C) LES AFFINITES DU PROTESTANTISME
" Les sociétés qui sont entrées en
Réforme n'en sont pas sorties. Ce sont elles aussi qui sont
entrées les premières en développement ",
écrit
Alain Peyrefitte, résumant les conclusions de Pierre Chaunu.
Ce dernier observe en effet que
" ce qui a été fait n'a jamais
été défait. Tout s'est joué de 1520 à 1550.
Une fois marquées, les frontières entre Réforme et
Contre-Réforme n'oscilleront plus ".
" Ordonnons -
poursuit-il -
les pays et les régions par ordre de
date d'entrée, suivant les classifications aujourd'hui classiques de
W. W. Rostow dans les étapes du décollage et de la
croissance soutenue. Nous retrouvons toujours en tête, à plus de
80 %, des pays en majorité protestants ou à culture dominante
protestante, et, aux places en flèche, de tradition calviniste ".
Comme l'a montré Fernand Braudel, l'Europe bascule sur elle-même,
vers 1600, au bénéfice du Nord. Mis à part un bref
intermède génois, Anvers, Amsterdam puis Londres vont supplanter
Venise, et s'affirmer comme les principaux centres économiques et
commerciaux, consacrant de ce fait le déclin de la
Méditerranée.
Les annexes de
La société de confiance
confirment sur
certains points cette constatation globale, qu'il s'agisse de
l'évolution des rendements céréaliers, dans des conditions
géographiques comparables, du franchissement du seuil de densité
de 40 habitants au kilomètre carré, du niveau des taux
d'intérêt, etc.
Mais l'explication de cette divergence demeure délicate, comme en
témoignent la discordance des interprétations avancées,
les exceptions à la règle générale
constatées, ainsi que la diversité des facteurs autres que
confessionnels ou indirectement liés à la religion, comme
l'émigration, susceptibles d'être pris en considération.
La variété, enfin, des expressions du mouvement de la
réforme, en dehors des deux principaux courants, luthérien et
calviniste - plus différents qu'opposés, selon Chaunu - ne
facilite pas la tâche.
Ces divisions du protestantisme jouent un rôle important dans les
analyses développées par Max Weber dans
Ethique protestante et
esprit du capitalisme
, les premieres à être entièrement
consacrées à ce sujet.
Avant Weber, Marx s'était contenté, comme le rappelle Alain
Peyrefitte, d'opposer incidemment une mentalité catholique,
orientée, par le salut et par les oeuvres, vers le concret (donc vers
les espèces monétaires métalliques, en or ou argent)
à un esprit protestant que le salut par la foi prédisposait
à faire confiance aux systèmes fondés sur la monnaie
fiduciaire et sur le crédit.
Rejetant le déterminisme énoncé par Marx, Weber
considère qu'un
" arrière plan d'idées "
a
préexisté à l'apparition du capitalisme. L'esprit
capitaliste, antérieur à l'instauration des infrastructures
correspondantes, aurait été favorisé par la morale
protestante. Et la réforme aurait ainsi offert au capitalisme une
idéologie d'élection :
- en contribuant, d'une part, à un progrès de la
rationalité des comportements (par rapport à l'influence des
religions traditionnelles) ;
- et, d'autre part, en consacrant, d'un point de vue moral, les
activités temporelles.
Mais, et c'est là où la diversité du protestantisme
intervient, la mentalité capitaliste se serait affirmée par
réaction à l'intégrisme calviniste et l'importance
primordiale attachée aux activités terrestres découlerait
en particulier du Luthéranisme.
En outre, Weber estime que c'est l'esprit de religiosité
ascétique, propre au puritanisme, qui aurait donné naissance au
rationalisme économique.
Aux explications weberiennes, Alain Peyrefitte reproche, entre autres, leur
manque de simplicité.
De fait, les paradoxes qui l'émaillent sont nombreux :
- le fatalisme devrait être ainsi la conséquence logique de la
prédestination alors que c'est l'inverse qui se produit, d'un point de
vue psychologique : pourquoi ?
Parce que les oeuvres, si elles n'ont plus un rôle de
justification,
comme dans le catholicisme, n'en conservent pas moins un caractère
probatoire
(preuve de l'élection divine) ainsi qu'une
signification de louange et d'action de grâce.
