D) LE RAIDISSEMENT DE LA CONTRE-RÉFORME
L'influence confessionnelle sur le développement social
est - on l'a vu - particulièrement difficile à isoler de celle
d'autres déterminants et à mettre en évidence.
Il en va ainsi pour l'impact inhibiteur de la contre-réforme sur les
pays catholique du Sud comme pour ce qui concerne les effets stimulants du
protestantisme sur les pays du Nord.
Toutefois, la relative unité doctrinale du catholicisme, qui contraste
avec la diversité des églises et des sectes protestantes, rend la
tâche peut-être un peu moins difficile dans l'appréciation
de la situation des pays du Sud.
Se considérant comme dépositaire exclusive du message
évangélique, gardienne de son orthodoxie et de son
intégrité, responsable de sa transmission, dans la
fidélité à la tradition de l'enseignement des pères
de l'Eglise, et garante de l'unité des chrétiens, l'institution
catholique sort très ébranlée des guerres de Religion.
" Jusque là
-observent Febvre et Martin-
l'Eglise avait
connu bien d'autres hérésies et en avait -en occident du moins-
toujours triomphé ".
L'imprimerie -on l'a vu- a sans doute contribué à ce qu'il en
aille autrement du protestantisme.
Il va s'en suivre un raidissement que traduisent les conclusions du Concile de
Trente, en 1563.
" Le catholicisme d'après Luther et Calvin n'est pas le même
qu'avant "
- souligne Alain Peyrefitte - qui estime par ailleurs que
" rien ne destinait l'Eglise catholique au durcissement de la
contre-réforme ".
En mettant Erasme à l'index, après avoir failli le nommer
cardinal, l'Eglise a fait manquer de peu à la chrétienté
occidentale l'occasion d'une émancipation en douceur et d'un passage,
librement choisi, à la modernité intellectuelle.
Il faudra attendre le vingtième siècle, et l'encyclique
quadragesimoanno
de 1931, pour que soient progressivement levées
des inhibitions pluriséculaires ayant trait notamment à l'argent,
aux oeuvres et à l'initiative individuelle.
Avant la réforme, le tabou catholique de principe sur le prêt
d'argent s'était accompagné de tolérances ponctuelles et
n'avait pas empêché, par exemple, le développement en
Italie du Nord, des techniques bancaires, ni la prospérité,
fondée sur le commerce, de Venise.
Certes, des conceptions quelque peu archaïques de la vie économique
prévalaient encore souvent à l'époque, les
activités concernées étant considérées comme
un jeu à somme nulle, et l'argent, non comme un outil, mais comme un
bien consommable stérile, tout cela sans que soit perçu le
rôle fondamental du crédit.
Mais, comme le souligne très justement Alain Peyrefitte,
" la
doctrine de l'Eglise en matière de commerce n'a inhibé que ceux
dont la mentalité économique était vulnérable ".
En effet, l'ingéniosité des acteurs de la vie économique
leur servait à contourner la lettre des préceptes de l'Eglise.
Et, de toute façon, Saint-Thomas, dans ses écrits, s'était
toujours placé dans un univers où la liberté du commerce
demeurait la règle. Il admettait le prêt sur gage, l'usufruit...
Saint-Antonin, quant à lui, reconnaîtra plus tard le principe du
paiement d'un intérêt raisonnable (l'usure demeurant
condamnée) en compensation du gain que l'investissement de la somme
prêtée aurait pu procurer. Ainsi, dès le XIV
e
siècle, la scolastique s'était ingéniée à
rendre possible le prêt à intérêt.
Mais les guerres de religion vont entraîner un durcissement de la
prohibition de l'usure qui culmine, en France, avec l'ordonnance de Blois
(1579), mettant fin à la distinction médiévale entre
usures excessives et modérées. Confirmées en 1629,
certaines dispositions de ce texte qui s'appliquait même aux
intérêts de retard, demeureront en vigueur jusqu'en 1789.
La question, à la vérité, ne se situe pas au centre des
débats du Concile de Trente qui vont porter plutôt sur le
caractère des oeuvres et le renforcement de l'autorité
hiérarchique ecclésiastique. Mais l'inhibition susceptible d'en
résulter est de nature à affecter l'esprit d'initiative
individuelle, en général plus que les conditions précises
d'exercice des activités temporelles. Il s'agit donc d'effets psychiques
indirects. S'il ne faut en exagérer la portée, la rigueur des
positions doctrinales de l'Eglise se conciliant avec la miséricorde
manifestée aux fidèles dans les confessionnaux (4(
*
)), il convient, de ne pas non plus la
sous-estimer.
