CHAPITRE PREMIER : LA CITOYENNETÉ D'HIER À DEMAIN
I. ORIGINE ET BRÈVE ÉVOLUTION DE LA NOTION DE CITOYENNETÉ
En préalable, et brièvement, un retour aux sources, un rapide rappel de l'origine du passage de l'état de sujet à la qualité de citoyen est utile pour mieux percevoir les incidences possibles des NTIC sur cette fonction essentielle de citoyen français à l'aube du XXIe siècle.
Après le Bill of Rights anglo-saxon, après la Déclaration d'indépendance de JEFFERSON en 1776, la notion de citoyenneté, fulgurante audace de l'Assemblée nationale en 1789, fit des hommes et des femmes, hier sujets de rois ou d'empereurs, des citoyens, avec des droits inscrits dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.
Même s'ils se saluèrent alors des beaux termes de citoyen, de citoyenne, ils savaient bien que le plus grand nombre ne pouvait en exercer les devoirs et les droits. Une nécessaire et exigeante formation devait les rendre aptes à acquérir les capacités pour contribuer de « façon éclairée et avec un jugement juste » à la gestion de la « chose publique », la République. Citoyenneté, citoyen sont une qualité et une fonction indissolublement liées aux règles républicaines, intrinsèquement associées à une solidarité entre les membres d'une communauté républicaine, à une fraternité et surtout à une égalité des hommes entre eux, expression d'une liberté d'opinion, de croyance, de pensée, et droit de les faire connaître.
Formelles en leur début pour l'immense majorité des habitants de France, elles n'étaient réelles que pour les propriétaires payant impôts. Gérant des biens, ils pouvaient gérer la République. Après bien des tâtonnements, des atermoiements et des vicissitudes, après que ce droit premier, le droit de vote, ait été reconnu aux travailleurs, aux gens de maison, c'est en 1945 seulement que hommes et femmes, tous membres de la société civile, ont eu les mêmes droits, les mêmes responsabilités.
Pour les exercer, une formation, un apprentissage sont nécessaires : l'une et l'autre commencent à l'école ; ils se poursuivent dans la vie active, avec des échanges entre citoyens, dans des associations, dans les relations plus ou moins conflictuelles, et réelles, entre électeurs et élus. Depuis une cinquantaine d'années, dans l'acception d'une démocratie représentative, le rôle du citoyen s'est réduit à l'acte de vote, sans une préparation préalable, sans de solides comptes-rendus d'activités.
Au moment où une passivité grandissante éloigne les citoyens de leurs responsabilités individuelles et collectives, au moment où se modifient profondément les frontières des territoires dans lesquels ils doivent pouvoir donner les directives, déterminer leurs sens, apparaissent, éléments sûrement perturbateurs mais pas forcément mauvais, les nouvelles techniques d'information et de communication.
Comment le citoyen peut-il retrouver l'envie d'être citoyen actif ? Comment peut-il retrouver le plaisir de l'échange et de la recherche commune des bons choix ? Comment peut-il trouver satisfaction et contribuer efficacement à la gestion de la « chose publique », à quelque niveau qu'il se trouve ? Comment donner du sens à la citoyenneté ?
Dans l'Antiquité, le citoyen exerçait ses droits et devoirs dans la cité, d'où son nom ; aujourd'hui, quels sont ses territoires de responsabilité ? Comment peut-il en saisir les frontières, y trouver ses repères ?
Citoyen communal, connaît-il sûrement les frontières de la commune fondue dans des structures inter-communales ? Il en ignore les limites et n'a pas désigné, au suffrage universel direct, les responsables d'une gestion de sa vie quotidienne.
Électeur chargé d'élire des conseillers généraux, reconnaît-il, identifie-t-il des liens, des solidarités entre le canton rural et le canton urbain ? Le département lui-même fondu dans la région perd ses propres limites, ses frontières et le citoyen ses repères. Il les perd d'autant plus que ce département est une circonscription régionale au sein de laquelle il est invité à voter pour une liste régionale, sans responsabilité départementale directe.
Frontières et repères, ceux de la Nation, englobés dans un contexte européen à six, à douze, puis à quinze ou dix-huit, il les perd aussi.
Est-il, peut-il être un citoyen informé, éclairé en chacun de ses votes distincts territorialement ? Peut-il se faire une opinion juste, avoir un jugement suffisamment précis pour assumer un engagement civique cohérent ? Peut-il accomplir un acte autre que de délégation sans contrôle d'un bon usage de ses droits confiés à des élus qu'il ne rencontre plus ?
