CHAPITRE 2 : LA CITOYENNETÉ, QUELS APPRENTISSAGES
Messieurs,
Offrir à tous les individus de l'espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d'assurer leur bien-être, de connaître et d'exercer leurs droits, d'entendre et de remplir leurs devoirs ;
Assurer à chacun d'eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d'être appelé, de développer toute l'étendue des talents qu'il a reçus de la nature, et par là, établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l'égalité politique reconnue par la loi ;
Tel doit être le premier but d'une instruction nationale ; et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice.
CONDORCET :
Les principes de l'instruction publique
2 avril 1792 - Assemblée nationale
L'apprentissage de la citoyenneté nécessite un long parcours : il prend le départ dès les premières années de la scolarité. Il est d'une lente progressivité, les rôles des enseignants et des parents y sont souvent mêlés au risque , parfois, de se contredire. Être un citoyen est d'autant plus difficile que les capacités à acquérir sont diverses. Il ne suffit pas d'être inscrit, au moment voulu, sur une liste électorale et de déposer un bulletin de vote dans une urne, même si cet objectif est essentiel : le droit majeur de tout citoyen est le droit de vote.
Être citoyen c'est beaucoup plus : c'est vivre dans la cité, avoir une place parmi celles des autres, savoir respecter celles des autres et faire respecter la sienne. Le premier des apprentissages est celui de la vie parmi et avec les autres, les accepter sans vouloir les diminuer et sans tolérer qu'ils vous domine ; dès l'école maternelle, dès cette première rencontre dans une salle de jeux, le plus souvent, d'un enfant avec d'autres enfants commence l'apprentissage de la vie en groupe, l'apprentissage de voir le jouet désiré pris par un autre.
Au terme du parcours, au jour où l'on a le droit de s'inscrire sur une liste électorale, il faut être devenu citoyen conscient de sa place, de son rôle parmi les autres citoyens ayant les mêmes droits, les mêmes devoirs. Par le recours à des activités adaptées à l'âge des élèves ou des étudiants, en proposant des thèmes à contenu social, économique, culturel, sportif, mille façons sont offertes pour faire découvrir et acquérir des pratiques qui aident, peu à peu, à constituer, en réalité, des actes citoyens :
- développer l'intérêt du dialogue autour d'idées contradictoires ou seulement différentes ;
- pratiquer le vote à l'intérieur des groupes de recherche, mais aussi des institutions dans lesquelles vivent les enfants ;
- développer le regard critique et d'analyse par la mise en discussion de textes, d'événements de la vie culturelle, sociale, économique et politique, à travers des auteurs de toutes les nuances.
Et ainsi se prépare un esprit critique sans que soit éliminée une culture de l'esprit de conviction.
Les substrats de ces apprentissages, jusqu'à l'intrusion des NTIC, étaient essentiellement les textes et les discours à la manière lente et mesurée de l'écrit, de la parole ; s'y étaient ajoutés la télévision et l'image. Les NTIC font une entrée vigoureuse dans ce paysage : elles ne doivent pas perturber les manières et les objectifs de tous les temps : il faut en bien connaître les avantages et les dangers, les chausse-trappes comme les faux amis et veiller à ancrer les valeurs fondatrices dans le triptyque républicain : Liberté, Égalité, Fraternité. L'école aura appris l'usage de l'ordinateur et d'Internet pendant leur scolarité et les droits, devoirs et responsabilités de citoyen. Mais la citoyenneté ne s'apprend pas qu'à l'école et les nouvelles technologies se pratiquent ailleurs que dans l'éducation.
Elles présentent des caractéristiques spécifiques :
- instantanéité ou immédiateté qui supprime tout recul d'analyse ;
- massiveté ;
- logique de l'hypertexte ;
- caractère virtuel dans le sens d'imaginaire ;
- déterritorialisation ;
- Ubiquité des relations par la création de
communautés
internationales virtuelles ;
- Hyperprésence de l'image.
Internet peut-il devenir un levier pour la démocratie ? Ou raboter les valeurs essentielles face aux possibilités offertes d'une supercommunication, d'une supersanté, et d'une supersécurité ?
Sur un plan plus général, comment éviter que perdure une lente désaffection à l'égard du système représentatif ? Est-il possible, opportun de le remplacer par une conception de démocratie participative, active ? Quelles chances sont offertes aux citoyens d'améliorer, d'accroître l'efficacité de leurs interventions, de transformer positivement les relations entre les citoyens et les élus, parlementaires ou ministres, entre les citoyens et les administrations de leur pays ? Quelle éducation civique faut-il adapter à ces évolutions pour que le citoyen en tire profit et évite qu'il soit soumis aux machines ou aux hommes qui savent les utiliser ?
