2. Les avis du Conseil de la Concurrence
Le Conseil de la Concurrence a rendu deux avis récents
concernant les activités de La Poste.
L'un date du 25 juin 1996 et est relatif à une demande d'avis de
l'Association française des Banques (AFB) concernant le fonctionnement
des services financiers de La Poste au regard du droit de la concurrence ;
l'autre prononcé le 17 septembre 1996, répond à une
demande de la Commission des Finances du Sénat concernant les conditions
de concurrence prévalant dans le système bancaire et de
crédit français.
L'exposé des principales conclusions de ces avis s'agissant de La Poste
n'est pas sans intérêt.
Dans
son avis du 25 juin 1996
, le Conseil de la Concurrence constate
que les importantes différences de conditions d'exploitation des
activités financières de La Poste et des banques de
l'AFB
rendent toute comparaison difficile et que les avantages et contraintes de La
Poste sont à la fois mal évalués et pas toujours
compensés.
A cela s'ajoutent des difficultés pratiques à juger les
conditions de concurrence dans le cadre comptable et institutionnel actuel.
Pour arrêter ses principes méthodologiques d'appréciation,
le Conseil de la Concurrence fait référence à la
jurisprudence communautaire précisant l'application des règles de
concurrence au cas dans lequel un opérateur dispose de droits exclusifs,
et notamment à l'arrêt essentiel de la Cour de Justice des
Communautés européennes :
l'arrêt Corbeau
, du
19 mai 1993, qui concerne la régie des Postes belges. Cet
arrêt
a amené la Cour à définir un service
d'intérêt économique général dans le domaine
du courrier.
L'opérateur en charge de ce service peut
bénéficier, en contrepartie, d'une compensation, sous la forme
d'une limitation de la concurrence sur des activités rentables.
L'arrêt précise que
: " l'exclusion de la concurrence ne
se justifie cependant pas dès lors que sont en cause des services
spécifiques, dissociables de l'intérêt économique
général, [...] ".
S'il reconnaît la
possibilité de subventions croisées, l'arrêt en laisse les
limites imprécises. La jurisprudence, par ailleurs, porte sur le cas
où un monopole, ou une entreprise dominante sur un marché, abuse
de sa puissance économique sur un autre marché.
Évoquant cet arrêt, la Commission européenne, dans son
rapport pour l'année 1994, estime que les entreprises auxquelles un
État membre a accordé des droits de monopole ne doivent pas
"
utiliser les recettes qu'ils tirent de leurs activités
soumises à monopole pour subventionner leurs ventes dans d'autres
secteurs défavorisant ainsi de manière artificielle les
concurrents
", le Conseil de la Concurrence juge que cette
position
doit être interprétée avec une certaine prudence,
"
en mettant en oeuvre une série de tests pour établir si
la pratique de ces entreprises est effectivement de nature à
éliminer des concurrents aussi efficaces qu'elles
".
Dès lors, le Conseil estime que trois questions devraient être
examinées dans le cas d'une saisine contentieuse.
La
première
est de déterminer si La Poste dispose
d'une position dominante, soit sur le marché financier, soit sur un
autre marché. Le fait de détenir un monopole légal sur une
activité ne confère, en effet, pas automatiquement une position
dominante sur un marché économiquement pertinent.
Deuxième question
: si tel est le cas, La Poste abuse-t-elle de
cette position dominante sur un marché ? L'examen de cette question,
pour tout opérateur, passe par une étude de ses prix par rapport
à ceux de ses concurrents et par rapport à ses coûts. Il
ressort de l'avis du Conseil que :
- si l'opérateur pratique des prix plus élevés que
ses concurrents, il n'y a pas abus de position dominante même s'il subit
une perte ;
- si ses prix sont inférieurs ou égaux à ceux de ses
concurrents, il convient d'examiner si ceux-ci subissent une perte ;
- si ses prix sont inférieurs à ses coûts moyens
variables, ou supérieurs à ses coûts moyens variables mais
inférieurs à ses coûts moyens totaux, il faut
étudier si cela relève d'une stratégie volontaire
d'élimination d'un concurrent.
Troisième question
: si les concurrents étaient aussi
efficaces que l'opérateur, subiraient-ils des pertes ?
