M. Jean-Louis SANCHEZ Délégué général de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée
M. Jacques Larché, Président - M. Jean-Louis Sanchez est l'auteur d'un ouvrage préfacé par M. René Lenoir, Ancien Ministre, qui s'intitule « Action sociale, la décentralisation face à la crise » .
M. Jean-Louis Sanchez - Cet ouvrage vous a été distribué parce que cela permettait de gagner du temps et d'éviter de reparler du mouvement important qui traverse l'organisation des conseils généraux qui, comme vous le savez, ont la responsabilité de l'aide sociale à l'enfance. On m'a demandé de faire un constat sur la maltraitance des enfants, qui concerne non seulement les problèmes d'inceste et de pédophilie, mais aussi d'autres problématiques.
Il y a, indiscutablement, en France aujourd'hui, une augmentation du phénomène de la maltraitance. Ce constat résulte d'une observation, selon une méthodologie que nous avons dû définir, qui porte plus sur les populations que sur l'activité des services. En effet, le constat général que nous pouvons faire en matière d'observation de l'action sociale c'est que la plupart des informations ordinaires concernent l'activité des services et assez peu les populations. Or, pour les décideurs politiques, ce qui compte c'est l'information sur les populations.
Nous avons pris un angle d'attaque qui n'a certes pas que des avantages mais qui me paraît le plus satisfaisant, celui notamment des signalements opérés auprès des conseils généraux lorsque l'on repère un enfant en difficulté. Ces signalements ne doivent pas être identifiés à des informations ordinaires. Il s'agit d'informations évaluées par des équipes pluridisciplinaires et qui concluent bien évidemment à l'existence d'un phénomène de maltraitance.
En province, la plupart des signalements passent par les services du Conseil général.
En région parisienne, les saisines directes auprès de la justice sont nombreuses car les services sociaux sont moins connus.
Notre ambition n'était pas d'atteindre le chiffre de la maltraitance que nous ne connaîtrons jamais mais seulement de s'en approcher et d'en évaluer l'évolution.
Nous étudions depuis cinq ans les évolutions d'une année à l'autre pour comprendre s'il y a un phénomène d'augmentation de la maltraitance.
Grâce aux concours de neuf départements, dont la Seine-et-Marne, nous souhaitons dans l'avenir pouvoir vous apporter la réponse aux questions suivantes : quels sont les types de maltraitance ? Quelle est l'origine de la maltraitance ? Quelles causes expliquent l'évolution de la maltraitance ?
1° L'augmentation de la maltraitance
Après ces quelques précautions, je pense qu'il est important de dire qu'aujourd'hui 70 % des départements adoptent les mêmes définitions en matière de signalements. On arrive ainsi à avoir un chiffre qui a une certaine autorité. Ce chiffre, annoncé à la presse, est de 20 000 pour les enfants maltraités, soit une augmentation de 18 % par rapport à 1994. Il n'y a pas 18 % d'enfants maltraités en plus entre 1994 et 1995, mais 18 % connus en plus Il y a probablement une augmentation de la maltraitance, mais il y a aussi une meilleure dénonciation des abus.
Si l'on regarde de plus près, on s'aperçoit que cette augmentation concerne essentiellement les abus sexuels (+ 22 %). En ce qui concerne les abus sexuels -et l'intervention qui m'a précédé tend à le démontrer-, il s'agit plus aujourd'hui des résultats des efforts de sensibilisation opérés par le Parlement, la presse, l'opinion.
En revanche, un chiffre nous inquiète, celui de l'augmentation des violences physiques et négligences graves.
En ce qui concerne les négligences graves, ce chiffre augmente de 25 %. Or, là nous pensons que le phénomène de sensibilisation joue beaucoup moins car il s'agit de repérages par l'extérieur qui étaient aussi opérants les années précédentes. Il y a là indiscutablement -et nous le disons au Sénat, nous ne l'avons pas dit à la presse pour éviter l'amalgame entre maltraitance et pauvreté-, un effet des problèmes de désespérance que connaissent aujourd'hui les personnes privées d'emploi. Les professionnels de terrain constatent et admettent cette évolution et ce phénomène qui perdure d'une absence de perspective pour certaines familles.
Voilà les principaux enseignements que nous avons aujourd'hui de cette évolution. Nous pensons l'année prochaine pouvoir vous dire exactement quelle est l'origine et comment s'explique cette évolution de la maltraitance.
Cette évolution de la maltraitance est certes préoccupante sur le plan social mais elle reflète en même temps quelque chose d'essentiel et qu'il faudrait mieux faire connaître à l'opinion : le système français de la protection de l'enfance est l'un des plus performants des nations développées.
