B. LES SCÉNARIOS
Si l'absence de déploiement de l'IA dans les territoires n'est pas un scénario crédible, les rythmes et formes d'adoption de l'IA pourraient suivre des chemins assez différents dans les territoires, certains allant plus vite que d'autres, privilégiant des solutions plus ou moins intégrées.
On peut identifier finalement trois futurs possibles :
- le scénario de la méfiance assumée ;
- le scénario du tâtonnement prudent ;
- le scénario de la mise en oeuvre ordonnée.
1. Le scénario n° 1 de la méfiance assumée
Dans ce scénario, les acteurs locaux sont réticents à la mise en oeuvre de solutions d'IA et limitent son adoption à quelques outils qui ne communiquent pas toujours entre eux. L'IA est mise en oeuvre essentiellement dans une logique d'automatisation de certains processus pour réduire des coûts ou gagner en productivité mais ne s'intègre pas dans une stratégie globale de transformation des services publics.
Ce scénario peut s'appuyer sur une certaine méfiance du public vis-à-vis de l'IA. L'étude de l'Observatoire Data Publica sur la confiance des Français dans la gestion des données par les acteurs publics de juillet 2024 montrait que l'inquiétude des Français vis-à-vis de l'IA est en hausse en 2024 avec 45 % des personnes interrogées ressentant de l'inquiétude au sujet de l'IA (contre 32 % en 2022) et seulement 34 % ressentant de la curiosité (contre 43 % en 2022).
L'enquête montre que le souci du contrôle de l'IA prime sur la recherche d'efficacité et de performance. Seulement 16 % des personnes répondant à l'enquête estiment que la performance de l'IA dans les services publics justifie qu'on l'utilise sans la contrôler complètement.
Ces données convergent avec celles de l'inquiétude concernant les risques de cyberattaque et de piratage des données personnelles, 82 % des participants à l'enquête se déclarant inquiets sur ce sujet.
Source : Enquête 2024 - Civiteo
Cette méfiance vis-à-vis de l'IA s'enracine aussi dans la crainte de ne plus avoir affaire à des interlocuteurs physiques, mais à avoir à passer pour toute démarche par le numérique et par des machines. Massivement, les usagers du service public préfèrent avoir un interlocuteur humain plutôt qu'un algorithme et un robot.
La crainte de l'absence de contrôle sur l'IA, la peur de fuites de données et le refus d'une déshumanisation des relations entre services publics et usagers se combinent pour créer une situation générale de méfiance vis-à-vis de l'IA dans les territoires.
Beaucoup de collectivités territoriales ou de services locaux pourraient ainsi freiner le déploiement d'une IA en dehors de fonctions techniques ou support que le grand public ne voit pas.
Or, nous sommes en train de sortir de ce scénario, car nous utilisons aussi l'IA dans nos vies quotidiennes et parce qu'elle finit par s'imposer par la pratique. On peut faire le pari que les mauvaises formes d'utilisation de l'IA, non contrôlées, peu sécurisées et tendant au remplacement des relations humaines, seront supplantées par des IA plus sûres et utilisées en appui aux services publics locaux, sans supprimer les relations directes avec les usagers.
Les collectivités pionnières de l'utilisation de l'IA feront école. C'est d'ailleurs toute la stratégie des démonstrateurs d'IA frugale sélectionnés dans le cadre de l'appel à projets DIAT : soutenir l'expérimentation et ensuite diffuser les bonnes pratiques vers d'autres acteurs.
2. Le scénario n° 2 du tâtonnement prudent
Dans ce scénario, les acteurs locaux pourraient être de plus en plus volontaires, en se dotant de quelques moyens financiers et humains pour être capables de maîtriser l'IA. Ces moyens pourraient faire l'objet d'une mutualisation entre collectivités et entre acteurs locaux, pour disposer d'une force de frappe suffisante non seulement pour aller chercher les crédits nécessaires, mais aussi pour contrôler les solutions proposées par les prestataires informatiques et orienter les choix des acteurs locaux vers des solutions sécurisées, pérennes, et souveraines.
Le déploiement de ce scénario dépend largement de l'offre disponible sur le marché. Mais si suffisamment de collectivités s'engagent, des start-up de l'IA territoriale pourraient se développer et enclencher un cercle vertueux de développement gagnant-gagnant. Ce phénomène de tâtonnement est observé aujourd'hui pour l'utilisation de l'IA générative dans les documents administratifs des communes. La plateforme Delibia permet aux agents territoriaux de rechercher dans une base de données ou de connaissance des rapports ou délibérations et prérédiger ces types de document en s'appuyant sur le corpus existant. La plateforme Fast proposée par la filiale de La Poste Docaposte fournit un service de même nature aux collectivités. Ces plateformes garantissent un hébergement de données souverain et une sécurisation forte.
Ce scénario du tâtonnement prudent pourrait se traduire par un déploiement de l'IA très disparate selon les territoires, certains adoptant des briques qui les intéressent et d'autres allant plus lentement. Mais on peut compter sur l'émulation entre collectivités et entre acteurs locaux pour avancer progressivement et perfectionner les processus de gestion du territoire. On est dans le monde de la preuve par l'exemple. C'est le modèle actuel de développement de l'IA dans les territoires.
3. Le scénario n° 3 de la mise en oeuvre ordonnée
Dans ce scénario, les acteurs locaux se coordonnent fortement avec des stratégies convergentes qui permettent à tous d'avancer au même rythme. Le déploiement de l'IA est rapide et massif et s'appuie sur une offre de solutions assez standardisée.
Ce scénario n'est clairement pas celui qui se dessine à court terme. Au demeurant, la mise en place dans les territoires d'une IA très centralisée, résultant d'un grand plan national n'est ni possible ni souhaitable. Il convient que chaque acteur local se saisisse de la question et avance à son rythme, dans le respect de l'autonomie de décision de chacun.
En revanche, la mise en place d'un cadre national pour la gestion des données ou encore l'adoption de référentiels d'interopérabilité permettrait de donner des repères utiles.
De même, la généralisation d'outils souverains et en source ouverte (open source) développés par la Dinum comme le système Albert d'IA générative24(*) permettrait de donner une certaine cohérence aux réponses aux questions des administrés, et offrirait ensuite la possibilité d'enrichir les prochaines versions de cet outil, afin d'améliorer la qualité de l'information délivrée aux usagers.
Coordonner les initiatives en matière d'IA aura une utilité non pas pour contraindre les acteurs locaux mais pour leur fournir un appui et des repères et leur offrir un accès à des solutions déjà éprouvées à un moindre coût.
* 24 Outil public, Albert est utilisable comme moteur de recherche capable de répondre sous forme de résumés basés sur des sources officielles et comme outil de génération de textes à partir d'une question en langage naturel. Il est ouvert aux services publics, notamment aux collectivités territoriales, mais pas directement aux usagers du service public.