Afin d'apporter une réponse à ces questions et de garantir la
mise en oeuvre effective du droit de la concurrence,
le Conseil
relève que l'amélioration de la qualité et de la
transparence de la comptabilité analytique des opérateurs, et
singulièrement de l'opérateur dominant, est une condition
nécessaire mais n'apparaît pas suffisante dans tous les cas
.
A cet égard, le Conseil estime que
l'autorité de tutelle
doit
préciser les normes d'analyse de coûts à usage
externe,
dans l'objectif de l'exercice du contrôle du respect des
règles de concurrence.
Cependant, quelles que soient les améliorations relatives à la
comptabilité analytique, il juge que le contrôle effectif du
respect des règles de concurrence demeurera difficile à exercer
tant que ne sera pas intervenue une
séparation entre activités
sous monopole et activités concurrentielles
. Cette
séparation, qui doit être recherchée et établie dans
le cadre de l'unité institutionnelle de La Poste, pourrait intervenir,
selon le Conseil, sous la forme d'une filialisation des services financiers. Il
ne manque cependant pas de relever les inconvénients d'une telle
politique.
Enfin, le Conseil de la Concurrence estime que le bon fonctionnement de la
concurrence implique une
clarification des relations entre l'État et
La Poste
, l'État devant compenser l'ensemble des charges
particulières qu'il impose à La Poste, notamment à travers
la reconnaissance d'une mission de " banque sociale " et la
réforme du système de financement des retraites appliqué
à La Poste.
Essentielles, ces différentes recommandations mériteront une
discussion dans le titre II du présent rapport.
Au total, il faut souligner que l'avis du Conseil de la Concurrence ne
conteste aucunement le principe de l'exercice par La Poste d'activités
concurrentielles, et en particulier des services financiers, pour autant que
les conditions permettant d'assurer le respect des règles de concurrence
soient mises en oeuvre.
L'avis
rendu par le Conseil de la Concurrence le
17 septembre 1996
fait suite à une
demande de la
Commission des Finances du Sénat
qui portait sur trois thèmes
: le monopole de la distribution de livrets d'épargne
administrée, les différences de législation et de
réglementation sociale, les différences de statuts entre les
établissements, et de façon générale, les effets
engendrés par ces disparités en termes de concurrence.
S'agissant du monopole de distribution des livrets d'épargne
administrée, le Conseil estime que l'existence d'un marché qui
serait limité à la distribution des livrets A et bleu ne peut
être établie, ces produits faisant partie d'un marché plus
vaste, celui des produits d'épargne liquide des particuliers ou celui
des produits d'épargne à taux réglementé (livrets
d'épargne administrée, défiscalisée ou non).
Il
résulte de son avis que
le monopole de distribution des
livrets A ne peut être qualifié d'abus de position
dominante.
Il relève, notamment, que les établissements qui ne distribuent
pas le livret A voient leurs parts de marché progresser de façon
constante sur les autres produits d'épargne à taux
réglementé, notamment LEP et CODEVI, alors que depuis dix ans la
collecte sur le livret A a tendance à diminuer, la création du
livret jeune et la baisse de rémunération du livret A ayant
d'ailleurs accentué ce phénomène.
Le Conseil de la Concurrence considère qu'en tout état de cause,
des pratiques abusives mises en oeuvre sur le marché des livrets
d'épargne administrée sont difficilement envisageables puisque
les conditions d'ouverture, de rémunération et de plafonnement de
ces livrets sont fixées par les pouvoirs publics. En revanche, il
n'exclut pas l'existence de pratiques abusives sur d'autres marchés,
notamment à travers des subventions croisées.
A cet égard, il souligne cependant que le livret A n'est pas le seul
produit susceptible de constituer un " produit d'appel "
-comme le
dénonce, on l'a vu, l'AFB-, mais que d'autres produits ou services,
distribués quant à eux librement, peuvent emporter des effets
similaires.
Deuxième conclusion du Conseil
:
le maintien de droits
exclusifs sur les livrets A et bleu n'apparaît pas indispensable à
l'accomplissement de missions d'intérêt général
,
qu'il s'agisse du développement de l'épargne populaire ou
financement du logement social.
Le Conseil rappelle que, selon la jurisprudence communautaire,
seules les
missions d'intérêt général confiées à
l'entreprise bénéficiaire de droits exclusifs par un acte de
puissance publique sont susceptibles de justifier des restrictions à la
concurrence.