Quant à l'ascétisme puritain, il aboutit au rationalisme par
souci d'éviter tout gaspillage de biens matériels et de temps
(notamment pour éviter d'entrer en tentation, l'oisiveté
étant - comme chacun sait - la mère de tous les vices). Pour
Weber, le cloître a été la première entreprise
économique rationnelle d'Occident.
Paradoxe donc : on voit ainsi une religion opposée à la richesse
(le puritanisme) être considérée, comme un des fondements
psychosociologiques du capitalisme.
Cependant, il faut le reconnaître : l'approche weberienne a au moins le
mérite d'éviter tout simplisme : l'auteur se défend ainsi
d'établir une causalité unilatérale entre éthique
religieuse et activité économique et rappelle la
"
complexité innombrable des facteurs "
et
" l'énorme
enchevêtrement d'influences réciproques "
en jeu.
Du reste, il n'invoque, la sociologie religieuse que pour expliquer le
capitalisme
originel,
considérant la question du facteur
religieux comme n'étant plus, à son époque,
d'actualité.
Alain Peyrefitte reproche à Weber, outre la sophistication
déjà évoquée, de ses explications, de ne pas
insister suffisamment sur l'importance de la
" vertu de confiance
"
en
tant que ressort du capitalisme. Il observe aussi que si le philosophe allemand
se livre à beaucoup de comparaisons entre religions protestantes, il en
effectue peu, en revanche, entre le protestantisme dans son ensemble et le
catholicisme de la Contre-Réforme.
Ce n'est que dans un ouvrage postérieur
Economie et
société
que Weber accordera toute l'importance qui - selon
Peyrefitte - lui revient, en mettant en lumière l'émancipation
individuelle fondamentale que provoque la Réforme, et qui aboutit
à reconnaître à chacun la capacité de conduire sa
vie comme il l'entend.
Mais plutôt que des
effets
du protestantisme, la confiance et
l'autonomie intellectuelle apparaissent davantage comme des
valeurs
communes
à l'éthique réformée et à
l'esprit de capitalisme.
Ces vertus, Peyrefitte en attribue le mérite surtout au calvinisme,
voyant en Calvin l'auteur d'une distinction libératrice entre le
spirituel et le temporel, la religion et l'argent. Formé à
l'école de la vie économique et juridique avant de se consacrer
à la prédication de la réforme, il serait le premier
à avoir interprété la Bible en affirmant que la loi divine
n'interdit pas l'usure
(" Dieu n'a pas défendu tout gain ")
et
que la loi naturelle le permet. Son attitude reste néanmoins
ambivalente, conciliant condamnation morale de principe et pragmatisme,
à la recherche d'un juste milieu entre prohibition et abus. De sorte, la
règle morale conserve ainsi son exigence tout en se conciliant avec
l'ordre de l'économie. Evolution capitale : le tabou de l'église
catholique sur le prêt de l'argent (qui supportait cependant certains
accommodements) se trouve par là-même levé.
Plus généralement, - soutient Alain Peyrefitte - soutient que le
calvinisme
" libère l'homme de l'angoisse des décrets divins
en appelant au dépassement de soi sur terre ".
Pourtant, la confrontation, de ce point de vue, avec certaines analyses de
Pierre Chaunu ont de quoi susciter quelque perplexité.
Le luthéranisme s'accompagne ainsi, selon Chaunu, d'une plus grande
liberté à l'égard de l'écriture. Ne favorise-t-il
pas dès lors davantage l'autonomie de l'individu et son esprit critique.
Mais comment s'expliquer alors, la relative infériorité des
performances économiques des pays luthériens ?
Le calvinisme s'avère, en comparaison, plus dogmatique, rigoureux et
organisé.
" Le calvinisme
- écrit Chaunu -
ne peut
rester dans la ligne de maximale orthodoxie réalisée par Calvin
sans la lourde carcasse ecclésiastique par lui conçue ".
Ailleurs, il affirme que
" toute théologie fidèle à la
Réforme est nécessairement impérialiste, puisqu'elle a
regard sur tout ce qu'éclaire la Parole de Dieu, la totalité en
fait de la pensée et de la connaissance ".
Dès lors, ne
risque-t-il pas d'en résulter certaines inhibitions, un peu analogues
à celles parfois imputées à l'Eglise catholique ?
