C. VERS UNE " RÉGULATION À LA FRANÇAISE " ?
Laisser jouer le principe de liberté qui
caractérise le fonctionnement du réseau des réseaux depuis
sa naissance tout en essayant d'endiguer les principales dérives
constitutives d'infractions à la loi : tel est l'enjeu du débat.
Le dispositif de régulation à mettre en place doit être
suffisamment souple pour répondre à un ensemble
d'impératifs, parfois présentés comme contradictoires mais
qui, en définitive, sont largement complémentaires.
1. Une régulation au service du développement de l'Internet : des responsabilités partagées
Les spécificités de l'Internet, en particulier
sa dimension transnationale et son caractère fortement
décentralisé vouent à l'échec tout système
de régulation fondé sur un contrôle a priori.
En l'absence d'accord au niveau international sur un contrôle de cette
nature et d'harmonisation des législations applicables, un tel
système dont le champ d'application se limiterait à une zone
géographique réduite, tentant de rétablir des
frontières virtuelles pour surveiller la circulation des flux
d'information, serait inopérant et certainement contre-productif pour le
pays concerné car de nature à encourager la délocalisation
des activités de services et donc à créer des distorsions
de concurrence.
A l'opposé, le " laisser-faire, laisser-aller "
découlant des thèses ultra-libérales n'est pas non plus
envisageable. Le réseau des réseaux doit en effet
apparaître comme une zone d'échanges sécurisée et
non comme une " jungle " où toutes les dérives seraient
possibles en toute impunité. Une telle approche, de nature à
fonder la confiance des utilisateurs, ne peut d'ailleurs être que
favorable au développement de l'Internet. Comme l'a fait valoir le
Professeur Michel Vivant dans le cadre de la mission confiée à M.
Antoine Beaussant : "
Au réseau «espace de
liberté», il faut répondre par le réseau «espace
de responsabilité» ".
Cette responsabilité, eu égard au particularisme de l'Internet,
doit être une responsabilité partagée. Il revient aux
acteurs eux-mêmes de contribuer à prévenir les
dérives en définissant des règles de bonne conduite qui,
au minimum, doivent inciter au respect des lois en vigueur, lois qui doivent
s'appliquer quel que soit le support véhiculant l'information.
L'appartenance à la " société de l'Internet "
serait ainsi subordonnée à l'adhésion à une
déontologie. Comme cela a été rappelé
précédemment, cette volonté d'autorégulation s'est
traduite dans certains pays par la mise en place d'une " hot
line "
destinée à recueillir les réclamations des utilisateurs et
à intervenir auprès des acteurs mis en cause pour faire cesser
les agissements litigieux.
Si les modalités d'organisation et de fonctionnement de l'Internet
imposent un système fondé sur l'autorégulation et
condamnent, comme inadapté, tout dispositif de surveillance
systématique du réseau, cela n'implique pas l'obligation pour les
pouvoirs publics de se tenir à l'écart. Ceux-ci doivent en effet
conserver un droit de regard qui connaît de multiples justifications.
Tout d'abord, le développement des nouvelles technologies de
l'information sont susceptibles d'induire des transformations
économiques, sociales et culturelles d'une telle ampleur que les
autorités étatiques ne peuvent s'en désintéresser.
La concertation tendant à une harmonisation des législations en
certaines matières telles que la cryptologie ainsi que le
développement d'une coopération policière et judiciaire
passent par la négociation d'accords au sein des instances
européennes ou internationales.
Enfin, l'Etat, garant de l'intérêt général et de
l'ordre public doit être en mesure de faire respecter les lois en vigueur
ainsi qu'un équilibre entre les différentes libertés
fondamentales.
A l'occasion du recours exercé contre la loi du 26 juillet 1996 de
réglementation des communications, le Conseil constitutionnel a ainsi
réaffirmé dans sa décision n° 96-378 DC qu'aux termes
de l'article 34 de la Constitution "
il appartenait au
législateur d'assurer la sauvegarde des droits et libertés
constitutionnellement garantis
" et que "
s'agissant
de la
liberté de communication,
il lui revenait de concilier, en
l'état actuel des techniques et de leur maîtrise, l'exercice de
cette liberté telle qu'elle résulte de l'article 11 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, avec, d'une part, les
objectifs de valeur constitutionnelle qui sont la sauvegarde de l'ordre public,
le respect de la liberté d'autrui et la préservation du
caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels
".
