L'immortalité juridique : l'article 52 de la loi bancaire
La banque n'est pas la seule industrie à avoir
été transformée par les forces conjuguées de la
déréglementation et de la concurrence. Beaucoup d'autres secteurs
ont du faire face à des évolutions similaires.
Généralement la conséquence en est que les entreprises les
plus fragiles disparaissent, en théorie, pour le plus grand
bénéfice du secteur pris dans son ensemble.
Mais la question de la disparition des banques se pose en des termes
différents. La première raison en est que celles-ci ont
généralement des milliers de déposants, dont la plus
grande partie ont besoin de leurs dépôts bancaires pour vivre. La
seconde, au moins aussi importante, tient à la présence du
"
risque systémique
"
28(
*
)
. C'est ce qui explique que depuis
longtemps
29(
*
)
, aucun
Gouvernement au monde ne se soit désintéressé des
difficultés des banques, pourvoyeuses de crédit et gardiennes du
système de paiement de leur économie.
Cependant, la résolution de ce problème suppose de trancher un
noeud gordien : comment assurer la protection des déposants et
réduire le risque systémique sans assurer la survie des
établissements non rentables et, accessoirement, sans mettre en place de
système de garantie trop coûteux pour les banques ?
En d'autres termes : quel mécanisme mettre en place pour permettre
à la plupart des banques, sinon à toutes, de faire faillite sans
provoquer de crise systémique, en préservant les
déposants, sans trop faire payer les concurrents et, si possible, sans
faire intervenir l'Etat ?
Cette question centrale pour l'évolution économique du secteur
est au coeur des réflexions des analystes anglo-saxons sur le
système bancaire. Pour l'hebdomadaire britannique
The Economist
,
"
certains économistes estiment que si l'on ne fait pas figurer les
dispositifs de sauvetage parmi les facteurs d'instabilité, on ignore un
problème essentiel"
30(
*
)
. Pour Martin Giles
31(
*
)
, "
les peurs au sujet du risque
systémique ont conduit à des appels pour plus de règles et
de contrôle. Mais constituent elles une partie de la solution ou bien une
partie du problème ?".
Il est du reste significatif que, jusqu'au rapport de la Commission des
finances de l'Assemblée nationale sur le contrôle des banques et
la protection des déposants
32(
*
)
,
cette problématique n'ait pas
été au centre
33(
*
)
de la réflexion de place.
C'est qu'en effet, le système français de prévention des
crises bancaires, unique en son genre, a fonctionné de façon
souple et efficace jusqu'au tournant de la crise. Mais depuis, l'environnement
économique et réglementaire ayant considérablement
changé on peut légitimement se demander s'il ne produit pas plus
d'inconvénients qu'il ne comporte d'avantages.
Les spécificités du mécanisme français de traitement des crises bancaires
Les autorités bancaires disposent de trois instruments
pour faire face au risque systémique, instruments qu'ils utilisent
généralement de concert.
Le premier d'entre eux, le plus ancien aussi, consiste à
désigner la Banque centrale comme "
prêteur en dernier
ressort
" et la charger, en cas de crise, à fournir des
liquidités non seulement aux banques en difficultés mais à
l'ensemble du système. Au siècle dernier, l'économiste
Walter Bagehot, dans son livre "
Lombard Street
", formulait
ainsi ce
qu'il pensait devoir être la position des banquiers centraux : ils ne
devraient prêter qu'aux banques solvables mais illiquides (sous entendu,
ils ne devraient pas prêter aux banques insolvables), et seulement
à un taux de pénalisation. Selon lui, les prêteurs de
dernier ressort devraient également faire connaître leur intention
à l'avance et de façon claire afin de décourager les
banques de prendre des risques excessifs. Cette doctrine continue d'inspirer le
comportement de certaines banques centrales, à commencer par la Banque
d'Angleterre dont le gouverneur a déclaré à plusieurs
reprises qu'il n'aiderait que les banques dont la disparition provoquerait
l'apparition d'un risque systémique et qu'il ne le ferait qu'à un
coût très onéreux pour ces banques. La disparition de la
BCCI, puis celle de la Barings ont montré qu'il ne s'agissait pas de
"
propos en l'air"
.