En outre, - selon Chaunu - c'est à tort que l'
" on a cru que le
libéralisme sortait de la Réforme et, plus paradoxalement encore,
qu'il était l'avenir de la Réforme ".
De fait, les arminiens, libéraux avant la lettre, furent
écrasés, aux Pays-Bas, par les calvinistes orthodoxes de la
maison d'Orange. Le sort de Michel Servet, brûlé vif à
Genève, pour avoir remis en cause le dogme de la trinité, montre,
par ailleurs, le souci de Calvin
" d'empêcher la Réforme
de faire mûrir son fruit le plus dangereux, la libre pensée ".
" Le courant libéral,
poursuit l'historien et théologien
protestant français,
n'appartient pas à la Réforme. Il
est aux sources du rationalisme ".
" Le protestantisme en majesté du XVIII
e
siècle exclut
l'apostasie libérale ".
De plus, l'humanisme d'inspiration chrétienne prélibéral
est étranger à la Réforme :
" rien de plus
antihumaniste que le christianisme sans compromission tel que Luther (qui
rompra d'ailleurs avec Erasme) l'entend avec Saint-Paul ".
" Dans la confusion entretenue par le paradoxal protestantisme libéral
c'est en réalité, le siècle des Lumières de la
Raison qui pointe ".
Deux rationalismes vont ainsi coexister, précise Chaunu : un
rationalisme d'élite, plus radical, prémarxiste, dans les pays
catholiques et, dans les pays protestants, un rationalisme de masse,
coloré de moralisme et de religiosité, issu d'un humanisme
d'inspiration chrétienne et de l'arminianisme.
Pour Chaunu, le protestantisme libéral constitue ainsi la forme la plus
ambiguë, donc la plus pernicieuse, de l'apostasie et
" la
résistance du protestantisme aux hérésies issues d'elle,
mais qui lui sont opposées, s'inscrit dans un combat entre la
pensée chrétienne et la mise en place dès la fin du
XVII
e
siècle des rationalismes de masse du XVIII
e
siècle ".
Par ailleurs, la floraison sectaire de la Révolution anglaise et ses
prolongements aux Etats-Unis procèdent - selon lui - d'un calvinisme mal
entendu.
Quelle est, dans ces conditions, la part exacte du protestantisme dans le
développement économique, social et culturel des
différents pays occidentaux, par rapport à celle d'autres
facteurs ?
Il convient, pour tenter de répondre à cette difficile question,
de revenir tout d'abord sur le rôle du facteur confessionnel et sur ses
relations avec d'autres attitudes mentales.
En premier lieu, même si le rigorisme et le dogmatisme des courants
majoritaires, calvinistes et luthériens, paraissent constituer, sous
certains aspects, un retour en arrière par rapport à l'humanisme
de la Renaissance, ils n'en représentent pas moins un progrès par
rapport au catholicisme, du strict point de vue de l'impact de l'éthique
religieuse sur l'activité économique.
De ce point de vue, la levée du tabou sur le prêt de l'argent, en
particulier, est incontestablement positive.
D'autre part, même si le protestantisme, essentiellement
théocentrique, ne se confond pas avec le rationalisme, il y a une part
de vérité dans le lien établi par Weber entre
rationalité et réforme. En effet, la rigueur logique de la
doctrine calviniste de la parole de Dieu,
" splendide construction de
l'esprit "
(Chaunu) contraste avec l'ésotérisme de la
scolastique décadente du haut Moyen Age.
L'émigration illustre l'influence conjointe de facteurs psychiques
autres que strictement confessionnels sur le développement
économique.
Plusieurs auteurs, cités par Alain Peyrefitte, soulignent ainsi le
rôle joué par les migrants dans le développement de
certains pays protestants :
" Ni la Hollande, ni l'Ecosse, ni le
Palatinat
ne produisirent eux-mêmes leurs propres entrepreneurs " -
note ainsi
Trevor Roper - qui apparaissaient donc comme
" plus émigrés
que calvinistes ".
Le développement de l'Angleterre, note par ailleurs Peyrefitte, a
bénéficié du concours d'écossais
presbytériens.
Quant aux conséquences de l'émigration des Huguenots
français, elles seront étudiées plus loin dans ce chapitre.