2° La performance du système de protection de l'enfance
C'est indiscutable en ce qui concerne le repérage. Le meilleur témoignage est aujourd'hui l'existence du téléphone vert, dernier maillon de la chaîne, qui démontre que la grande majorité des signalements qui passent par lui sont connus des services sociaux ou de justice. C'est dire que l'on a, en fait, grâce à l'installation du téléphone vert, démontré que nous connaissons cette population et que ces repérages de plus en plus performants doivent beaucoup aux campagnes de sensibilisation.
Sur le suivi des enfants maltraités, il est important que l'opinion sache que la décentralisation, contrairement aux craintes exprimées par ceux qui craignaient qu'elle ne favorise pas un suivi performant des enfants, n'a pas démérité.
Aujourd'hui, avec autorité, les départements ont, non seulement maintenu, mais augmenté les efforts et pourtant à population constante.
Il faut savoir qu'entre 1989 et 1994, l'effort financier des départements est passé de 16 milliards de francs à 23 milliards de francs, et que, d'autre part, les orientations léguées au moment de la décentralisation par le rapport Bianco-Lamy ont été particulièrement bien appliquées. Ainsi, les placements ont dans un premier temps plutôt régressé alors que l'aide au milieu familial a plutôt augmenté. On a tout fait pour développer l'axe préventif au détriment de l'axe « hébergement ».
Est-ce à dire que tout va bien ? Beaucoup de questions se posent encore autour de la performance de notre système.
3° Les évolutions nécessaires
Compte tenu de l'effort demandé aujourd'hui au contribuable, on ne peut pas négliger le coût des prestations.
Ce coût est particulièrement élevé. En hébergement, il s'élève, par an, à 220 000 F pour un enfant et à 91 000 F en placement familial. Or, l'augmentation a été constante ces dernières années de 5 % par an à effectifs constants. C'est d'abord la traduction de cette volonté qualitative des départements. C'est aussi la résultante d'un coût non expliqué, ou expliqué par le jeu des conventions collectives, du coût des services de certaines journées par enfant pouvant atteindre 1 500 F. On est en droit de s'interroger sur l'efficacité de la réponse.
Sur le choix des placements, là aussi, alors que le rapport Bianco-Lamy précisait qu'il était souhaitable de préserver le placement familial et de réduire le placement en établissement, le placement familial a plutôt régressé depuis plusieurs années, même si une évolution se dessine depuis deux ans, alors que l'hébergement en établissement a été pour l'essentiel préservé. Il y a là une mauvaise interprétation du rapport Bianco-Lamy qui peut s'expliquer par la pesanteur des corporatismes. En effet, le monde éducatif privilégie le monde éducatif.
Il est par ailleurs indiscutable que nous assistons à une judiciarisation des mesures concernant les mineurs : en 1982, c'était 65 % des mesures qui étaient judiciaires, en 1992, 83 %. Cela veut dire que les travailleurs sociaux s'appuient de plus en plus sur le recours du juge pour intervenir. C'est une déviation de la loi de 1989 qui tendait à affirmer que l'intervention du juge devait être l'exception.
Tout ceci pour conclure à la nécessaire adaptation de notre système de protection de l'enfant, tout au moins dans sa partie préventive et curative.
Le système du repérage fonctionne bien. Il faudrait peut-être que les médias apprennent à parler plus objectivement de ces questions.
En dehors de cette réalité, qui parfois nous irrite, la mobilisation de tout le monde, y compris de l'éducation nationale qui, comme vous l'avez dit Monsieur le Président, a beaucoup évolué ces dernières années, s'impose et l'on constate une évolution de la coordination entre les services de justice et les services de l'aide sociale à l'enfance.
Aujourd'hui, un département sur deux a conclu ou va conclure un protocole d'accord pour une meilleure coordination des efforts des uns et des autres. Il faut que le secteur de la protection de l'enfance ne s'abrite pas derrière son caractère sacré pour ne pas s'engager résolument dans la recherche d'une nouvelle réponse sociale.
Cette évolution est d'autant plus nécessaire que les moyens financiers de l'action sociale sont confrontés à une tourmente qui me paraît beaucoup plus grave que celle que traverse la protection sociale. En effet, chaque année, la protection sociale doit mobiliser 3 % de ressources au-delà de l'inflation. L'action sociale, elle, doit mobiliser tous les ans 6 % des ressources au-delà de l'inflation.
Certes, les masses ne sont pas les mêmes : 2 200 milliards pour la protection sociale dont 220 milliards pour l'action sociale. Mais l'importance des sommes à mobiliser chaque année en supplément pose problème. C'est la raison pour laquelle les collectivités locales recherchent de nouvelles réponses sociales plus préventives et plus collectives.