Serge GUÉRIN pose la question : peut-on faire d'Internet un outil de démocratie directe ?
« Pour l'élection présidentielle de 2023, les électeurs iront, sans doute, voter dans un isoloir virtuel... [mais] mettre une urne sur Internet n'est rien d'autre que la généralisation du vote par correspondance. Cela transforme-t-il en profondeur les conditions d'exercice de la démocratie ?
« En fait, ce qui est en jeu, ce sont les conditions du déroulement de l'exercice de la vie démocratique, bien plus que la traduction matérielle du choix.
« Internet offre la possibilité technique au développement du gouvernement d'opinion. Il devient possible d'organiser pour chaque question, pour chaque décision à prendre, un référendum. Le citoyen peut se faire entendre de façon permanente. L'ensemble de la population, ou bien les seuls électeurs, peuvent faire connaître leur sentiment, réagir en direct ou voter. Le sondage devient permanent et, surtout, a force de loi ». [...]
« Les récentes campagnes politiques, menées via Internet ou par l'entremise d'envoi de fax, sont loin d'avoir pour objet principal la prise en main de son destin par une population ou de chercher, par un effort de pédagogie interactive, à faire prendre conscience des enjeux » 130 ( * ) .
La démocratie en ligne présente donc des risques ; elle peut aboutir à une dictature de l'instant, d'autant plus dommageable que la mystique technologique rend légitime a priori l'information diffusée sur Internet.
Le réseau permet également la diffusion rapide et peu coûteuse d'informations. Les dérives possibles sont nombreuses : propagation de rumeurs, amplification de propagandes révisionnistes, antisémites ou néo-nazies, aide au développement de réseaux pédophiles, utilisation à des fins criminelles, notamment pour le trafic de drogues...
Internet fournit une caisse de résonance supplémentaire à des pratiques qui lui sont antérieures. Le réseau permet au contraire, de contrer la rumeur ou la désinformation : « il y a fort à parier qu'Internet est le seul lieu où porter la contradiction à des pro-nazis soit possible... » 131 ( * ) .
Diverses formes existent pour le citoyen pour intervenir dans la vie politique, économique, culturelle et sociale d'un pays ; le choix entre elles est au coeur d'un débat, au moment où de tous côtés élus et gouvernants, électeurs à tous les niveaux, plaident en faveur de relations citoyennes, déclarent vouloir être président citoyen ou animer un gouvernement citoyen. La démocratie représentative semble ne plus satisfaire les citoyens français.
La démocratie représentative, c'est-à-dire le système par lequel le peuple des citoyens fait entendre sa voix par l'intermédiaire de ses représentants élus, s'essouffle. Le citoyen compte peut-être pendant la campagne, le jour du vote déjà il n'est plus que compté, il le restera tout le temps d'activité de l'élu 132 ( * ) . La démocratie représentative trouve sa légitimité dans le pragmatisme ; elle constitue le seul moyen d'organiser le débat et la confrontation d'opinions de millions de personnes.
Deux autres formes sont suggérées :
- un concept de démocratie dite active pour bien signifier le rôle des citoyens dans des associations essentiellement, qu'elles soient à objectif unique, sportif, culturel, social... Les NTIC fournissent des moyens techniques, en créent l'envie, le besoin, le développement. Michel HERVÉ en est un chantre, Parthenay un exemple.
- un concept de participation des citoyens à la vie politique de leur pays a été clairement défini par LAMARTINE.
« La démocratie est la participation à droit égal, à titre égal, à la délibération des lois et du gouvernement de la Nation ». Tous les dictionnaires y font référence ; certains y ajoutent un slogan significatif de notre temps : « la participation des femmes au gouvernement ».
Les NTIC offrent des possibilités pour leur organisation, à condition d'en définir les usages, à condition aussi d'assurer un équipement réparti sur tout le territoire français comme ce fut le cas dans le passé pour l'électrification, le téléphone, la télévision, et, plus récemment, le télécopieur. Initiatives de l'État en complémentarité avec les collectivités locales mais aussi des particuliers, usagers, qu'ils soient élus ou citoyens. Il ne faut sûrement pas déraper jusqu'à un concept de démocratie directe : les dangers de comportement émotionnel ou de l'instant condamnent ce mode d'interrogation, de participation. Il faut aussi récuser une hypothèse américaine d'interrogation hebdomadaire du peuple citoyen, dans son ensemble et à domicile, sur un texte de loi en gestation.
La « démocratie version cyber » (Serge GUÉRIN) s'insère dans ces préoccupations. Les ressources potentielles de l'interactivité permettent d'envisager de nouvelles formes d'expression des citoyens : forums, courriers électroniques...