Or, quelles que soient leur confession ou leurs origines, la condition des
immigrés leur confère un dynamisme particulier et les conduit
à donner le meilleur d'eux-mêmes dans leurs activités (les
catholiques venant s'installer à Amsterdam depuis la Flandre du Sud, ou
ayant rejoint plus tard les Etats-Unis, n'échappent pas à cette
règle, même s'il est vrai qu'elle concerne, pour des raisons
historiques, en très grande majorité des protestants).
Pour Emile G. Léonard, éminent historien du protestantisme, la
réforme est d'abord invention, novation, rupture avec le passé.
Elle s'accomplit pleinement dans le non-conformisme des dernières
années du XVI
e
siècle et du XVII
e
siècle. N'était-elle pas, dans ces conditions, en quelque sorte
prédisposée à rencontrer l'adhésion de ce que
l'Europe pouvait compter d'individus inventifs et entreprenants ?
De fait, selon une étude britannique citée par Alain Peyrefitte,
les protestants
" non-conformistes "
(presbytériens ou
dissidents) auraient fourni plus de 46 % des innovateurs industriels
d'Angleterre alors qu'ils ne représentaient que 7 % de sa population.
Sans doute des facteurs variés, non exclusivement confessionnels, se
conjuguent-ils pour expliquer les différentes mentalités des
divers peuples européens : dynamisme, tolérance, esprit
commerçant des Hollandais, pragmatisme et opiniâtreté des
Anglais, application sérieuse au travail des Allemands, etc.
Sans doute aussi les mentalités subissent-elles l'influence de
données géographiques ou sont-elles marquées par des
événements historiques particuliers.
Il en résulte une série d'interactions qui contribuent à
expliquer également la divergence entre pays du Nord et du Sud de
l'Europe.
Ces autres déterminants possibles sont mentionnés, de
façon très objective, par Alain Peyrefitte, dans son ouvrage
précité, même s'il estime personnellement que
" le
ressort du développement réside en définitive dans la
confiance accordée à l'initiative personnelle, à la
liberté exploratrice et inventive
(liées pour lui au
protestantisme...)
".
Sans cette confiance fondamentale, le développement né
"
là et alors "
aurait pu apparaître ailleurs et à un
autre moment, avant ou après.
Mais, reconnaît-il,
" la catalyse s'est effectuée... par un
mélange indébrouillable des circonstances et des permanences, de
l'histoire et de l'anthropologie... sous l'effet de conjonctures où
l'événement a d'ailleurs sa vaste part ".
Permanences et anthropologie : Peyrefitte rappelle les principes de la fameuse
" théorie des climats "
de Montesquieu, plus subtile et
nuancée que les présentations simplifiées qui en sont
parfois faites. Ainsi, l'invocation du
" climat "
a trait non
seulement
à l'environnement physique mais aussi à la logique interne de
chaque type d'organisation humaine. Selon les sociétés, les
mêmes causes n'ont pas toujours les mêmes effets. Plus une nation
est développée, plus les causes morales l'emportent sur les
causes physiques. Il n'y a donc de déterminisme climatologique que pour
ceux qui ne parviennent pas à acquérir l'autonomie morale
caractéristique du développement.
Sir William Temple, ambassadeur d'Angleterre à La Haye au
XVIII
e
siècle, cité également par Peyrefitte,
fait appel à la notion intéressante de
" désavantage
initial ",
que l'on pourrait aussi appeler
" contrainte
stimulante
",
pour expliquer la réussite économique hollandaise (terres
rares et inondables, forte densité de population...). Le même type
d'argument pourrait être invoqué en ce qui concerne
l'insularité de l'Angleterre.
Cependant, ce qui semble, en l'occurrence, avoir joué en faveur de ce
pays, paraît, au contraire, en avoir désavantagé d'autres
comme l'Irlande ou la Corse, preuve que l'explication ne se suffit pas à
elle-même.
Pour Braudel, cité mais en même temps récusé par
Alain Peyrefitte, l'économique précède le social, qui
devance, à son tour, le mental.
Selon lui, le centre de gravité des activités européennes
s'est déplacé du Sud au Nord de l'Europe pour des raisons
économiques qui n'ont rien de psychique ou de confessionnel et ne
touchent pas à la nature du capitalisme.