Cette décision du Conseil constitutionnel constitue une approche
pragmatique puisqu'il est admis que les
"
contraintes techniques
inhérentes aux moyens de communication concernés
"
doivent être prises en considération. Pour autant, la puissance
publique, et le législateur en particulier, ne peut se soustraire aux
responsabilités qui lui incombent : il s'agit donc de définir
selon quelles modalités les autorités étatiques pourront
assumer leur mission.
2. Une régulation à la française compatible avec l'esprit de liberté caractérisant l'Internet : trois propositions
Si un dispositif fondé sur le principe
d'auto-régulation, et donc de responsabilisation des acteurs de
l'Internet, constitue le modèle dominant au niveau international et
paraît devoir s'imposer dans le cadre national, une " prise de
participation " des pouvoirs publics semble également
incontournable ; certaines organisations de professionnels telles que l'AFPI
l'appellent même de leurs voeux.
Il s'agit donc de concevoir un système suscitant l'adhésion des
acteurs, gage d'efficacité, qui ménage un droit de regard de la
puissance publique et qui s'intègre de surcroît dans le paysage
multimédia français.
Ainsi, alors que le développement des moyens dont disposent les services
de police devraient avoir une fonction dissuasive, il convient de rappeler que,
concernant la mise en oeuvre d'une auto-régulation, l'article 15 de la
loi du 26 juillet 1996 de réglementation des
télécommunications a inséré dans la loi du 30
septembre 1956 un article 43-1 exigeant de "
toute personne dont
l'activité est d'offrir un service de connexion à un ou plusieurs
services de communication audiovisuelle ",
la fourniture à ses
clients d' "
un moyen technique leur permettant de restreindre
l'accès à certains services ou à les
sélectionner ".
Cette obligation légale constitue une
généralisation de l'utilisation de logiciels dits "
de
contrôle parental
" qui étaient déjà
proposés sur certains réseaux privés tels que Compuserve
ou AOL. La mise en place effective de ce mode de filtrage des contenus
apparaît particulièrement nécessaire dans la perspective du
raccordement des établissements scolaires à Internet. Il convient
en effet de fournir aux enseignants les moyens techniques de prévenir
les usages intempestifs.
Il est donc indispensable que le gouvernement
veille à assurer la mise en oeuvre des dispositions de
l'article 43-1 de la loi du 30 septembre 1956 et adopte dans les
meilleurs délais les textes d'application nécessaires.
a) Ouverture d'une " hot-line "
Hormis cette autorégulation "en aval ", au
niveau
du poste utilisateur, il s'agit d'instaurer une
autorégulation
" en amont
"
, gérée par les professionnels
de l'Internet qui pourraient à l'instar de ce qui existe en
Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, mettre en place une
hot line
destinée à recueillir les réclamations des utilisateurs.
Dans l'hypothèse où ces réclamations concerneraient des
agissements constitutifs d'infractions pénales, les responsables de la
hot line devraient automatiquement déférer au Parquet. En effet,
le pouvoir d'adresser des injonctions aux contrevenants pour faire cesser le
trouble conféré aux autorités néerlandaises
chargées de gérer la hot line ne paraît pas transposable en
France. Dès lors que l'infraction est constituée, il n'appartient
pas à un acteur privé de statuer sur l'opportunité des
poursuites pénales aux termes de l'article 40 du code de
procédure pénale, il revient au procureur de la République
de recevoir les plaintes et les dénonciations et d'apprécier la
suite à leur donner.
La structure chargée de gérer la hot line pourrait prendre la
forme d'une association reconnue d'utilité publique créée
par les professionnels prestataires d'accès à l'Internet. Elle
aurait pour mission, à l'occasion des réclamations qui lui
seraient adressées ou de sa propre initiative, de localiser et
d'identifier les sites ou services en infraction.
b) Mise en place d'une agence de régulation de l'Internet
Parallèlement à cette hot line serait mise en
place une
Agence de régulation de l'Internet (ARI)
constituée, à l'image du Conseil de l'Internet
préconisé par la mission Beaussant , de représentants des
différentes catégories de professionnels (fournisseurs
d'infrastructure, d'accès ou d'hébergement) mais aussi des
représentants des fournisseurs de contenus, privés ou publics, et
des associations d'utilisateurs. La puissance publique y serait ainsi
représentée par l'intermédiaire de ses services publics
utilisateurs et pourvoyeurs d'informations sur le réseau. Des
personnalités qualifiées pourraient également être
désignées pour y siéger.