La théologie protestante, selon Chaunu,
" a regard sur la
totalité de la pensée et de la connaissance "
et Calvin a mis
en place, aux dires du même auteur,
" une lourde carcasse
ecclésiastique "
pour défendre l'orthodoxie telle qu'il la
concevait. Mais la Réforme distingue plus clairement le temporel du
spirituel, fait moins appel à la soumission hiérarchique des
fidèles et des clercs et leur laisse par conséquent une
liberté d'interprétation plus grande de la parole de Dieu qui
favorise ainsi l'autonomie intellectuelle.
" Les protestants -
résume Peyrefitte -
veulent une puissance ecclésiastique
bornée à l'Ecriture et par elle ".
L'Eglise catholique, pour sa part, a toujours considéré qu'il
relevait de sa mission de porter un jugement sur les activités
terrestres dans la mesure où le salut des âmes et le
témoignage du message évangélique étaient
concernés. De là à revendiquer un droit à diriger
spirituellement la société dans son ensemble, il n'y a qu'un pas
qu'Alain Peyrefitte estime avoir été franchi par Rome, dans sa
longue condamnation de la modernité économique.
Pour en revenir au Concile de Trente, il consacre, selon Peyrefitte :
- le monopole ecclésiastique sur l'interprétation de
l'écriture et la parole de Dieu ;
- la soumission, qui l'accompagne, à une hiérarchie intangible,
instituée par Dieu et dont le rejet entraîne l'anathème ;
- la justification, enfin, d'une inquiétude du salut, recherché
à travers les
" oeuvres "
.
Il en résulte, selon l'auteur de la
Société de
confiance
, une spiritualité marquée par la défiance de
soi.
L'espoir d'une récompense par les oeuvres paralyse - d'après lui
- l'activité économique, la sphère des activités
humaines devant, pour que son exercice soit le plus efficace possible,
être abandonnée à ses propres lois.
Et de fait, la piété catholique qui repose sur
l'inquiétude du salut, s'oppose à la confiance protestante, comme
la valeur
" méritoire "
des oeuvres des premiers au
caractère
" probatoire "
de celles des seconds.
Pourtant, la confiance en Dieu jouait pourtant un rôle important dans la
doctrine de Saint-Thomas, faisant dire à Peyrefitte qu'
" il
fallait
la sacrifier à la soumission, à l'époque de
Trente ".
Ce qui n'enlève rien, par ailleurs, aux résultats
positifs de ce concile sur le plan religieux (redressement des abus à
l'origine du mouvement protestant, regain de foi, progrès de
l'instruction religieuse et des oeuvres charitables...)
Tout cela nous engage à nous poser une série de questions : quels
ont été les effets de la contre-réforme sur le
développement de l'Europe catholique du Sud ? Ont-ils été
uniquement négatifs et symétriques de ceux, positifs, de la
Réforme ?
Là encore, la réponse ne peut être que nuancée et
circonspecte.
Cependant, il convient de prendre en considération des facteurs autres
que religieux, qui font dès lors apparaître des exceptions amenant
à conclure que les conséquences de la réaction catholique
n'ont pas toutes été nécessairement néfastes.
Influence de facteurs non confessionnels tout d'abord :
" Il ne s'agit
en
aucun cas
- écrit Alain Peyrefitte -
de faire grief à Rome
des résistances au progrès ou des retards de développement
qu'ont connus les nations latines : elles ne peuvent s'en prendre qu'à
elles-mêmes ".
Certains épisodes déplorables (l'Inquisition espagnole ou la
révocation de l'Edit de Nantes) peuvent inspirer le même type de
réflexion. Ils se sont produits davantage
" parce que l'esprit public
l'exigeait ",
comme le note Alain Peyrefitte à propos de la
situation ibérique- qu'à l'initiative de l'Eglise. Pierre Chaunu
s'étonne même, quant à lui, de la date
" anormalement
tardive "
de la révocation de l'Edit de Nantes, due à la
reconnaissance gardée par Louis XIV
" au milieu d'un corps social
déchaîné "
, envers la communauté protestante, en
raison de son loyalisme à l'époque de la Fronde.
" La flétrissure, d'autre part, du prêt à
intérêt n'est pas née de l'autorité des
théologiens rigides, ils n'ont que contribué à
étendre cette opinion largement répandue ".