" Tout capitalisme -
écrit-il -
est à la mesure, en
premier lieu, des économies qui lui sont sous-jacentes ".
Cependant, l'économique ne se comprend pour lui qu'en liaison avec les
autres
" ensembles "
(le politique, le culturel et le social)
avec
lesquels
" il y a action, interaction ".
Et Braudel de résumer
sa
pensée :
" Le capitalisme est forcément une
réalité de l'ordre social ".
Braudel soutient ainsi la thèse selon laquelle
" il y a des
conditions sociales à la poussée et à la réussite
du capitalisme. Celui-ci exige une certaine tranquillité de l'ordre
social, ainsi qu'une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisance
de l'État. Et, en Occident même, il y a des degrés à
cette complaisance : c'est pour des raisons largement sociales et
incrustées dans son passé que la France a toujours
été un pays moins favorable au capitalisme que, disons,
l'Angleterre ".
Pour l'académicien, la thèse de Max Weber apparentant le
capitalisme originel au puritanisme, est
" manifestement fausse ".
" Les pays du Nord -
fait-il valoir -
n'ont fait que prendre la
place
occupée longtemps et brillamment avant eux par les vieux centres
capitalistes de la Méditerranée. Ils n'ont rien inventé,
ni dans la technique, ni dans le maniement des affaires... "
" Ce qui est en jeu, chaque fois, c'est le déplacement du centre de
gravité de l'économie mondiale, pour des raisons
économiques, et qui ne touchent pas à la nature propre ou
secrète du capitalisme ".
" A la faveur de la montée nouvelle de l'Atlantique, il y a
élargissement de l'économie en général, des
échanges, du stock monétaire et, là encore, c'est le
progrès vif de l'économie de marché qui, fidèle au
rendez-vous d'Amsterdam, portera sur son dos les constructions
amplifiées du capitalisme ".
Peyrefitte reproche à Braudel de faire trop de géographie et trop
peu d'histoire, et surtout une histoire sans acteurs.
Pourtant ce dernier fait appel à des circonstances d'ordre
événementiel pour expliquer le triomphe des Nordiques qui, selon
lui
" n'aurait pas tenu à une meilleure conception des affaires ni au
jeu naturel de la concurrence industrielle, ni au fait de leur passage à
la Réforme ".
Ils n'auraient pas, selon lui, construit leur première fortune
grâce aux compagnies des Indes et à l'exploration des
océans, mais à partir d'un véritable pillage de la
Méditerranée dont ils auraient copié les meilleurs
produits et qu'ils auraient inondé de marchandises à bas prix. En
d'autres termes,
" Leur politique a été simplement de prendre
la place des anciens gagnants, la violence étant de la partie ".
Ces hasards de la guerre, Chaunu leur accorde, de son côté, une
certaine importance, en rappelant par exemple les troubles de l'époque
des origines du luthéranisme (révolte des chevaliers et des
paysans), puis l'écrasement militaire de ses adeptes par la Maison de
Habsbourg, de 1620 à 1630, avant le redressement final et
inespéré de l'Allemagne protestante dont les
intérêts triomphèrent en 1648 aux traités de
Westphalie.
Pierre Chaunu évoque aussi, par ailleurs, l'épisode qui a permis
de sauver de l'effondrement les Pays-Bas en 1629 (à savoir
l'arrivée des 80 tonnes d'argent prises à la flotte de la
Nouvelle Espagne).
De sorte que, selon lui, il convient d'accréditer la thèse selon
laquelle
" La géographie de la Réformation
incorpore
aussi, à vue humaine, une large part d'accidentel ".
Car y introduire la dimension conjoncturelle,
" c'est tout simplement
accepter l'histoire dans sa large complexité ".
Mais la notion de conjoncture ne doit pas demeurer exclusivement
économique :
" elle est tout aussi bien dans une histoire globale, la
preuve tangible de l'action du psychisme sur le monde extérieur. La
conjoncture économique elle-même est, en fait, conjoncturelle dans
la mesure où elle est humaine... ".
*
* *
Devant une telle complexité et un tel
enchevêtrement de causes et des conséquences susceptibles
d'interférer, de se conjuguer ou de s'influencer, il convient, là
encore, de s'en tenir à des évidences fortes.
