C) UN CONTRE-EXEMPLE : LA CHINE
Qu'une technique subisse des destins différents selon
les cultures, voilà qui nous étonne à première vue.
Ne vivons-nous pas à l'heure d'une mondialisation
généralisée des techniques ? d'une certaine
standardisation des modes de vie ? Il faut pourtant rappeler avec Philippe
Breton et Serge Proulx que "
l'existence de procédé technique
n'est en rien une condition suffisante de son développement social
[...]. Il lui faut des conditions sociales, culturelles et économiques
propres
".
De fait, et contrairement à ce qui s'est passé en Occident,
l'imprimerie s'est révélée être, en Chine, un
puissant facteur de continuité et de d'immobilisme politique. En effet,
elle a non seulement renforcé la diffusion des grands textes de la
tradition classique, mais elle a également permis d'élargir le
cercle de recrutement des mandarins.
Pourtant, les grandes étapes qui auraient pu conduire la Chine vers la
conception d'une imprimerie moderne avaient été franchies assez
tôt. Entre le Ier et le III
e
siècle, le papier est
inventé. Au VIII
e
siècle, la xylographie,
procédé à base de planches en bois gravées en
relief, est mise au point. Dès le XI
e
siècle, enfin,
le principe de l'impression à caractères mobiles, en glaise ou en
bois, est découvert.
Autant dire, toujours selon Breton et Proulx, que, pour développer
l'imprimerie dans l'Empire du Milieu il aurait fallu "
un appel de la
société chinoise auquel son système de valeurs,
élitistes et traditionaliste, ne la prédisposait pas
".
D) L'IMPRIMERIE EN EUROPE
Tel ne fut pas le cas en Europe.
De fait, l'impression y a d'emblée rencontré des lecteurs
nombreux et motivés, d'une part, et, d'autre part, des entrepreneurs
capables de fabriquer et de commercialiser leurs produits. En d'autres termes,
le livre s'affirme dès le départ comme un outil de communication.
Cette nouvelle fonction, qui a amplement contribué à son
succès, lui a été attribuée par le vaste mouvement
intellectuel contemporain de l'imprimerie. Ce courant d'idées, qui
devait conduire à la Renaissance, a indéniablement
été favorisé par le livre, même s'il lui
était de peu antérieur. Ainsi le livre a-t-il été
conjointement porteur d'idées nouvelles et porté par elles.
Autre facteur capital : il a de surcroît bénéficié,
à ses débuts du moins, de la foi et de la piété
traditionnelles qui marquaient en profondeur le Moyen Âge. Autrement dit,
contre toute attente, ainsi que le note Régis Debray, "
l'imprimerie
n'a pas commencé par produire la culture humaniste mais par
démultiplier l'ancienne
". D'ailleurs, observe de son
côté Jacques Attali, aucune autre innovation ne sera mieux
accueillie par l'Eglise.
De fait, l'un des premiers effets de l'imprimerie fut de multiplier de
manière exponentielle les ouvrages de piété populaire,
dont le nombre dépassait de loin celui des grands textes
théologiques (classiques médiévaux et oeuvres des
Pères de l'église), et cela à une époque où
la majorité des lecteurs étaient des clercs. Au total, 45 %
environ des incunables, autrement dit des livres publiés avant 1500,
revêtaient un caractère religieux (bible, bréviaires,
missels, textes mystiques, sermons, ouvrages de piété, etc.).
Rien d'étonnant, dans ces conditions, que les membres du clergé
aient souvent été à l'origine de l'installation
d'imprimeries dans les villes qui n'en possédaient pas.
Le nouveau procédé de reproduction d'ouvrages aura donc pour
résultat d'opérer une sélection parmi les
précédents manuscrits, prolongeant et amplifiant le succès
des uns, plongeant les autres dans l'oubli. Mais, si près de 80 % des
livres publiés sont écrits en latin,
" ceux qui rencontrent le
plus grand succès demeurent à coup sûr ceux qui avaient
connu au Moyen Âge la plus grande vogue
". Il s'agit donc bien, au
moins dans un premier temps, des textes les plus traditionnels, les plus
classiques des classiques latins.
En d'autres termes, rien de vraiment novateur ni de vraiment subversif dans la
majorité des premiers textes publiés.
Qu'en conclure, sinon que si on en était resté là,
l'imprimerie ne serait devenue, à terme, qu'un instrument servant
à perpétuer la scolastique médiévale, de même
que la xylographie chinoise n'avait contribué qu'à conforter
l'idéologie confucéenne et le système du mandarinat ?