Cette agence serait investie d'une
mission d'information et de conseil
auprès des acteurs et des utilisateurs. Afin d'assurer une plus grande
transparence sur le réseau, elle pourrait être chargée de
vérifier que les services en ligne de communication au public se
conforment bien aux formalités déclaratives résultant de
l'article 43 de la loi du 30 septembre 1986 qui prévoit que les services
de communication audiovisuelle autres que ceux prévus aux chapitres I
(services de télévision et de radiodiffusion par voie hertzienne)
et II (service de télévision et de radiodiffusion transitant sur
le câble) sont soumis à déclaration préalable
auprès du Procureur de la République. La plupart des fournisseurs
de services ou de contenus localisés en France ne connaissent pas en
effet cette obligation légale.
Cette action d'information et de conseil pourrait se traduire par la
publication d'avis et de recommandations. En relation directe avec les
responsables de la hot line sans pour autant être chargée de sa
gestion ou exercer sur elle une tutelle, l'agence procéderait à
un recensement et à une évaluation des dysfonctionnements
constatés pour élaborer ses
recommandations
.
Cette structure constituerait par ailleurs un
lieu de concertation et de
conciliation entre les acteurs de l'Internet
.
Enfin, en liaison avec les organismes homologues étrangers, elle
apporterait sa
contribution au développement de la coopération
internationale
pour la régulation de l'Internet.
Structure de droit privé, elle pourrait bénéficier, au
moins dans un premier temps, de financements publics témoignant d'un
engagement de la puissance publique.
S'il eût été sans doute préférable, par souci
de simplification, de confier la mission de régulation à un
organisme déjà établi tel que le CSA ou le Conseil
Supérieur de la Télématique, alors que les
différents supports ont vocation à véhiculer les
mêmes types de données (écrit, son, image fixe ou
animée), les spécificités de l'Internet conduisent
à envisager un système " sur mesure " associant secteur
privé et secteur public.
c) Création d'un observatoire national de l'évolution des technologies de l'information et de la communication
Pour compléter ce dispositif à double
détente constitué par la hot line et l'Agence de
régulation de l'Internet, il serait nécessaire de créer
une structure de réflexion et de prospective sur l'évolution des
technologies de l'information qui pourrait en outre jouer un rôle de
coordination entre les différentes instances chargées de ces
questions.
Pourrait ainsi être conçu un
Observatoire national de
l'évolution des technologies de l'information et de la communication
(ONETIC)
.
Structure souple et légère
qui pourrait être
composée de délégués désignés en leur
sein par le CSA, le CST, la CNIL, la CADA, la future agence de
régulation de l'Internet et, éventuellement, la Commission
nationale de contrôle des interceptions de sécurité
(CNCIS), cet observatoire rendrait des propositions d'arbitrage pour
régler les conflits de compétences
qui surviennent parfois
entre ces différentes autorités : il constituerait ainsi un
vecteur de
décloisonnement
.
Il aurait fondamentalement pour mission d'exercer une
veille
technologique
, de réfléchir aux répercussions des
évolutions sur la sphère économique, sociale et culturelle
et d'assurer l'information des pouvoirs publics. Il s'agit en effet
d'être en mesure d'anticiper sur les prochaines " vagues "
de
progrès technologique et d'éviter de se trouver confronté
à des problèmes dont on ne prend conscience seulement a
posteriori, comme ce fut le cas pour l'Internet. Destinataire des rapports
établis par les différentes autorités susvisées
susceptibles de nourrir ses réflexions, l'observatoire ne serait
doté d'aucun pouvoir de décision ou de contrôle. Il
pourrait en revanche
formuler des propositions
et consigner ses
observations dans un
rapport annuel
adressé au Parlement et au
Gouvernement.
Une autre formule pourrait être de confier ce rôle à la
CSSPPT. Cette communication comportant sept sénateurs, sept
députés et des professionnels qualifiés, a pour fonction
de conseiller le Gouvernement pour toutes les matières liées
à la poste, au téléphone, aux services
télématiques en particulier pour ce qui concerne le service
public.
Elle est déjà en relation étroite avec les
ministères concernés ainsi que les organisations telles que le
CSA, la CNIL, l'agence de régulation des fréquences, l'agence de
régulation des Télécom.
Ce rôle nécessiterait sans doute une légère
extension des moyens de la communication issus des autorités
concernées, la nomination de quelques personnalités
supplémentaires et la prise en compte du concept de
décloisonnement indispensable.