- AVANT-PROPOS
- QUELQUES DÉFINITIONS D'INTÉRÊT
GÉNÉRAL
- L'ESSENTIEL
- PREMIÈRE PARTIE
LA NÉCESSITÉ DE RECOURIR À L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE POUR TRAITER DES DONNÉES TERRITORIALES MASSIVES
- DEUXIÈME PARTIE
MAÎTRISER L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE POUR PILOTER LA TRANSFORMATION DES SERVICES PUBLICS LOCAUX
- RECOMMANDATIONS
- EXAMEN EN DÉLÉGATION
- LISTE DES PERSONNES ENTENDUES
N° 342
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 février 2025
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation
sénatoriale à la prospective (1)
sur
« IA, territoires
et
proximité »,
Par Mme Amel GACQUERRE et M. Jean-Jacques MICHAU,
Sénatrice et Sénateur
(1) Cette délégation est composée de : Mme Christine Lavarde, président ; MM. Christian Bruyen, Guislain Cambier, Mme Cécile Cukierman, M. Bernard Fialaire, Mme Nadège Havet, M. Jean-Raymond Hugonet, Mme Annick Jacquemet, MM. Yannick Jadot, Jean-Jacques Michau, Mme Vanina Paoli-Gagin, M. Christian Redon-Sarrazy, Mme Anne Ventalon, vice-présidents ; MM. Bruno Belin, Rémi Cardon, Stéphane Sautarel, secrétaires ; MM. Pierre Barros, Jean-Baptiste Blanc, François Bonneau, Christophe Chaillou, Raphaël Daubet, Vincent Delahaye, Mme Patricia Demas, M. Éric Dumoulin, Mme Amel Gacquerre, MM. Roger Karoutchi, Khalifé Khalifé, Vincent Louault, Louis-Jean de Nicolaÿ, Alexandre Ouizille, Didier Rambaud, Mme Marie-Pierre Richer, MM. Pierre-Alain Roiron, Jean Sol, Mmes Sylvie Vermeillet, Mélanie Vogel.
AVANT-PROPOS
Christine Lavarde, présidente de la délégation à la prospective
À l'instar des révolutions technologiques générales que furent la machine à vapeur, l'électricité ou encore Internet, l'intelligence artificielle (IA) pourrait profondément changer la façon dont nous vivons et travaillons, et ceci dans tous les domaines. Pourtant, dans le secteur public, les expérimentations restent à ce jour limitées, les annonces modestes, et la parole très prudente.
Pour l'État, les collectivités territoriales et les autres acteurs publics, le potentiel de l'IA générative est immense. Bien utilisée, elle pourrait devenir un formidable outil de transformation de l'action publique, rendant celle-ci non seulement plus efficace - qu'il s'agisse de contrôle fiscal ou de diagnostic médical - mais aussi plus proche des citoyens, plus accessible, plus équitable, plus individualisée et finalement plus humaine - avec une capacité inédite à s'adapter aux spécificités de chaque élève, de chaque demandeur d'emploi, de chaque patient ou de chaque justiciable.
Pour autant, le secteur public n'est pas un secteur comme les autres. Si l'IA n'est qu'un outil, avec ses avantages, ses risques et ses limites, son utilisation au service de l'intérêt général ne pourra se faire qu'à condition que les agents, les usagers et les citoyens aient pleinement confiance.
La confiance, cela passe d'abord par la connaissance : par son approche sectorielle, la délégation espère contribuer à démystifier une technologie qui suscite encore beaucoup de fantasmes, et à en montrer concrètement les possibilités comme les limites.
La confiance, c'est aussi et surtout l'exigence : une IA au service de l'intérêt général, c'est une IA au service des humains (agents et usagers), et contrôlée par des humains (citoyens). C'est aussi une IA qui s'adapte à notre organisation administrative et à notre tradition juridique, et qui garantit le respect des droits et libertés de chacun. C'est, enfin, une IA qui n'implique ni dépendance technologique, ni renoncement démocratique.
QUELQUES DÉFINITIONS D'INTÉRÊT GÉNÉRAL
· Intelligence artificielle (IA) : terme apparu en 1956 qui, dans son sens actuel, désigne un programme informatique (algorithme) fondé sur l'apprentissage automatique, ou apprentissage machine (machine learning). Cette technique permet à la machine d'apprendre par elle-même à effectuer certaines tâches à partir d'un ensemble de données d'entraînement. Elle repose sur une approche statistique (IA connexionniste), par opposition à l'informatique « classique » (IA symbolique), qui consiste à suivre une suite de règles logiques préétablies (de type « SI... ET... ALORS... »).