Comment définir la citoyenneté à l'heure d'Internet, la citoyenneté virtuelle ?
1. LA CITOYENNETÉ VIRTUELLE : REMARQUES D'ORDRE GÉNÉRAL
La société de l'information est caractérisée par quelques grandes évolutions ayant une incidence sur l'organisation et les conditions du travail (Yves LASFARGUE 133 ( * ) ) : elles ont influence sur l'ensemble des relations humaines, notamment civiques, dans notre société.
- Chacun est de plus en plus confronté à la représentation de la réalité. Une protection accrue devant les tâches dangereuses s'accompagne d'un excès d'abstraction cathodique, qu'il s'agisse des distributeurs de billets, des bornes de commande de billets de train dans les gares dont les guichets sont fermés, mettant en difficulté, ou en situation d'infériorité les « technopathes ». L'expérience de Parthenay peut inquiéter : elle exclut les 30 % des « technopathes », jamais à l'aise dans l'abstraction cathodique, de la participation à la vie de la cité.
L'ergonomie d'une abstraction venant d'un service public est, souvent, mauvaise ; elle entraîne, de ce fait, des difficultés d'adaptation : cette dimension est à prendre en compte pour éviter de culpabiliser les gens. Une véritable secte interdirait l'invention des « plans inclinés » des écrans cathodiques. Or, c'est bien en termes de handicap qu'il faut penser les choses et non pas de formation. En d'autres termes, il ne doit pas y avoir de dictature de ceux qui savent utiliser la machine. N'est pas inadapté celui qui ne sait pas. Au contraire, la machine doit s'adapter à l'homme, en gagnant en simplicité et en ergonomie. Il faut pouvoir également apprendre à utiliser la machine à l'abri du regard des autres afin de ne pas paniquer.
- un échange d'ordres entre l'homme et la machine, contraint celui-ci à obéir à l'ordre de celle-là, sans pour autant le comprendre. Certains refusent l'ordre de la machine, refusent d'agir en temps contraint et sans pouvoir décoder.
- ce mode de fonctionnement induit une réponse de plus en plus de rapide de type « ping-pong » au détriment des relations longues et plus lentes.
Conséquences : les rapports deviennent de plus en plus complexes : tout passe par le regard, handicap pour ceux qui souffrent de déficience visuelle, sans compensation possible par le recours à d'autres facultés ; l'obligation de passer de la relation visuelle au regard cathodique sur écran est pénible.
Autre effet, une vulnérabilité accrue. La société de l'information s'accompagne d'une culture de la panne des systèmes complexes sur laquelle elle s'organise. Il faut apprendre à admettre à gérer la panne et à la gérer au lieu d'en être culpabilisé
Le développement des télérelations permet la discussion au sein d'équipes virtuelles. Cette création de groupes virtuels est fragilisée par une non-connaissance physique des partenaires ; elle ne peut être adaptée à la culture de relations habituelles qui, par exemple, ne supporte pas le partage de l'agenda.
Cinq à six compétences nouvelles apparaissent :
- apprendre la nature de la réalité ;
- comprendre la nature arbitraire des NTIC ; multiplier les apprentissages de l'abstraction et de l'interactivité est un moyen de limiter l'abus du pouvoir donné à la machine sur le consommateur ; elle enraye le risque d'une forme nouvelle d'agressivité. Connaître un système, c'est faire naître un sens critique (cf. exemple des cédéroms) ;
- apprendre à négocier des procédures des machines pour apprendre à les contourner, à les maîtriser ;
- accepter d'utiliser des machines fragiles et vulnérables. Il faut savoir oser, sans craindre le ridicule, à utiliser la panne pour trouver possibilités et limites de la machine.
À ces conditions, l'utilisation des NTIC devient un plaisir. Éviter les handicaps permet de donner préférence à l'homme et non lui demander de s'adapter à la machine. Les systèmes manuels restent un recours pour ceux qui ne peuvent pas, de manière permanente ou provisoire, utiliser les systèmes cathodiques.
La numérisation de l'information est facile, peu coûteuse : on ne l'abandonnera plus ; elle s'ajoute à l'écriture alphabétique, aux textes et livres. Internet augmente la quantité des données disponibles, mais n'entraîne pas, de facto, le passage des données aux informations, des informations aux savoirs et des savoirs aux décisions : les NTIC ne portent pas, ipso facto, un changement fondamental de nos cultures profondes ; d'autres domaines d'innovation ont une importance au moins égale par exemple, les nouveaux matériaux ou les biotechnologies.
* 130 Internet en Questions, Economica.
* 131 Serge Guérin.
* 132 D'après une analyse de Federico Mayor.
* 133 Entretien du 7 mai 1997.