B. ...CONFRONTÉ AUX MUTATIONS GÉOPOLITIQUES DES DERNIÈRES DÉCENNIES
1. L'échec historique du nationalisme arabe, et le retour à une logique nationale
Le nationalisme arabe, centré sur le double point de ralliement qu'était le refus de reconnaître Israël et l'objectif de libération de la Palestine, a connu un brutal coup d'arrêt avec la défaite de 1967. À l'issue de la guerre des Six-Jours, Israël occupe Gaza et le Sinaï sous administration égyptienne, la Cisjordanie sous administration jordanienne et le plateau du Golan, qui appartient à la Syrie.
Cet échec entame considérablement le crédit international de l'Égypte, alors que les aspirations à l'unification arabe, un temps incarnées par une tentative de fusion entre l'Égypte et la Syrie, la République arabe unie, s'entrechoquent de plus en plus avec les rivalités nationales, notamment celle qui oppose la Syrie à l'Irak. Yasser Arafat, qui prend le contrôle de l'OLP en 1969, éloigne l'organisation de la tutelle égyptienne.
Si la guerre de Kippour d'octobre a évidemment l'aspect d'une revanche symbolique sur Israël - malgré la contre-attaque fulgurante du général Ariel Sharon qui, sans l'intervention conjointe des États-Unis et de l'URSS pour arrêter la guerre, aurait transformé le revers initial en nouvelle victoire - elle est en réalité, côté égyptien, un prélude à un règlement séparé du conflit. Le successeur de Nasser, Anwar al-Sadate, engage en effet des négociations avec Israël, conclues à Camp David en 1978.
Les accords de Camp David comportent deux volets. Le premier, qui dessine les contours d'une paix globale au Moyen-Orient, est resté lettre morte. Le second prévoit un traité de paix égypto-israélien, signé le 26 mars 1979. S'il permet à l'Égypte de récupérer le Sinaï, ce traité est vécu comme une trahison dans le camp arabe et entraîne l'exclusion de l'Égypte de la Ligue arabe, dont elle était pourtant l'un des fondateurs et la locomotive. Camp David a ainsi marqué, malgré les dispositions du premier document, le retour à une logique plutôt nationale, par lequel l'Égypte sécurisait sa frontière avec l'État hébreu au détriment de son rôle historique de fer de lance de la lutte contre Israël.
2. Le choix de l'autoritarisme, la recherche de la stabilité...
Parallèlement à la paix séparée avec Israël, Sadate a également tourné le dos au socialisme nassérien pour un alignement politique avec les États-Unis, dont l'Égypte tire d'importants bénéfices (voir la partie II). Le pays s'est alors engagé dans la voie d'une libéralisation inaugurée par « l'ouverture » (infitah) de l'économie, qui permet de mobiliser l'investissement privé mais aggrave considérablement les inégalités - elle facilite aussi l'enrichissement d'une classe d'entrepreneurs proches du pouvoir. Ces choix sont confirmés par Hosni Moubarak, qui prend la succession de Sadate à la suite de son assassinat en 1981 par un groupe islamiste poursuit la libéralisation, avec le soutien du FMI.
Ainsi le champ politique s'est-il progressivement polarisé entre un pouvoir autoritaire et une opposition où les islamistes - et en particulier les Frères musulmans - ont pris l'ascendant à partir des années 1970, renforçant leur influence dans la société en suppléant, dans certains secteurs, les insuffisances de l'État. C'est « l'islamisation par le bas » qui constitue pour le pouvoir une constante menace, tantôt réprimée tantôt tolérée - une menace d'autant plus grave qu'une partie de cette opposition bascule vers le djihadisme et la lutte armée. Ainsi ce sont des groupes islamistes qui perpètrent l'assassinat spectaculaire de Sadate lors d'un défilé militaire, ainsi que le massacre de Louxor en 1997 ou encore les attentats contre la minorité copte de 2000 et 2011.
Ces ingrédients - blocages sociaux, corruption, autoritarisme - conduisent à l'explosion sociale de 2011 qui, dans la grande vague des printemps arabes, provoque le départ de Moubarak. Si Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, est élu président en juin 2012, l'armée s'appuie sur le rejet croissant que ces derniers suscitent dans des segments importants de la société, notamment les classes moyennes et les coptes, pour reprendre la main en juillet 2013. L'hypothèque des Frères musulmans une fois levée, l'Égypte revient à l'autoritarisme, qui apparaît désormais comme un facteur de stabilité à l'intérieur après les incertitudes de la période post-révolutionnaire, et à l'extérieur face à un environnement de plus en plus incertain.
3. ... dans un voisinage profondément déstabilisé (Libye, Soudan, mer Rouge, Ethiopie, Gaza)
La stabilité politique que connaît l'Égypte depuis plus de dix ans est mise en relief par son environnement immédiat. D'abord, à l'Ouest la Libye s'est elle aussi soulevée en 2011 contre le dictateur Muammar Kadhafi, mais contrairement à l'Égypte, ce soulèvement a rapidement pris un tour armé. De plus l'intervention occidentale, si elle a précipité la chute de Kadhafi, a également entraîné un vide politique où se sont engouffrées les milices tribales et autres, rapidement divisées en deux camps soutenus par des puissances étrangères : le gouvernement reconnu par l'ONU à l'Ouest, notamment appuyé par la Turquie, et l'Est, contrôlé par le général Khalifa Haftar.
Au Soudan, la transition politique consécutive au renversement du président Omar al-Bachir par l'armée, à la suite d'un soulèvement populaire, a débouché en 2023 sur une guerre civile provoquée par une dissidence au sein de l'armée. Extrêmement meurtrière, la guerre a nourri un afflux de réfugiés soudanais en Égypte (voir plus loin).
Au Sud-Est, l'Éthiopie a elle aussi été en proie à une guerre civile entre novembre 2020 et 2022 ; mais surtout, un conflit ancien l'oppose à l'Égypte sur la question du barrage de la Renaissance, dont l'achèvement devrait sévèrement réduire le débit aval du Nil. Cette question, comme l'a souligné avec force le ministre des affaires étrangères, M. Badr Abdelatty, devant la délégation, est considérée comme vitale par les autorités égyptiennes.
Enfin, au Nord-Est, Gaza, foyer d'instabilité depuis plusieurs décennies, a été dévasté par la campagne israélienne lancée au lendemain du 7-octobre. La question de la relation égypto-israélienne sera abordée plus en détail dans la partie suivante. Conséquence secondaire de cette guerre, le mouvement yéménite des Houthis, soutenu par l'Iran, a en quelque sorte repris le flambeau de la lutte contre Israël en lançant des attaques de missiles sur la mer Rouge, réduisant ainsi fortement le trafic commercial.
Les printemps arabes ayant débouché en Égypte sur deux années d'instabilité et en Libye sur le chaos, alors que le Soudan ne s'est libéré d'un autocrate que pour plonger dans la guerre civile, les dirigeants égyptiens ont accordé une priorité absolue à la préservation de la stabilité du pays et de la sécurité des Égyptiens. C'est aussi, jusqu'à la veille du 7-octobre, la voie suivie dans les relations avec Israël.