Le second instrument consiste à établir un "
filet de
sécurité
" par l'intermédiaire d'un
fonds de
garantie
auquel cotise l'ensemble de la communauté bancaire, le plus
souvent sur une base obligatoire. Les premiers fonds de garantie furent
installés aux Etats-Unis - le
Federal Deposit Insurance Corporation
pour les banques et le
Federal Savings & Loans Insurance Corporation
pour les caisses d'épargne furent mis en place en 1934, à peu
près dans le même temps que le
Glass Steagall Act et le Mac
Faden Act,
lois qui, dans un but prudentiel, avaient pour objectif de
restreindre fonctionnellement et géographiquement l'activité
bancaire. Depuis, l'ensemble des pays de l'OCDE se sont dotés de fonds
de garantie sur le modèle américain, et dont la
caractéristique commune est un appel
ex ante
des cotisations. En
d'autres termes, les fonds sont disponibles avant la crise.
Enfin, plus récemment, sous l'impulsion du Comité de Bâle
34(
*
)
une troisième voie a
été explorée consistant, d'une part, à mettre en
place une
réglementation prudentielle
tendant au
développement des fonds propres des entreprises bancaires
35(
*
)
. La phase la plus achevée de
cette voie consiste à se rapprocher le plus possible de la naissance du
risque en incitant les banques à se doter d'un système de
contrôle interne le plus performant possible. C'est la voie
recommandée aussi bien par la Commission bancaire
36(
*
)
que par le ministre de
l'économie et des finances qui déclarait récemment :
"
après les difficultés de ces dernières années,
il faut améliorer le système de surveillance, le contrôle
interne, pour anticiper les risques nouveaux."
37(
*
)
Or, à défaut de mettre en oeuvre le troisième
instrument dont l'importance était à l'époque
vraisemblablement sous estimée, le système mis en place, dans
notre pays, en 1984 n'empruntait que partiellement aux deux premiers
instruments.
Il n'y a pas eu en effet de création d'un fonds de garantie obligatoire
et couvrant l'ensemble du système bancaire
. Le législateur de
l'époque semble s'être satisfait des systèmes existants sur
base professionnelle, qu'il s'agisse des systèmes mutualistes ou du
système de l'AFB, mis en place le 14 janvier 1980. Ces systèmes
sont des systèmes fonctionnant par appel de cotisation
ex post
:
ce qui signifie que tant qu'il n'y a pas de pas de problème, il n'y a
pas de cotisations.
S'agissant de la garantie de prêteur en dernier ressort
,
la
doctrine de notre Banque centrale s'est progressivement formalisée afin
de déboucher sur
ce qu'il est désormais convenu d'appeler
la théorie de
"
l'ambiguïté
constructive
". Afin de limiter la prise de risques trop importants
qu'encourage le sentiment qu'en fin de compte il y aura toujours quelqu'un pour
payer (ce que les anglo-saxons appellent le
moral hazard
et que
l'on pourrait traduire par
aléa de moralité
), les banques
commerciales, solvables ou non, ne doivent jamais être sûres de
pouvoir bénéficier de la garantie de la Banque centrale.
A vrai dire, le système mis en place reposait essentiellement sur la
codification dans la loi d'une pratique existante, en Angleterre notamment,
selon laquelle le Gouverneur de la Banque centrale invite les actionnaires d'un
établissement de crédit à le recapitaliser en tant que de
besoin.
C'est le célèbre
article 52 de la loi bancaire
38(
*
)
, manifestation selon certains du
"
génie financier français
"
39(
*
)
, censé résoudre tout
à la fois les problèmes du risque systémique et du
coût de la garantie (ce sont les actionnaires qui paient), et dont on
rappellera qu'en 1983 la Commission des lois du Sénat, sans doute peu
sensible à cette forme de génie, avait, sous l'impulsion de son
rapporteur, le président Étienne Dailly, demandé la
suppression du premier alinéa
40(
*
)
.
En effet, le Président Dailly s'était opposé à
l'alinéa premier de l'article 52 qui lui semblait contraire au droit des
sociétés et notamment le principe de la limitation de la
responsabilité des actionnaires au prorata de leurs apport Pour lui ce
texte était inutile et dangereux. Il craignait que sous cette
"invitation" du Gouverneur ne se cache en vérité une contrainte.