Les NTIC peuvent-elles compenser ou aggraver, ces situations ? Quels apprentissages, dès l'école, puis au-delà, peuvent aider à l'exercice d'une citoyenneté, consciente et cohérente ?
Que doit-il en apprendre ? Comment peuvent-elles contribuer à donner des informations ? À créer des solidarités nouvelles ? À organiser et faciliter les diverses citoyennetés, celles de proximité comme celles à exercer en d'autres espaces de vie collective ? Ces NTIC vont-elles, au contraire, tout aggraver ?
Devant une pluricitoyenneté selon les territoires d'exercice :
- citoyenneté première, de proximité : la
commune ;
- citoyenneté voisine : le département ;
-
citoyenneté élargie : la région ;
- citoyenneté
essentielle et nationale : l'État-nation ;
- citoyenneté
extrême : l'Europe,
comment doter les citoyens d'informations utiles à chacune d'elles et en même temps collectivement à toutes ?
« La citoyenneté est à la mode. Nombre d'éditoriaux, de discours et de prises de parole, qu'ils émanent d'hommes publics ou de simples citoyens, en appellent à la citoyenneté de leur auditoire. Tous espèrent ainsi éveiller l'attention de leur public et le pousser à réagir, à se mobiliser. Le procédé n'est pas nouveau, les mots utilisés non plus... Hier comme aujourd'hui, quelles que soient les variations de sens que le mot ait connues, en appeler au (x) citoyen (s) signifie viser l'action du plus grand nombre. Interpeller un citoyen revient à l'individualiser, en tant qu'acteur, tout en lui rappelant que la considération dont il jouit tient à ce qu'il n'est qu'un parmi d'autres, un parmi beaucoup d'autres qui, ensemble, ont le pouvoir » 111 ( * ) . [...]
Par ces mots, Sophie DUCHESNE présente un travail universitaire portant sur la citoyenneté à la française, « les mots relatifs à la citoyenneté... [étant] chargés de valeurs et d'histoire ». Tout a commencé sûrement par la Grèce antique où l'exercice d'une citoyenneté athénienne s'exprimait à l'Agora. Dès cette époque, ARISTOTE « préfigure les institutions démocratiques modernes lorsqu'il estime que, pour être obéi et donc efficace, le bon gouvernement doit, tout en demeurant réservé à une minorité choisie pour ses capacités et ses qualités morales, jouir du consentement explicite du plus grand nombre des citoyens et l'entretenir constamment » 112 ( * ) .
Dans la démocratie initiale, le peuple titulaire du pouvoir est un peuple de citoyens. Que faut-il entendre par citoyen ?
L'Encyclopaedia Universalis, dans son édition sur cédérom ignore le mot et renvoie à 41 références. Au mot démocratie, il le définit par ce qu'il n'est pas : « le citoyen n'est pas l'individu avec son égoïsme, ses appétits, son aveuglement en face des intérêts de la collectivité. C'est l'homme débarrassé des préjugés de classe et des soucis inhérents à sa condition économique, capable d'opiner sur les choses publiques en faisant abstraction des avantages personnels qu'il peut retirer de la décision, bref une sorte de saint laïc qui fait taire ses passions pour que ne s'exprime par lui que la volonté générale qui n'est autre que la voix de la raison ». Le citoyen serait un être relativement intemporel, doué, par la nature, d'une capacité d'échapper aux contingences de l'État-nation.
Heureusement, les dictionnaires habituels répondent, c'est leur fonction, quand on interroge les mots et non les concepts. Le citoyen est « celui qui appartient à une cité, en reconnaît la juridiction, est habilité à jouir, sur son territoire, du droit de cité et est astreint aux devoirs correspondants » ; un de ses devoirs est de voter.
Les qualités du citoyen varient avec les Républiques et leurs Constitution. Ces qualités correspondent aux valeurs fondatrices de la société à une époque donnée.
