N° 378
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 février 2025
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires
étrangères, de la défense et des forces armées (1)
sur les conséquences pour
l'Égypte de la situation créée
par
les attaques terroristes du 7-octobre et la
campagne militaire menée par
Israël
à
Gaza,
Par M. François BONNEAU et Mme Gisèle JOURDA,
Sénateur et Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Jean-Baptiste Lemoyne, Claude Malhuret, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, Joël Guerriau, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.
TRAVERSER LA TEMPÊTE : L'ÉGYPTE DANS LE MOYEN-ORIENT POST-7 OCTOBRE
L'Égypte a été l'un des États les plus touchés par la déflagration du 7-octobre et la campagne militaire israélienne qui s'est ensuivie, en raison de son voisinage immédiat avec la bande de Gaza et de son implication historique dans le dossier israélo-palestinien.
La commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a donc formé une mission d'information afin d'évaluer les conséquences, pour ce partenaire de premier plan, de la situation issue du 7-octobre. Elles sont multiples : directes, avec les opérations toujours en cours à Gaza et l'effondrement économique et humanitaire du territoire, et indirectes, avec les frappes houthies en mer Rouge qui ont considérablement réduit le trafic commercial et, dans une moindre mesure, le recul du tourisme.
Face à cette crise majeure, qui survient dans un environnement immédiat déjà très volatil - en Libye, au Soudan comme en Éthiopie -, les autorités égyptiennes ont adopté une position résolument défensive et conservatrice, axée sur la stabilité interne et externe.
Au plan diplomatique, elles ont maintenu la coopération avec Israël malgré le bilan humain terrible de la guerre pour les Palestiniens, auquel la population est particulièrement sensible. Cette relation se définit avant tout par un prisme sécuritaire : si les autorités égyptiennes continuent à appeler à une reconnaissance de l'État palestinien et à oeuvrer à une réconciliation inter-palestinienne les choix stratégiques et politiques israéliens du moment éloignent nécessairement les deux pays.
Au plan économique, l'Égypte a obtenu une aide internationale considérable au début de l'année 2024 auprès du FMI, de l'Union européenne et surtout des Émirats arabes unis, en faisant valoir son rôle clé pour la stabilité de la région ; ses dirigeants ont notamment souligné de manière insistante auprès de notre délégation le poids que constitue l'accueil des réfugiés, notamment soudanais, pour l'économie et la société égyptiennes.
Ainsi, si l'Égypte a évité le pire - un effondrement de son économie et une déstabilisation interne nourrie par un afflux de réfugiés palestiniens - le 7-octobre a accentué des tendances déjà à l'oeuvre : une stagnation politique et économique, une dépendance croissante à l'aide étrangère, et la contestation par les États du Golfe de son rôle dans le dossier israélo-palestinien.
Ces difficultés ne remettent pas en cause le fait que l'Égypte reste un partenaire indispensable, avec lequel la relation bilatérale est très bonne au plan diplomatique et économique, qu'il convient de soutenir dans le contexte actuel d'extrême instabilité au Moyen-Orient.
I. DANS LE MONDE ARABE, UN ACTEUR CENTRAL MAIS EN PERTE DE VITESSE...
A. UN LEADER NATUREL DANS LE MONDE ARABE...
1. Une position centrale
L'Égypte jouit d'une centralité au sein du monde arabe qui est d'abord géographique, se trouvant à équidistante des extrémités occidentale - le Maroc - et orientale - l'Irak, ou même l'ouest de l'Iran si l'on prend en compte les populations et non les États - du monde arabe. Le pays se trouve ainsi à la charnière du Maghreb (étymologiquement, le Couchant) et du Machrek (le Levant), de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Au-delà du monde arabe, elle est également un carrefour entre des espaces très différents : Méditerranée, Sahel, mer Rouge qui ouvre sur l'océan Indien et l'Asie, Levant. La construction du canal de Suez, en ouvrant une route maritime directe entre l'Europe et l'Asie, a encore renforcé cette centralité en plaçant l'Égypte sur un axe désormais majeur du commerce maritime mondial.
