II. L'IMPRIMERIE : ENTRE HASARD ET NÉCESSITÉ
Si l'on peut considérer que la société de
l'information débute avec Gutenberg, il importe, afin de mieux mesurer
la portée de l'époque qu'elle inaugure, de resituer la
découverte de l'imprimerie dans son contexte historique. Cependant, rien
ne s'avère plus difficile que d'étudier l'origine d'un
phénomène, prisonniers que nous sommes, trop souvent, de ce que
Bergson appelait "
l'illusion rétrospective du vrai
".
Progrès irréversible de l'esprit humain ? Etape parmi d'autres
dans la longue évolution des techniques ? Les interprétations
divergent souvent : il est légitime de les considérer d'abord
dans leur singularité, avant de mettre en lumière les faits sur
lesquels elles s'accordent.
A) UNE RÉVOLUTION SANS PRÉCÉDENT
Pour le résumer d'une phrase : avec la
découverte de l'imprimerie, on assiste au passage de la civilisation
orale, qui imprègne le Moyen Âge, à la civilisation
écrite, qui inaugure les Temps Modernes. Révolution
considérable, irréversible, et pour ainsi dire sans
précédent, comme le rappelle à juste titre Alain
Peyreffite :
"
Entre la découverte de l'Amérique en 1492 [qui suit de peu
celle de l'imprimerie] et le partage de l'Afrique en 1882, la condition
humaine, dans les pays les plus favorisés, a plus changé en
quatre siècles que dans les trois ou quatre millions d'années qui
ont précédé. Aucune évolution aussi radicale ne
s'était effectuée en si peu de temps
(...)
La " révolution néolithique " avait fait, de nomades
voués à la prédation sur la flore et la faune naturelles,
des cultivateurs sédentaires. mais elle s'était
étalée sur plusieurs millénaires ; au XVI
e
siècle, quand sont apparus les premiers prodromes de la
révolution du développement, les populations de la moitié
des terres émergées n'avaient pas encore effectué leur
révolution néolithique. Dans les siècles suivants, ces
deux révolutions se sont télescopées.
"
B) UNE MODESTE ORIGINE MATÉRIELLE
Changement de perspective, donc : à cette
révolution considérable, Régis Debray assigne, quant
à lui, une origine singulière, paradoxale, accentuant
l'idée selon laquelle
" au départ de l'histoire, il y a un
hasard naturel
". Selon lui, pour penser la genèse de l'imprimerie,
il est nécessaire de se départir d'une vision trop
idéalisée de l'histoire et d'une confiance trop naïve dans
son progrès. "
L'histoire de la Raison, pose-t-il en guise de
postulat théorique, commence comme un fait de nature.
"
Et Debray de rappeler :
"
Le pictogramme et la pierre vont ensemble. L'idéogramme naît
avec l'argile (présent en Mésopotamie), qui permet de remplacer
le poinçon ou le ciseau par le calame (en bois, os ou roseau), à
la pointe taillée en biseau, d'où l'écriture
cunéiforme
. "
"
Quand le support change, la graphie change. le papyrus (égyptien)
permet l'emploi du roseau, plus simple et plus délié, comme le
parchemin (en peau de bête) permettra, plus tard, la plume d'oie. passage
crucial de l'angle à l'arrondi, du coin à la courbe. Ecriture
syllabique qui simplifie et allège le système de notation.
"
En d'autres termes, l'analyse de Debray est à la fois
matérialiste dans la mesure où elle repose sur le principe selon
lequel
" le matériau conditionne l'outil d'inscription, qui
lui-même dicte la forme d'écriture
" ; mais elle est de
surcroît relativiste puisqu'en l'historisant, elle considère
l'imprimerie comme un procédé d'inscription parmi beaucoup
d'autres.
D'où cette belle conclusion :
" notre alphabet, donc notre
démocratie, repose sur un roseau, et notre Raison graphique est, somme
toute, un cadeau du monde végétal à l'espèce
humaine
".