées à des centaines de milliers
d'exemplaires) et d'une littérature écrite en langue vulgaire,
destinée au peuple (éphémérides, almanachs,
recettes, etc.). Au total, Febvre et Martin situent entre 150 et 200 millions
le nombre, probablement bien inférieur à la
réalité, des exemplaires imprimés au XVI
e
siècle.
Il s'agit véritablement d'une progression fulgurante, qui inaugure de
façon spectaculaire l'ère des médias de masse ainsi que
l'avènement d'une société où l'information et le
savoir sont désormais diffusés à une très large
échelle.
Mais, à l'évidence, tout cela n'aurait sans doute pas
été possible sans l'existence d'entrepreneurs motivés et
d'un marché économique où pouvaient s'ajuster l'offre et
la demande.
F) L'IMPRIMERIE DANS SON CONTEXTE ÉCONOMIQUE
De fait, les défis techniques et commerciaux ont
été relevés dans un contexte économique en tout
point favorable.
" Qu'on songe
, comme nous invitent à la faire Febvre et
Martin
, à toutes les difficultés que posait l'organisation
d'une industrie nouvelle, créée de toutes pièces, et la
formation d'un réseau commercial destiné à écouler
les livres reproduits désormais en série ".
" Dès la décennie 1460-1470,
poursuivent-ils
, l'imprimerie
commence à se répandre, le commerce du livre s'organise : en
Allemagne d'abord, pays de mines où existent des cités opulentes
dans lesquelles on sait travailler les métaux, où les riches
marchands, capables de financer la création d'ateliers sont nombreux
".
En effet, les imprimeurs allemands vont ensuite essaimer en Italie, en France
et dans d'autres pays européens où se créent des ateliers
typographiques. Si Venise reste, à la fin du XV
e
siècle, au premier rang de cette industrie naissante, deux villes
françaises la suivent de peu : Paris d'abord, Lyon ensuite. Ce
classement se maintient pendant le XV
e
siècle, période
qui voit l'industrie du livre constituer progressivement une grande industrie,
dominée par de puissants capitalistes, et devenir l'objet d'un grand
commerce international.
La France figure ainsi parmi les pionniers de l'imprimerie.
Ainsi le livre est-il tout à la fois un outil intellectuel, un moyen de
communication et une marchandise commerciale. De sorte qu'il faut
accréditer la thèse de Febvre et de Martin selon laquelle "
dès l'origine, les imprimeurs et les libraires travaillent
essentiellement dans un but lucratif
".
En effet, contrairement à la situation chinoise, il existe en Occident
"
un système de valeurs à base mercantile capable de
s'harmoniser avec la recherche systématique d'un accroissement des
performances des systèmes techniques
". Et à cet
égard, il convient de rappeler que les techniques bancaires et
commerciales prennent leur essor au cours de la même période.
Ainsi, l'invention de Gutenberg s'inscrit dans une perspective lucrative. Elle
mobilise des compétences financières autant que techniques, et
ses acteurs sont aussi bien des banquiers que des papetiers, des marchands de
manuscrits que des financiers.
Autre facteur contribuant à l'extension de l'imprimerie et à la
circulation des livres : le développement des villes.
Sur un plan géographique, la diffusion s'effectue en effet à
partir des villes de l'axe rhénan qui relient la France, les Etats
allemands et la Suisse, au Sud ; à la Hollande et à l'Angleterre,
au Nord.
La nécessité de rentabiliser les coûts élevés
de l'édition conduit, d'autre part, à intensifier la promotion du
livre dans toute l'Europe, son caractère portable lui ouvrant par
ailleurs les grandes voies européennes de transport et de communication
physiques.
Bref, le livre est ainsi intrinsèquement lié, dès ses
origines, au mercantilisme et à la Renaissance : il en a
bénéficié comme il les a avantagés. Il leur doit
ses doubles caractéristiques d'outil de communication et de marchandise.
Mais, réciproquement, il a favorisé leur
pénétration dans les mentalités.