Le mouvement de la protection sociale va-t-il échapper à ces nouvelles dynamiques ? Il faut que le monde de la protection de l'enfance participe à cette restructuration et que cela passe par le développement des systèmes de connaissance, d'observation, d'évaluation de la population et des réponses publiques pour que l'on puisse définir, en partenariat avec le monde associatif, de nouvelles réponses sociales plus performantes, plus proches de l'usager et moins coûteuses.
M. le Président - Je vous remercie, Monsieur le délégué général. Vous avez parfaitement posé le problème. Vous avez évoqué la Seine-et-Marne. Nous nous intéressons effectivement à ce problème avec extrêmement d'intensité. Nous sommes, comme vous l'avez dit, confrontés à un coût qui devient impressionnant puisqu'il atteint environ 350 millions de francs chaque année.
Les chiffres que vous citez devront nous amener à réviser certaines orientations ou essayer d'adapter les moyens dont nous disposons car nous n'allons pas pouvoir continuer indéfiniment avec les moyens qui nous sont attribués.
M. Michel Rufin - Cher Monsieur, je vous remercie de la clarté de votre exposé qui a indiqué combien vous aviez étudié tous les problèmes liés à la maltraitance.
J'ai relevé que le système français de la protection de l'enfance était performant. Croyez bien, après avoir mené une étude très approfondie sur la délinquance juvénile, que je suis heureux d'avoir entendu ce terme.
Je voudrais vous poser deux questions :
1° Que pensez-vous des unités à encadrement éducatif renforcé ? Il s'agit de mettre dans des établissements quelques jeunes délinquants forts encadrés par autant d'éducateurs. C'est une idée du ministre de la Justice . Pensez-vous qu'elle soit bonne et que cela aura quelque efficacité ?
2° Certains conseils généraux ont préconisé l'emploi de lieux d'accueil non traditionnels qui peuvent recevoir des jeunes sous mandat judiciaire. Il s'agit de mettre dans une ferme, ou tout autre endroit en milieu rural, des jeunes délinquants et de leur faire prendre conscience de la vie de la nature. Cette manière de procéder a remporté un certain succès au profit d'un grand nombre de conseils généraux pour plusieurs raisons : la première c'est que c'est un moyen de mettre en avant chez les jeunes un milieu rural qui économiquement est déjà en difficulté et le fait, pour ces jeunes, de se trouver dans la nature agit sur leur mental et leur permet de mieux appréhender la vie de tous les jours.
Économiquement, pour les conseils généraux, c'est très avantageux car l'agriculteur ou le centre forestier a des coûts de journée beaucoup moins élevés que dans certains centres d'hébergement. Des coûts de journée allant jusqu'à 1 800 francs par jour, cela me paraît exorbitant. Cela fait plus de 50 000 francs par mois alors que les parents gagnent le SMIC ou vivent du RMI ! Il y a une disproportion entre l'aide apportée à ces jeunes, même si on obtient des résultats, et le milieu dans lequel ils vivent.
Que pensez-vous de ces lieux de vie alors qu'actuellement une circulaire du ministère des Affaires sociales leur confère une reconnaissance partielle mais pas officialisée. J'ajoute que cette question fait partie des résolutions que j'ai préconisées auprès du Premier ministre et du garde des Sceaux parce que je pensais que c'était une excellente formule.
M. Jean-Louis Lorrain - Je connais les qualités de M. Sanchez et l'importance de sa collaboration avec les départements.
En ce qui concerne la maltraitance et la responsabilité des collectivités locales, vous avez évoqué les coûts que cela représentait, la nécessité d'une évaluation... Il peut arriver que les moyens soient insuffisants quand des coûts supplémentaires sont à mettre en oeuvre.
En ce qui concerne les signalements, même s'ils sont suivis sur le plan judiciaire, on peut constater que les problèmes sont récurrents. On se retrouve avec des problèmes de récidive et la presse s'étonne ensuite que les services sociaux n'aient pas été au courant.
Si le politique ne suit pas par des choix financiers, dans quelles mesures n'est-il pas responsable des accidents et des incidents qui peuvent survenir quand il est saisi de problèmes de maltraitance ?
M. Guy Allouche - Pourriez-vous être un peu plus explicite quand vous dites que le corporatisme étant ce qu'il est le monde éducatif protège le monde éducatif ? Les responsables départementaux n'ont-ils pas conscience du coût exorbitant du placement ?
M. Jean-Louis Sanchez - Le placement familial a longtemps régressé. Il a fallu attendre une réforme récente des années 1992 pour que le placement familial trouve toutes ses lettres de noblesse. Il a été réorganisé. Cela a coûté fort cher aux départements, en 1992 (1 milliard de francs sur l'exercice). Beaucoup considérait que le placement familial n'était pas suffisamment organisé, que les assistantes maternelles n'étaient pas reconnues financièrement, et qu'il n'y avait pas d'encadrement. On s'est abrité derrière ce déficit d'organisation pour orienter les enfants vers l'encadrement organisé. C'est une des premières justifications données.