· Apprentissage profond (deep learning) : perfectionnement de l'apprentissage automatique grâce à une organisation en réseaux de neurones artificiels, où chaque « neurone » est une fonction mathématique qui ajuste ses paramètres au fur et à mesure de l'entraînement.
Les progrès sont spectaculaires à partir des années 2010 du fait de 3 facteurs : la sophistication des modèles, la disponibilité des données, et surtout l'explosion de la puissance de calcul.
L'IA est désormais présente dans de très nombreuses applications de notre quotidien.
· IA générative : modèles d'IA comme ChatGPT spécialisés dans la création de contenus originaux et réalistes, en réponse à une instruction formulée en langage naturel (le prompt). Le contenu peut être du texte, mais aussi du code informatique, un fichier Excel, une image (Dall-E, Midjourney), un fichier audio ou vidéo (Sora), etc.
· Grands modèles de langage ou LLM (large language models) : modèles d'IA spécialisés dans le traitement du langage naturel, dans toutes les langues.
Entraînés sur d'immenses quantités de textes, ils établissent des relations mathématiques entre les mots et les notions sous-jacentes, à partir de calculs de probabilités.
Les IA génératives sont construites sur des LLM (ex. modèle GPT-4 pour ChatGPT).
Le lancement de ChatGPT, fin 2022, par la société OpenAI a provoqué dans le monde entier une prise de conscience du potentiel de l'IA générative.
Ce robot conversationnel (chatbot) permet à chacun d'accéder à un modèle à la fois :
- généraliste : il peut traiter tout type de demande, là où la plupart des modèles sont spécialisés dans une tâche précise ;
- multimodal : il peut générer différents contenus (texte, image, graphique, etc.), faire une recherche en ligne ou exécuter un programme informatique ;
- ergonomique : les échanges se font simplement (dans un chat), en langage naturel, et ne demandent aucune compétence technique particulière ;
- peu coûteux : 22 euros par mois pour le modèle le plus puissant du marché (GPT-4), gratuit pour GPT-3.5.
Quelques grands modèles de langage (LLM) concurrents de ChatGPT/GPT-44
L'ESSENTIEL
La présence et l'efficacité des services publics sur les territoires constituent un enjeu majeur pour nos concitoyens, qui craignent, voire constatent et déplorent, la disparition des antennes de proximité qui existaient par le passé, avec une co nséquence : le développement de fortes inégalités d'accès.
Le déploiement du numérique et des téléprocédures auquel on assiste depuis deux décennies dans le secteur public permet de s'affranchir de certaines contraintes en élargissant les possibilités de trouver des renseignements ou encore réaliser des démarches administratives sans dépendre d'un guichet physique. Mais ceci s'effectue au prix d'une réduction des contacts directs entre usagers et fournisseurs des services publics et d'une absence d'explication et de dialogue entre usagers et administration.
De nombreux acteurs interviennent sur les territoires : État, collectivités territoriales, opérateurs publics ou même privés chargés de missions extrêmement variées : aménagement urbain, mobilités, fourniture d'énergie ou d'eau, déchets, restauration scolaire... Ils sont tous confrontés, dans un contexte de tension sur les moyens budgétaires disponibles, à la nécessité de gagner en efficacité et en efficience.
L'intelligence artificielle (IA) constitue une nouvelle brique dans la numérisation des services publics. Les progrès technologiques possibles en matière d'IA suscitent l'espoir d'améliorer les processus administratifs, d'abord par une meilleure connaissance du territoire et de ses habitants, ensuite par une prise de décision plus rapide en étant capables de prendre en compte une plus grande variété de paramètres, enfin par le renforcement du suivi des décisions et un meilleur contrôle des conditions d'exécution des tâches des acteurs locaux. Globalement, l'IA pourrait ainsi être un moyen de mieux répondre aux besoins des territoires.
Mais l'IA suscite aussi la crainte d'une aggravation des effets négatifs déjà constatés de la numérisation : déshumanisation, absence de souplesse d'interprétation, dessaisissement des décideurs locaux et en premier lieu les élus, au profit d'une approche purement technocratique, accroissement des inégalités territoriales.
Une dizaine de propositions sont mises en avant pour faire en sorte que l'utilisation de l'IA pour la gestion de nos territoires soit véritablement un atout dans les années qui viennent, et tienne la promesse ambitieuse d'une meilleure efficacité des services publics, au service de tous les territoires hexagonaux mais aussi d'outre-mer.