D'où, là encore, une série de questions :
- Certains traits de la mentalité espagnole soulignés par Alain
Peyrefitte (sens de l'honneur exacerbé, arrogance, mépris des
activités manuelles et marchandes, oisiveté des élites...)
proviennent-ils de l'héritage catholique ou de celui du passé
particulier de l'Espagne, de son caractère méditerranéen,
de ses contacts avec le monde arabe ?
- Les pays méditerranéens, jadis occupés par les romains
et ensuite envahis par les barbares, n'ont-ils pas gardé la nostalgie
d'un Etat fort ?
- Le caractère hiérarchique et organisé de l'église
lui vient-il d'un goût inné pour la bureaucratie (l'esprit
bureaucratique provenant - selon Marx - d'un esprit foncièrement
jésuitique et théologique) ou du souci de préserver son
unité et du modèle de l'empire romain (les diocèses
correspondant, par exemple, à d'anciennes circonscriptions
administratives latines) ?
- La France, fille aînée de l'église, selon l'expression
qui avait cours, a-t-elle hérité de Rome le colbertisme et la
maniaquerie réglementaire qui la caractérise ou bien faut-il en
chercher la cause en partie ailleurs ?
-
D'un point de vue historique et géographique
, notre pays
présente plus d'une singularité : à la fois continental et
marin atlantique et méditerranéen, aux confins du Sud et du Nord,
ethniquement et culturellement varié, doit-il à sa
diversité la précocité de son unité nationale et
son caractère centralisé ? L'avance de sa cohésion
explique-t-elle celle, jusqu'au XVIII
e
siècle, de sa
démographie, par rapport aux autres pays européens ?
Face à ces différentes questions, on s'en tiendra donc à
quelques éléments incontestables : l'Etatisme français,
peu propice au capitalisme, comme le souligne Braudel, est, en
vérité, une tradition nationale séculaire qui n'est pas
imputable, loin s'en faut, au seul catholicisme. Comment expliquer, sinon, le
contre exemple de la soeur latine italienne ?
Comme en ce qui concerne l'influence de la Réforme, on retrouve donc,
s'agissant de mesurer celle du mouvement opposé, la
nécessité de prendre en compte une multitude
d'autres
facteurs
.
- Ainsi, on l'a vu, le déplacement du Sud vers le Nord de l'Europe, du
centre de gravité économique ne s'explique pas pour Braudel, par
des raisons religieuses.
Les efforts présumés inhibiteurs de la contre-réforme ont
relativement épargné Venise et n'ont pas empêché
vers 1550-1560, pendant le Concile de Trente, un intermède
génois, noté par Braudel, aboutissant à une
redistribution, au détriment d'Anvers, du trafic du métal blanc
originaire des colonies espagnoles d'Amérique.
Le clivage Nord-Sud rencontre par ailleurs certaines exceptions, notamment dans
les
" frontières de catholicité "
comme les Alpes
germaniques et l'Est de la France, où les taux d'alphabétisation
sont plus élevés (du fait d'une émulation avec les
populations protestantes ou bien d'une cohabitation dans des espaces dynamiques
de communication ?) on ne tranchera pas.
Les catholiques, d'origine méridionale, forment la partie la plus riche
de la population d'Amsterdam au début du XVII
e
siècle,
note par ailleurs Trevor-Roper, et ils sont par ailleurs les inspirateurs de
l'organisation du système bancaire puis de la bourse du grand port
hollandais.
Encore une fois, le cas de la France est particulier :
au
XVIII
e
siècle
, c'est un pays relativement
prospère (qui l'aurait sans doute été davantage encore
sans l'émigration des Huguenots), démographiquement
avancé, qui tend à rattraper son retard industriel par rapport
à l'Angleterre, mais qui se laisse finalement distancer par elle sur le
plan technique, (bien que demeurant relativement évolué, à
cet égard, par rapport aux autres pays d'Europe continentale).
S'agissant de l'alphabétisation, et pour s'en tenir au critère du
pourcentage des mariés pouvant signer les registres de leur nom, on peut
rappeler que la France avait presque rejoint l'Angleterre à la fin du
XVIII
e
siècle.
La contre-réforme n'a-t-elle eu que des effets négatifs ? On peut
objecter le fait que le progrès de l'instruction religieuse chez les
populations catholiques, dont témoignent les efforts des jésuites
et le renouveau de l'édition catholique à partir de 1570, n'a
peut-être bénéficié qu'à une élite. Il
n'en a pas moins été réel, contribuant à relever le
niveau général d'éducation dans les Etats
considérés.