La corrélation la plus incontestable et la plus vigoureuse existant
entre la Réforme et le développement des sociétés a
trait, sans nul doute, à l'alphabétisation.
Le graphique ci-après, extrait de l'annexe consacrée à
" L'école en divergence "
de l'ouvrage précité
d'Alain Peyrefitte, est d'une éloquence qui rend presque tout
commentaire superflu (3(
*
)).
Coller le
graphique
"alphabétisme..."
Les théologies protestantes sont des théologies
de la parole de Dieu dont l'interprétation repose à la fois sur
une inspiration historique et sur la voix intérieure divine qui
s'adresse à chaque fidèle en particulier. L'adhésion aux
religions réformées suppose par conséquent la lecture et
la compréhension
individuelles
des textes de la Bible.
Le succès de la Réforme doit beaucoup, on l'a vu, à
l'imprimerie. Celle-ci le lui a ensuite bien rendu.
L'une des contributions les plus manifestes des pays réformés
à un développement économique de plus en plus fondé
sur la diffusion du savoir réside ainsi dans l'effort
d'alphabétisation.
Dans leur
" Histoire des médias de Diderot à Internet "
Frédéric Barbier et Catherine Bertho-Lavenir insistent sur le
rapport étroit et précis qui se noue dans les colonies anglaises
d'Amérique
" entre la majorité de la population et le monde du
livre et de l'imprimerie ".
En nouvelle Angleterre, où
l'enseignement est obligatoire, 95 % des habitants sont
alphabétisés à la fin du XVIII
e
siècle.
Aux Etats-Unis - observent les mêmes auteurs - l'enseignement
bénéficie à la fois de
la place
privilégiée qui lui est réservée dans
l'éthique du protestantisme
(religion de 99 % de la population en
1774), de son rôle favorisant l'intégration et l'ascension sociale
des immigrés, et de l'inexistence des cloisonnements sociaux
européens (liés à l'aristocratie...).
Faut-il y voir les prémices de l'actuelle prédominance
américaine pour tout ce qui touche à la société de
l'information ?
La deuxième corrélation, signalée en début de cette
partie de chapitre, entre réforme et développement, est plus
difficile à expliquer.
Il y a certes un recoupement entre les zones où ont lieu respectivement
les échanges commerciaux (axe rhénan, villes de foire, grands
ports et centres commerciaux), la diffusion de l'imprimerie, l'adoption des
religions réformées et celles où seront ensuite
réalisées les meilleures performances économiques.
L'esprit mercantile, facteur primordial du développement est
antérieur à la réforme. Il s'est d'abord épanoui en
terre catholique (l'Italie du Nord), bénéficiant, semble-t-il,
d'une certaine tolérance de la part de l'Eglise, malgré la
fermeté de ses positions de principe sur les questions d'argent.
L'autonomie intellectuelle et les idées libérales, sur lesquelles
Peyrefitte insiste à juste titre ne sont-elles pas surtout issues de
l'humanisme et de la Renaissance, qui précèdent, eux-aussi,
l'apparition du protestantisme, (même si certains amalgames, dont Chaunu
souligne l'hétérodoxie, se sont ensuite produits) ?
N'était-il pas assez logique, dès lors, comme le fait observer
Braudel, que la Méditerranée ne soit plus qu'un espace
secondaire, du fait des Grandes Découvertes et de l'essor des
échanges transatlantiques ?
A la vérité, il semble y avoir eu ce qu'Alain Peyrefitte appelle
des
" affinités électives "
entre le protestantisme et le
développement économique, soit une prédisposition des
personnes les plus entreprenantes et habitant les zones les plus
commerçantes à adopter la religion réformée. Le
facteur confessionnel cependant, interfère, se conjugue, interagit avec
d'autres facteurs, d'ordre géographique, historique ou psychique. De
plus, il y a, par ailleurs, des exceptions.
La contre-réforme, enfin, peut contribuer à expliquer en
même temps que les considérations avancées par Braudel, le
déclin relatif de l'Europe du Sud en général, de la
Méditerranée et de l'Italie du Nord en particulier.
Toutes ces considérations ne font que confirmer l'importance du
rôle des hommes et de leur mentalité -qui l'emportent en
définitive sur les déterminismes (ou, du moins, les
infléchissent) dans le développement des sociétés.