Cette centralité est aussi culturelle. Au point de vue linguistique, le parler égyptien est probablement le mieux compris dans le monde arabe, à la fois en raison de cette position centrale et de l'importance de l'industrie cinématographique égyptienne, dont la prééminence, notamment pour les séries télévisées, est encore réelle, même si en déclin. Mais ce rôle de pivot est également rendu possible par le rôle central que l'Égypte a historiquement tenu au sein du monde arabe.
2. Une trajectoire historique originale
Des Fatimides au XIe siècle aux Mamelouks (XIIIe-XVIe siècle), jusqu'à Mehmet Ali au XIXe siècle, l'Égypte a vu se succéder des pouvoirs puissants, appuyés sur une forte cohérence territoriale, la population égyptienne étant concentrée dans la vallée et le delta du Nil.
Autre spécificité, une entrée précoce dans la modernité : les élites égyptiennes ont vécu la campagne napoléonienne de 1798-1801 comme un électrochoc, qui a mis en évidence le retard accumulé sur l'Europe. Aussi le XIXe siècle est-il marqué par un important effort de modernisation, et de constitution d'une armée et d'un État modernes sous l'impulsion de Mehmet Ali, qui parvient, avec le soutien de la France, à restaurer une forme d'autonomie vis-à-vis d'un empire ottoman en déclin et fonde une dynastie.
Ses successeurs, qui portent le titre de « khédives », ont, dès la fin du XIXe siècle, tenté de mettre sur pied une économie moderne en s'appuyant notamment sur le « boom » du coton dans les années 1860 ; mais ils se sont heurtés à un endettement croissant auprès des puissances occidentales, en particulier le Royaume-Uni qui finit par imposer une forme de protectorat en 1882, prenant également le contrôle du canal de Suez.
Ainsi sont posés les principaux traits distinctifs de l'Égypte en tant que nation : une identité forte et bien constituée (au contraire des territoires du Levant ou du Golfe, dont les délimitations sont très tardives), une modernisation plus précoce que dans le reste du monde arabe et la recherche difficile d'une forme d'autonomie économique. Cette trajectoire la distingue à la fois de la partie orientale du monde arabe, dont l'évolution politique vers le nationalisme moderne a longtemps été inhibée par la domination ottomane, et de sa partie occidentale (Afrique du Nord) placée sous le joug de la colonisation française.
3. Un héraut de la cause arabe
Cette position unique a donné à l'Égypte un rôle de premier plan dans l'émergence d'une conscience arabe. D'abord via le parti Wafd, qui demande la fin du protectorat britannique, et la révolution égyptienne, soulèvement populaire en 1919 qui conduit les Britanniques à proclamer l'indépendance de l'Égypte en 1922 - indépendance d'abord assez nominale, puis réelle en 1936 si l'on excepte le contrôle maintenu du Royaume-Uni sur le canal de Suez. Ainsi, l'Égypte est l'un des premiers États arabes, avec l'Arabie saoudite, à accéder à l'indépendance - certes incomplète.
Le coup d'État des officiers libres en 1952, et surtout l'arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser en 1954 donnent à l'Égypte un véritable leadership dans le monde arabe. Si le nationalisme arabe en tant que courant de pensée émerge en Syrie et au Liban dans les années 1940, avec le parti Baas, Nasser en met en oeuvre le programme : nationalisations, grands projets, rupture avec les ex-puissances coloniales et refus de choisir un camp dans la Guerre froide.
Cette influence ne fait que croître avec la nationalisation du canal de Suez en 1956 et l'échec de l'intervention militaire franco-britannique qui s'ensuit ; par ailleurs Nasser se fait le porte-flambeau de la cause palestinienne au sein du monde arabe. L'Organisation de libération de la Palestine (OLP) est créée en 1964 avec le soutien de l'Égypte nassérienne, qui la conçoit comme un mouvement panarabe.
Sur la scène internationale, l'Égypte prend, avec l'Indonésie de Soekarno et l'Inde de Nehru, la tête du mouvement dit des « non-alignés » qui prétend rassembler les pays du Sud libérés la colonisation autour d'une voie originale, sans affiliation à l'un des deux camps formés par la Guerre froide. L'Égypte est alors au faîte de sa puissance et de son rayonnement.