3. Une population mélanésienne entre recherche identitaire et modernité
La population mélanésienne constitue le premier groupe ethnique du territoire sans pour autant regrouper une majorité absolue des habitants. Son poids relatif reste stable autour de 44 %, cependant que la population d'origine européenne continue de représenter environ le tiers des calédoniens et que la troisième composante, la population wallisienne, est supérieure au nombre des habitants restés à Wallis et Futuna.
Répartition de la population par communauté d'appartenance
Communautés |
Effectifs |
Part |
|||
d'appartenance |
1983 |
1989 |
1996 |
1989 |
1996 |
Européens |
53.974 |
55.085 |
67.151 |
33,6 % |
34,1 % |
Indonésiens |
5.319 |
5.191 |
5.003 |
3,2 % |
2,5 % |
Mélanésiens |
61.870 |
73.598 |
86.788 |
44,8 % |
44,1 % |
Ni-Vanuatu |
1.212 |
1.683 |
2.244 |
1,0 % |
1,1 % |
Tahitiens |
5.570 |
4.750 |
5.171 |
2,9 % |
2,6 % |
Vietnamiens |
2.381 |
2.461 |
2.822 |
1,5 % |
1,4 % |
Wallisiens, Futuniens |
12.174 |
14.186 |
17.763 |
8,6 % |
9,0 % |
Autres Asiatiques (*) |
- |
642 |
856 |
0,4 % |
0,4 % |
Autres (*) |
2.868 |
5.716 |
6.829 |
|
__ 3,5 % |
Non déclarés (*) |
- |
861 |
2.209 |
4,0 % |
__ 1,1 % |
ENSEMBLE |
145.368 |
164.173 |
196.836 |
100,0 % |
100,0 % |
(*) Il n'est pas possible de différencier ces
communautés en 1983.
Source : Institut territorial de la statistique et des études
économiques (ITSEE)
La contraction apparente de la population mélanésienne par
rapport aux données de 1989 et la progression du groupe européen
doivent être relativisés.
Une partie des kanak avaient boycotté le recensement de 1983, ce qui
avait induit un taux d'accroissement de 1989 sur 1983 de toute évidence
exagéré.
Il était donc pour le moins hasardeux d'extrapoler un taux du même
ordre pour la période 1989-1996.
Surtout, le rapprochement des données des recensements de 1983 à
1996 fait apparaître une anomalie concernant la population
européenne en 1989.
La croissance entre 1983 et 1989 de cette communauté, de l'ordre de
1.100 personnes, est en effet manifestement sous estimée au regard
de l'accroissement naturel présumé (solde des naissances et des
décès) durant cette période. Il n'est donc pas exclu qu'un
phénomène de boycott, similaire à celui ayant
frappé la population mélanésienne en 1983, ait
touché les européens en 1989.
La tendance semble donc bien à la stabilité, mais la
polémique lancée par l'Union Calédonienne à la
lecture des premiers résultats du recensement de 1996 est
révélatrice des espoirs d'une communauté qui se voyait
majoritaire dans un très proche avenir.
En fait, les indications provisoires fournies à votre rapporteur par
l'Institut territorial de la statistique et des études
économiques révèlent
un futur plus incertain pour une
population mélanésienne
qui ne représenterait
50 % de la population calédonienne qu'au cours de la
décennie 2010, à taux de fécondité inchangé
(un peu moins de 4 enfants par femme au recensement de 1989)... voire en 2050,
si le taux de fécondité chute jusqu'au niveau
métropolitain (1,6 à 1,7 enfant par femme)
11(
*
)
.
La population mélanésienne semble aujourd'hui ballotée
entre recherche identitaire et aspiration à la modernité. Sans
prétendre à un travail de juriste ou de sociologue, votre
rapporteur a décelé trois domaines où s'expriment des
blocages révélateurs des courants contraires qui traversent la
société kanak. Il lui est cependant apparu que ces trois
séries de blocages n'avaient rien d'irrémédiable :
Un conflit de légitimité oppose la hiérarchie
coutumière et les élus politiques, dans un contexte marqué
par l'émergence d'une élite politique kanak.
Ce conflit de deux légitimités, l'une issue de la tradition,
l'autre des principes de la démocratie représentative,
présente lui-même deux aspects :
- L'assise politique d'un élu mélanésien peut
être fragilisée par une position subalterne dans la
hiérarchie tribale. Inversement, la confusion des fonctions de chef d'un
exécutif local et de chef coutumier fait l'objet d'appréciations
divergentes de la part des intéressés eux-mêmes.
- Ensuite, les structures de décision coutumières peuvent
être tentées d'intervenir dans les champs de compétences
dévolues aux collectivités du territoire.
Le statut de 1988 a eu certes le très grand mérite de mettre en
place une collaboration institutionnelle entre la sphère
coutumière et la sphère politique.
Le conseil consultatif coutumier du territoire, héritier de la chambre
coutumière de 1984, du conseil coutumier territorial de 1985 et de
l'assemblée coutumière de 1988 qui n'avaient jamais
été constitués, garantit la préservation des
règles traditionnelles de la société
mélanésienne.
Ce conseil, installé en mai 1990, regroupe des représentants des
huit aires coutumières, chacune d'entre elles disposant par ailleurs de
son propre conseil coutumier. Il est obligatoirement consulté sur les
projets de délibérations des assemblées de province
relatives au statut de droit particulier et au droit foncier. Il peut
être consulté sur tout autre sujet.