La seconde justification résulte du changement de population. On a de plus en plus de jeunes pré-adolescents confrontés au problème de la violence qu'il faut placer. Or, il est plus facile de placer un jeune enfant dans une famille que dans un hébergement de type collectif.
J'ai aussi la faiblesse de penser qu'une des raisons importantes a été d'éviter de provoquer une sorte de déstabilisation de l'hébergement collectif existant dans les divers départements parce que cela aurait entraîné bien évidemment un problème de réaffectation du personnel.
Complicité pensée ? Complicité irrationnelle ? Réflexes de défense corporatiste ? Pourquoi ces interrogations ? Parce que les rares études qui ont été faites autour de la réponse : « hébergement collectif-placement familial » (par l'IGAS il y a cinq ans) démontraient qu'à handicap identique un enfant passant par le placement familial avait plus de chance d'être resocialisé que par l'hébergement collectif. Le placement familial serait donc qualitativement une meilleure réponse, mais cette analyse n'atténue en rien la légitimité du placement en hébergement dans les situations les plus difficiles ou courtes.
On peut espérer que, dans l'avenir, l'augmentation des placements s'effectuera en direction du placement familial et qu'on fera régresser l'hébergement collectif dont le coût est dissuasif.
Cette question de l'évolution de la réponse sociale est générale. Je pense qu'on n'arrivera à réconcilier action sociale, développement économique et préoccupations des contribuables qu'à condition d'oser prendre de nouvelles directions parmi lesquelles, notamment, une consultation mieux adaptée, lorsque les choix publics vont être effectués, des usagers, des familles et de tous ceux à qui s'adresse l'action publique. En effet, souvent, l'offre de service a été trop façonnée dans le domaine de l'action sociale par les propres prestataires de service.
Je crois qu'il y a aujourd'hui, dans cette période de crise, une sorte de condition préalable à la rénovation de l'action publique, c'est la rénovation du mode de décision publique. Comment sont prises les décisions, avec quelles évaluations, quelles observations, quelle stratégie ?
Ainsi, pour répondre à M. Rufin, je dirai que toute nouvelle initiative est éminemment souhaitable. Il faut faire bouger les choses. Mais je ne peux pas répondre sur le point de savoir si celles que vous avez citées sont heureuses. Il faut voir, à terme, leur impact au regard du coût. Je serais a priori porté sur une appréciation favorable des lieux d'accueil en milieu rural, du fait des aspects de développement social qu'elles génèrent -et il faut à tout prix que l'action sociale génère du développement social-. Mon avis est plus réservé sur les UEER dont le coût est élevé.
Or, la tendance actuelle devrait être d'orienter de plus en plus le financement de l'action sociale vers le développement de l'action préventive et des actions collectives. Les actions préventives passent par le réaménagement du cadre de vie, des solidarités de voisinage, le réaménagement du lien social et cela implique non seulement des efforts financiers, mais aussi des efforts d'humilité : accepter une forte collaboration des départements et des villes pour arriver à créer des actions sociales de plus en plus sociétales afin qu'elles soient moins coûteuses et plus généreuses.
D'autre part, il faudrait aller de plus en plus d'actions individuelles vers des actions collectives. De nombreux pays européens ont choisi d'utiliser le travail social comme médiateur de l'animation de réseaux sociaux (en Irlande, par exemple, chaque infirmier est chargé de repérer les familles susceptibles d'aider d'autres familles en difficulté).
Même si nous n'allons pas vers des systèmes aussi ouverts, -il y en a bien d'autres- dans les prochaines années -et je dis cela par rapport à la gravité de la crise structurelle de l'action sociale- nous allons nous trouvés confrontés à une impossibilité de faire, l'explosion des besoins n'étant pas du tout compensée par une augmentation semblable des moyens. Comme il y a là une sorte de contradiction générale, la cohésion sociale restant une priorité nationale, il faudra dans l'avenir réorienter la réponse sociale.
M. le Président - Je viens de lancer une opération de « maîtrise-qualité » qui, sur certains points, est génératrice d'économies, même si au départ il faut mettre un ou deux travailleurs sociaux de plus. J'ai ainsi pu vérifier que le coût global en fin d'année est moins élevé que celui qu'on aurait obtenu si on avait laissé les choses se faire. L'économie n'est pas extrêmement importante mais elle avoisine entre 5 à 10 %.
Monsieur le délégué général, je vous remercie. Nous savons le rôle que vous jouez à la tête de l'ODAS et les services que vous nous rendez par votre travail.
Je demande à notre ami Michel Rufin de bien vouloir conclure nos travaux.