Il relève alors qu'aucun texte n'a chargé La Poste, ni les
Caisses d'Epargne, de l'accomplissement -à travers la distribution du
livret A- d'une mission d'intérêt général en
matière de cohésion sociale, celle-ci étant à la
fois un héritage historique et la conséquence de l'existence de
leurs réseaux de proximité. Il en déduit que
"
dans ces conditions, le rôle social attribué au livret A
ne saurait en principe justifier le maintien de restrictions de
concurrence
".
Si l'État confirmait cependant expressément la mission
d'intérêt général remplie par La Poste et les
Caisses d'Epargne en distribuant le livret A sans exclusion sur tout le
territoire, il faudrait, alors, selon le Conseil, examiner si cette mission
pourrait continuer à être assurée dans des conditions
financièrement équilibrées en l'absence de droits
exclusifs.
Or, on ne peut exclure qu'une éventuelle banalisation du livret A
n'entraîne un coût de gestion "
insupportable
",
La Poste et les Caisses d'Epargne pouvant alors voir les titulaires de livrets
de gros montant être captés par les banques.
Dans cette hypothèse, le Conseil de la Concurrence estime que
"
la réalisation de la mission d'intérêt
général éventuellement dévolue aux réseaux
collecteurs du livret A en matière sociale pourrait cependant être
assurée à condition que l'État reconnaisse l'existence de
contraintes particulières, en ce domaine, et la nécessité
d'en assurer la compensation financière ".
Par ailleurs, s'agissant de la
deuxième mission
d'intérêt général
, le Conseil de la concurrence
considère que "
le financement du logement social
,
selon les modalités actuelles, ne serait pas affecté par une
éventuelle banalisation du livret A si tous les établissements
distributeurs étaient soumis à l'obligation de centralisation des
fonds collectés
".
Encore est-il amené à préciser qu'il faudrait alors
garantir le maintien d'une centralisation totale des fonds pour tous les
établissements collecteurs aussi longtemps que cela s'avérerait
nécessaire à l'accomplissement de cette mission
d'intérêt général.
Il est vrai que l'expérience tirée de la création de
produits partiellement substituables aux livrets A et distribués par
l'ensemble des réseaux bancaires (CODEVI, livret d'épargne
populaire ou livret jeune), prouve que les objectifs initialement fixés
risquent d'être peu à peu oubliés. C'est ainsi que,
censé servir au financement des PME, le CODEVI proposé par les
banques commerciales, le Crédit agricole et le Crédit mutuel, n'a
cessé de voir son taux de centralisation auprès de la Caisse des
Dépôts et Consignations diminuer, ceci bien sûr au
détriment de la mission d'intérêt général qui
lui avait été dévolue.
Toutes ces récentes prises de position des autorités
européennes et nationale éclairent très utilement un
débat délicat, dont les enjeux sont de taille.
En définitive, ce débat s'inscrit au carrefour de
préoccupations à la fois d'ordre juridique -mais, on l'a vu,
l'interprétation des règles de concurrence applicables à
La Poste par les autorités susmentionnées reste prudente-,
économique et budgétaire, l'État devant veiller à
ce que l'opérateur public puisse atteindre l'équilibre financier.
La Poste ne risque-t-elle pas, à terme, d'être prise en ciseau
entre une concurrence de plus en plus vive sur le marché du courrier -en
raison tant du dynamisme des autres opérateurs nationaux et
étrangers, publics et privés, que de l'explosion des nouvelles
technologies et de l'érosion de ses protections réglementaires-
et les menaces qui pourraient peser sur l'avenir de ses services financiers,
dont les modes d'exercice et de fonctionnement semblent de plus en plus mis en
cause ? Ne risque-t-elle pas au travers de cette menace de se trouver
ébranlée dans son unité et dans sa pérennité
?
Cependant, si la prise de conscience est nécessaire, l'alarmisme
n'apparaît pas de circonstance. Le constat de l'accroissement des
pressions concurrentielles qui vient d'être dressé amène
certes à considérer que la résignation et l'inertie
seraient fatales, car cela reviendrait à admettre le scénario de
l'inacceptable, qui conduirait inéluctablement vers le déclin.
Mais La Poste n'est ni résignée, ni inerte. Elle se bat et a
déjà démontré sa capacité à
évoluer et à gagner. Elle paraît donc tout à fait
apte à relever ces défis auxquels elle se trouve
confrontée.
Encore convient-il qu'elle ait la capacité et les moyens de conforter
ses réels atouts en corrigeant des handicaps parfois écrasants.