Il lui fut répondu qu'il n'en serait rien... (voir encadré)
Travaux préparatoires relatifs à l'article
52 de la loi bancaire
L'examen de cet article en séance publique, au
Sénat, avait appelé une longue discussion qu'il serait hors de
propos de rapporter ici intégralement. On en retiendra néanmoins
les passages les plus significatifs (
Journal Officiel
, débats
Sénat, Samedi 5 novembre 1983 p. 2630 et suivantes).
M. Étienne Dailly,
rapporteur pour avis.- "
Le gouverneur de la
Banque de France est donc tenu d'inviter - l'indicatif est évidemment
impératif - les associés à fournir leur soutien, mais ces
derniers, en revanche, ne sont pas tenus de répondre à son
invitation, puisque cette disposition n'est assortie d'aucune sanction,
grâce au Ciel !
"En fait cette disposition constitue une sorte de droit d'alerte, mais ce
droit
d'alerte est institué au profit du gouverneur de la Banque de France
dans le cadre d'un établissement de crédit en difficulté.
Cette mesure pourrait être, certes positive, mais l'article 41 du projet
prévoit déjà pour la commission bancaire un droit d'alerte
des établissements de crédit en difficulté, à
l'effet de prendre toutes mesures destinées à rétablir ou
renforcer son équilibre financier.
"En revanche, le gouverneur de la Banque de France ne paraît pas
habilité à imposer - personne ne soutiendra, j'imagine le
contraire - aux actionnaires des obligations financières nouvelles,
d'autant que le propre même des actionnaires est que leur
responsabilité financière est limitée à leur
participation au capital. Voilà pourquoi la commission des lois
préfère supprimer cet alinéa, qui, en définitive,
n'a qu'une portée pédagogique, mais pourrait, par son maintien,
donner à croire qu'il confère au gouverneur de la Banque des
pouvoirs qu'en aucun cas personne ne peut lui conférer. Tel est l'objet
de l'amendement n° 90 qui vise à supprimer le premier alinéa
de l'article 49
"
M. Yves Durand
, rapporteur.- "
La commission des finances vient
d'écouter le rapporteur pour avis de la commission des lois et a suivi
son raisonnement. Mais elle avait accepté le principe de cet
alinéa, qui confère au gouverneur de la Banque de France une
prérogative particulière, au demeurant non contraignante. Elle
demande donc que la commission des lois réfléchisse au maintien
ou au retrait de son amendement.
"
M. Jacques Delors
, ministre de l'économie, des finances et du
budget.- "
Le Sénat a manifesté à maintes reprises son
souci de voir le gouverneur de la Banque de France jouir de prérogatives
qui lui sont nécessaires et comparables, compte tenu de ce qu'est notre
pays, à ce qui existe dans les autres.
"Nous avons donc cru bon d'introduire cet article, qui montre bien que
l'équilibre entre les pouvoirs de l'Etat, d'un côté, et
ceux du gouverneur de la Banque de France, de l'autre, est établi avec
soin. Des affaires récentes montrent qu'il est important que le
gouverneur de la Banque de France soit conforté tant vis à vis de
l'intérieur que vis à vis de l'extérieur. Sa double
mission consiste, d'une part à veiller au maintien des règles du
jeu et, d'autre part, à organiser la solidarité de place.
"Cet article de loi me paraît donc indispensable
".
(plus loin)
M. Étienne Dailly,
rapporteur pour avis.- "
Dans
une récente affaire (...) si le gouverneur avait eu ce texte il aurait
pu le leur imposer
(aux actionnaires)"
M. Jacques Delors
,
ministre
de l'économie, des finances et du budget.- "
Non, pas du tout !
"
(plus loin)
M. Étienne Dailly,
rapporteur pour avis.- "
En tant
que rapporteur de la commission des lois, et nous plaçant, comme nous
devons le faire sur le plan du droit, nous vous disons que cet article est
inutile et dangereux
".