Autre argument : le développement de l'action des institutions
charitables n'a-t-il pas évité l'aggravation de certaines crises
économiques, structurelles ou conjoncturelles, aux effets
déjà trop cruels ?
Keynes, enfin, estime que la prohibition de l'usure a pu contribuer au maintien
de niveaux de taux d'intérêt suffisamment faibles pour inciter
à investir.
Aussi préjudiciable qu'il ait pu être au développement de
l'économie, le mépris de l'argent a souvent constitué au
départ, la contrepartie de valeurs respectables
(générosité, esprit de sacrifice, sens de la
solidarité).
De même, on peut expliquer ce que Peyrefitte appelle
" l'obsession de la dérogeance "
par le souci des
aristocrates de ne pas ajouter à leurs privilèges
(justifiés par
" l'impôt du sang "
ou l'achat de charges)
l'exercice de fonctions rémunérées au détriment de
personnes n'ayant pas droit aux mêmes faveurs.
Leur appréciation de la belle ouvrage et leur mode de vie souvent
campagnard à l'exception, de la noblesse de cour qui se constitue
à partir du règne de Louis XIV rendaient par ailleurs peu
probable un quelconque mépris de leur part pour les métiers
liés à l'artisanat ou à la terre.
Il n'en demeure pas moins regrettable que ce système de valeurs,
concevable à l'origine, soit resté figé alors qu'il
devenait archaïque et que l'exemplarité des élites jouant un
rôle capital, l'humanisme marchand n'ait pas
pénétré, comme en Angleterre, à quelques exceptions
près, l'esprit de l'honnête homme français.
*
* *
Au décollage des pays protestants correspond donc,
indéniablement, un déclin, une stagnation, en tout cas un moindre
développement des pays catholiques. A cela, de multiples raisons
s'offrent à l'analyse parmi lesquelles le facteur religieux, qui
intervient, certes, mais dans une mesure pour le moins difficile à
évaluer.
Des différences surgissent dans chaque camp avec, en ce qui concerne les
pays de la Réforme, un retard relatif de l'Allemagne continentale par
rapport aux puissances maritimes et coloniales que sont les Pays-Bas et
l'Angleterre.
Du côté catholique, l'Espagne subit le recul le plus marqué
et la France apparaît comme le pays le plus avancé.
Ces écarts montrent à l'envi qu'il n'y a pas de
déterminisme absolu d'ordre confessionnel en matière
économique.
Mais concernant notre pays, ses problèmes de développement
semblent à l'évidence liés, à un rôle
excessif de l'État et des corporations dans l'économie.
L'origine en est peut-être indirectement religieuse, et c'est à
bon droit qu'on évoque une intériorisation de certains
préceptes de l'église catholique. Mais on ne saurait soutenir
qu'elle résulte d'une influence directe et transitive des encycliques
pontificales ou des conclusions du Concile de Trente.
Mais peut-être le colbertisme et le corporatisme constituent-ils le moyen
de pallier une certaine carence d'initiative privée, en partie imputable
au catholicisme ? Ils ne font en tout cas qu'entretenir cette déficience
sans y remédier et pour des résultats, somme toute, peu probants.
Sur ce point, bien entendu, les avis divergent.
Trevor-Roper ne voit rien qui tienne à la confession dans les
" restrictions corporatives "
. En revanche, Alain
Peyrefitte pense
que
" les habitudes et les talents de la bureaucratie civile
(dans
les
pays catholiques)
trouvent leur origine dans une imitation de la
bureaucratie cléricale "
(y compris en ce qui concerne les
corporations liées aux structures des confréries). Ce
mimétisme inclut, selon lui
" une attitude peu propice au milieu
commercial "
et, plus généralement, un
désintérêt de la vie économique.
Quoi qu'il en soit, Alain Peyrefitte a une nouvelle fois raison d'insister sur
l'importance primordiale des facteurs humains dans le développement
économique et sur la persistance, parfois inconsciente, dans ce domaine,
d'idées et de comportements hérités du passé.
Peut-être subissons-nous encore aujourd'hui les conséquences
d'erreurs passées, telles que la révocation de l'Edit de Nantes
en 1685, manifestation d'intolérance et de rejet qui conduisit à
l'exode des Huguenots ?