L'article 4 de la Constitution de 1793 dispose : « Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt-et-un an - Tout étranger de vingt-et-un an accomplis, qui, domicilié en France depuis une année- Y vit de son travail - Ou acquiert une propriété - Ou épouse une Française - Ou adopte un enfant - Ou nourrit un vieillard ; - Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité - est admis à l'exercice des Droits de citoyen français. »
L'article 4 de la Constitution de 1795 dispose : « Nul n'est bon citoyen, s'il n'est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux. Nul n'est homme de bien s'il n'est pas franchement et religieusement observateur des lois. »
Les premiers mots du Préambule de la Constitution de 1848 sont significatifs :
« En présence de Dieu et au nom du Peuple français, l'Assemblée nationale proclame :
« Article 7 : Les citoyens doivent aimer la Patrie, servir la République, la défendre au prix de leur vie, participer aux charges de l'État en proportion de leur fortune ; ils doivent s'assurer, par le travail, des moyens d'existence, et, par la prévoyance, des ressources pour l'avenir ; ils doivent concourir au bien-être commun en s'entraidant fraternellement les uns les autres, et, à l'ordre général en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la société, la famille et l'individu. »
Le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 précise que « le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Le texte même de la Constitution comporte quatre mentions de la notion de citoyenneté.
L'article premier : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
Le citoyen est membre de l'État-nation dont il légitime l'existence. Il est soumis à des obligations uniformes indépendamment, en principe, de son appartenance à des collectivités particulières (sexe, corporation, religion, classe). La loi de l'État détermine les conditions d'appartenance qui permettent ou interdisent l'octroi du statut de citoyen. Dans le système politique classique la nationalité est le plus souvent la condition de la citoyenneté. « En l'opposant à ses deux antonymes, l'étranger et le « sujet » d'un régime autoritaire quel qu'il soit, on considère comme citoyen le membre reconnu et potentiellement actif d'une communauté politique, définie par un territoire, et connaissant un degré universel de partage du pouvoir entre tous ses membres 113 ( * ) . »
L'INSTAURATION DU SUFFRAGE UNIVERSEL EN FRANCE
DÉCRET DU 6 MARS 1848 art 5 : Le suffrage sera direct et universel. art 6 : Sont électeurs tous les Français âgés de 21 ans, résidant dans la commune depuis six mois et non judiciairement privés ou suspendus de l'exercice des droits civiques. Ce décret fait passer le corps électoral de 24000 électeurs à 9 millions. DÉCRET DU 2 FÉVRIER 1852 Décret organique ayant valeur de loi : « Sont électeurs, sans conditions de cens, tous les Français âgés de 21 ans accomplis, jouissant de leurs droits civils et politiques. » LOI ÉLECTORALE DU 30 NOVEMBRE 1875 art 2: (...) exclusion des militaires sous les drapeaux sauf pour ceux qui se trouvent en non-activité ou en congé de longue durée dans leur commune. ORDONNANCE DU 21 AVRIL 1944 art 1 : Elle (l'Assemblée nationale constituante) sera élue au scrutin secret a un seul degré par tous les Français et les Françaises, sous réserves des incapacités prévues par les lois en vigueur. art 17 : Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes. LOI 74-631 DU 5 JUILLET 1974/ ARTICLE L-2 DU CODE ÉLECTORAL Sont électeurs les Françaises et les Français, âgés de 18 ans accomplis, jouissant de leurs droits civils et politiques et n'étant dans aucun cas d'incapacité prévu par la loi. |
Même si, pour les Français, la référence la plus courante d'une définition de la citoyenneté est celle de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, même si de nombreux dirigeants dans le monde se réclament aussi de cette Déclaration, il est, aujourd'hui, préférable de retenir celle de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 114 ( * ) .
On évite deux controverses possibles :
- deux États, l'Angleterre, par le Bill of Rights, et les États-Unis, par la Déclaration d'Indépendance, avaient précisé cette notion avant 1789 ;
- une discussion byzantine sur une prétendue « nouvelle citoyenneté » 115 ( * ) : seule la complexification des relations entre les hommes et les pays, par une évolution irrésistible vers une mondialisation des relations économiques, sociales, culturelles et politiques constituent une nouveauté dans les conditions d'exercice de la citoyenneté au quotidien.
Son remplacement par une conception de nature économique et sociale aboutirait à fonder une pratique citoyenne qualifiée de « participative ».
La construction de l'Union européenne entraîne un renouveau d'identités internationales en même temps que l'importance, économique et politique, des régions crée des liens infra-régionaux. Aujourd'hui la citoyenneté politique nationale classique est, selon la formule de l'américain Peter SCHUCK, dévaluée.
* 111 Sophie Duchesne,« La citoyenneté à la française », Presses de Sciences Po, Avril 1997.
* 112 Guy Hermet, « La démocratie », Dominos, Flammarion, mai 1997.
* 113 Sophie Duchesne, op. cit.
* 114 Article premier.- Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de bienveillance.
Art. 2.- Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international, du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.
* 115 Entretien avec Mme Francine Best, le 11 juin 1997.