(plus loin)
M. Charles Lederman
.- "
Je suis persuadé, monsieur
Dailly, que vous ne pensez pas un seul instant que ce mot
(invite)
puisse prêter à confusion. (...) Mais vous ne pouvez pas, un
seul instant, permettre à nos collègues de penser qu'il peut y
avoir une confusion et que le terme "invite" qui figure dans
l'article 49,
alinéa premier, peut le moins du monde, être
considéré comme une contrainte
.
"
Par conséquent, puisque, incontestablement, il n'y a pas de
contrainte, il ne peut pas y avoir de confusion et nous en revenons à la
pédagogie à laquelle il a été fait allusion tout
à l'heure. Effectivement, c'est un moyen pédagogique qui, dans
les espèces qui peuvent nous intéresser, est important
".
A l'Assemblée nationale, la discussion de cet article a
été plus brève. Mais confirme sans aucun doute l'intention
du législateur.
M. le ministre de l'économie, des finances et du budget.- "
J'indique
simplement à M. Gantier que, par cet article, nous avons voulu mettre le
droit en conformité avec les faits et consacrer le rôle de
magistère moral de la Banque de France, magistère moral qui ne va
pas d'ailleurs sans lui imposer, le cas échéant, le devoir
d'intervenir.
"De telles interventions sont elles fréquentes ? Fort heureusement, non,
je crois me souvenir qu'il n'y a eu qu'une en cinq ans
."
Il ressort des investigations menées par la mission d'information de la
Commission des finances de l'Assemblée nationale, que l'alinéa
premier de l'article 52 aurait été utilisé, soit
explicitement, soit sous forme de "
menace
" à plus de vingt
reprises, "
en toute confidentialité et avec succès, sauf dans
un nombre très limité de cas
"
41(
*
)
.
Or, on peut se demander dans quelle mesure cet article n'a pas
sacralisé l'immortalité bancaire et, avec elle, les
surcapacités actuelles.
Comme le relèvent les analystes de Standard & Poor's
42(
*
)
"
la pratique française de
soutien continu aux banques en difficulté aboutit à un paradoxe.
Le principe de solidarité bancaire illustré par l'article 52 de
la loi bancaire de 1984 apporte une sécurité
supplémentaire aux créanciers des banques françaises.
(...)
Mais, bien qu'ayant réussi à préserver la
confiance dans le système bancaire dans son ensemble, cette politique de
soutien systématique des établissements en difficulté a
contribué à la faible rentabilité de l'ensemble du secteur
en laissant subsister des établissements non rentables ou au bord de la
faillite
. Le sauvetage du Crédit Lyonnais en 1994 n'est que
l'exemple le plus spectaculaire parmi ceux organisés par les pouvoirs
publics depuis le début de la décennie.
"
En effet, si une recapitalisation ponctuelle peut être
justifiée dans un souci patrimonial lorsque l'établissement est
viable, la recapitalisation érigée en système de
prévention des risques, même dans le cas d'établissements
non viables, aboutit à entretenir la surcapacité du
système et rend impossibles les ajustements.
Afin d'apprécier à sa juste mesure cet effet
macro-économique, il faudrait pouvoir connaître avec
précision dans combien de cas l'application du premier alinéa de
l'article 52 a débouché sur une liquidation de
l'établissement recapitalisé. Le caractère confidentiel de
son utilisation rend malheureusement une telle mesure difficile. On suppose
néanmoins que sur la vingtaine d'utilisations dont il a fait l'objet, ce
texte a conduit, dans une majorité de cas, à la survie de
l'établissement en difficulté. On imagine mal en effet des
actionnaires, même bancaires, accepter de recapitaliser un
établissement dont ils savent par avance qu'il va faire l'objet d'un
retrait d'agrément ou d'une liquidation.
En outre, ce dispositif a progressivement donné lieu à une
jurisprudence du Comité des établissements de crédit
consistant à exiger, lors de l'agrément des banques, la
présence dans leur capital
d'actionnaires de
référence
, s'engageant par des lettres de confort à
garantir leur intervention en comblement de passif, sur l'invite du Gouverneur
de la Banque de France. Dans la mesure où, pour être efficace, ce
dispositif supposait que les actionnaires de référence soient des
établissements de crédit existants et solides, cette pratique
aurait très bien pu déboucher sur une cartellisation de la place
bancaire de Paris.