Il a en outre été institué dans chaque aire
coutumière un conseil coutumier.
Le conseil coutumier de l'aire est consulté par le président du
conseil consultatif coutumier du territoire sur les projets et propositions de
délibérations des assemblées de province relatives au
statut de droit civil particulier et au droit foncier. Il peut également
être consulté sur toute autre matière par les
présidents des assemblées de province.
Enfin, des maires ont pu prendre localement l'initiative de créer des
instances consultatives permettant d'associer les coutumiers aux
décisions prises par le conseil municipal.
Dans la pratique,
le fonctionnement de cette collaboration
institutionnelle donne lieu à une appréciation plutôt
négative pour des motifs diamétralement opposés : les
élus reprochent aux coutumiers les empiétements incessants dans
leur sphère de compétence ; les coutumiers s'estiment
insuffisamment consultés en matière de décisions
d'adduction d'eau, de raccordement électrique, de constructions
scolaires, pour tout ce qui touche la vie quotidienne.
Ce débat est en outre exacerbé par la complexité de
l'organisation coutumière à l'intérieur de laquelle il
n'est pas toujours aisé de distinguer l'autorité légitime,
dont la parole donnée est susceptible d'être respectée par
tous.
La pensée mélanésienne
demeure fondamentalement
étrangère à la notion de profit et à son
corollaire, l'accumulation capitalistique
. En témoigne le mode de
relation à la terre, empreint de religiosité et exempt de toute
idée de commercialisation des biens qu'elle recèle.
Ce point a déjà été développé plus
haut, dans la partie consacrée à l'agriculture.
Cette situation, déjà peu propice au concept de
développement économique, est là encore aggravée
par le contexte né de l'Histoire. La grande révolte de 1878 a
entraîné, sur la Grande Terre, le déplacement de nombreuses
tribus qui tentent aujourd'hui de retrouver leur aire ancestrale à la
faveur de la politique de réforme foncière.
Or, en l'absence de relevés précis des implantations d'origine,
au début de la colonisation française, la répartition des
terrains confisqués donne lieu à d'importants conflits, qui ont
eu tendance à se durcir depuis 1993.
Le directeur de l'Agence de développement rural et d'aménagement
foncier a ainsi signalé à votre rapporteur le cas de terres
maintenues en friches, même après leur retour à une tribu
sous forme de GDPL (groupement de droit particulier local), du fait de
divergences d'appréciation sur la situation prévalant avant les
déportations de populations.
La masse non négligeable des terres détenues par l'ADRAF en
attente de décisions d'affectation (environ 20.000 hectares) trouve
également une bonne part de son origine dans l'existence de tels
conflits.
Enfin,
le contenu même du droit coutumier est souvent perçu
comme un frein au développement
.
L'article 75 de la Constitution de 1958 prévoit que "
les citoyens de
la République qui n'ont pas le statut civil de droit commun, seul
visé à l'article 34, conservent leur statut personnel tant qu'ils
n'y ont pas renoncé
".
Le recensement de 1989 avait révélé que plus de
80.000 personnes relevaient du statut de droit particulier, soit
près de la moitié de la population de la
Nouvelle-Calédonie.
Il n'existe pas une coutume, mais des coutumes très variables selon les
337 tribus qui regroupent les clans, structures de base de la
société mélanésienne. Toutefois, les règles
coutumières ont toutes au moins deux traits communs :
-
La primauté du collectif sur l'individuel
qui ne crée
pas une incitation particulière pour la réussite personnelle de
tel ou tel membre de la communauté.
Il n'existe ainsi pas de propriété du sol.
-
Le caractère oral et imprécis des sources du droit
, du
moins d'un point de vue européen...
Dans une société où toute décision doit être
prise par
consensus
, le chef n'est pas un "leader
charismatique" comme
le concevrait un occidental mais le garant de ce consensus.
Tout usage du sol suppose ainsi de la part d'un investisseur potentiel qu'il
s'assure au préalable d'un accord des clans, ce qui suppose tout
à la fois qu'il s'adresse au "bon" chef, celui qui saura faire
respecter, le cas échéant, la parole donnée pour la
réalisation d'une opération.
Faute d'avoir respecté la coutume et de s'être adressé au
"bon" interlocuteur, plusieurs personnes porteuses de projets
touristiques, en
particulier dans les îles Loyauté, ont essuyé quelques
déboires dont elles ne se sont pas remises.
Votre rapporteur cependant noté avec intérêt,
précisément aux îles Loyauté, la volonté de
certains chefs coutumiers de "viabiliser" en quelque sorte la pratique
coutumière afin de favoriser les investissements.
La grande chefferie de Wet, sur l'île de Lifou, a ainsi
créé un comité de développement et institué
une procédure de procès-verbal de palabre
afin de garantir
la stabilité juridique des investissements réalisés.
Dans le même ordre d'idée, les chefs de Lifou participent au
capital de la SCI gestionnaire du tout récent investissement
touristique, le "Drehu village", implanté dans l'île.
Preuve a ainsi été donnée que la coutume est capable de
s'adapter, sans être dénaturée, et donc de permettre un
réel développement économique, dans un cadre traditionnel,
évitant à la population mélanésienne de subir les
phénomènes d'acculturation observés ailleurs.
La situation constatée à Lifou, si elle constitue un certain
idéal, est cependant loin de s'observer partout, et notamment sur la
Grande Terre.