PREMIÈRE PARTIE
LA NÉCESSITÉ DE
RECOURIR À L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE POUR TRAITER
DES DONNÉES TERRITORIALES MASSIVES
L'IA s'est imposée dans le débat public comme un axe de transformation majeure des activités économiques et bien au-delà. La révolution de l'IA pourrait marquer une troisième étape de la numérisation des territoires, après celle de l'apparition des ordinateurs (1ère étape) puis celle du développement d'Internet et des communications numériques (2ème étape).
En effet, l'IA offre une solution technologique pour répondre à l'explosion des données numériques. Elle permet d'accélérer leur traitement, voire tout simplement de le rendre possible, dès lors que les volumes à traiter dépassent les capacités traditionnelles dont nous disposons. Nous assistons aujourd'hui à un foisonnement d'initiatives et d'expérimentations d'applications de l'IA sur les territoires, menées par des acteurs extrêmement variés, pas seulement les collectivités territoriales.
I. LES TERRITOIRES, TERREAU FERTILE DES DONNÉES NUMÉRIQUES
A. LES DONNÉES SONT PARTOUT SUR LE TERRITOIRE
L'explosion des données numériques est un fait récent lié à la numérisation de la quasi-totalité des processus administratifs ou techniques mais aussi de l'ensemble des aspects de la vie quotidienne. Une note scientifique de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de janvier 2023 donnait déjà une idée de l'ampleur du phénomène : à l'échelle mondiale, on produisait 2 zettaoctets (ZB) de données par an en 2016 et on devrait en être à 181 en 20251(*).
Beaucoup de ces données sont produites automatiquement, sans que l'on s'en aperçoive, à travers des objets connectés, notamment nos smartphones. Reliés en permanence à Internet, ils sont de véritables traceurs des déplacements de leurs propriétaires. Le développement d'une large palette d'objets connectés embarqués dans toute une série d'équipements enrichit sans cesse la production de données numériques géolocalisées.
Le territoire est ainsi de plus en plus « mis en données » pour être décrit, analysé sous différentes facettes à différentes échelles, l'échelle administrative de la commune étant le niveau de description le plus courant, même s'il existe des échelles plus fines.
La numérisation du territoire en tant que tel a par ailleurs fait d'immenses progrès. L'époque des cartes sous format papier en deux dimensions est désormais révolue. L'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) est par exemple capable de fournir une cartographie extrêmement précise de l'ensemble du territoire national en trois dimensions, en combinant de multiples techniques, de la photo satellite à la détection par laser (Lidar).
Enfin, les données sont non seulement géolocalisées mais s'intègrent désormais dans une temporalité de l'immédiateté. Elles sont produites en temps réel pour permettre aux utilisateurs de ces données de disposer d'une connaissance sans délai des événements qui se déroulent sur le territoire et de s'y adapter instantanément. L'un des exemples les plus frappants est le guidage des conducteurs d'automobiles, qui ne dépendent plus d'une information trafic fournie par un média d'information traditionnel mais bénéficient directement d'algorithmes puissants qui calculent le meilleur itinéraire en fonction de la situation du moment sur les routes.
La connaissance de cet écosystème des données locales et son bon fonctionnement font l'objet d'un suivi par une instance, le Conseil national de l'information géolocalisée (CNIG), qui joue un rôle de coordination des territoires producteurs et utilisateurs de données numériques géolocalisées.
Le Conseil national de l'information géolocalisée (CNIG)
Le CNIG est une instance consultative placée auprès du ministre en charge du développement durable. Le secrétariat du CNIG est assuré par le Commissariat général au développement durable (CGDD).
Les données géolocalisées sont essentielles à la compréhension du territoire et au pilotage de l'action publique, mais elles sont souvent éclatées entre de nombreux acteurs.
Or, nous sommes à la fois utilisateurs et producteurs de données. Il est important d'organiser les données pour pouvoir les collecter et les réutiliser efficacement, dans le respect de règles techniques et éthiques.
Le CNIG organise la concertation entre producteurs de données et établit des standards et référentiels pour la production, la diffusion, l'utilisation et le traitement des données géolocalisées.
Par exemple, le CNIG fournit un standard pour les données d'accessibilité des cheminements en voirie, afin de permettre à des applications informatiques de calculer les itinéraires que peuvent emprunter les personnes à mobilité réduite. Le CNIG a également défini un référentiel permettant de mettre à disposition du public une carte actualisée des règles d'urbanisme au sein du géoportail de l'urbanisme.
Un pôle de coordination avec les territoires, constitué au sein du CNIG, est chargé de faire le lien avec des comités régionaux de l'information géographique (CRIG), de recueillir les besoins locaux ou encore de diffuser des recommandations et bonnes pratiques.
B. LES ACTEURS PUBLICS AU CoeUR DE LA DONNÉE TERRITORIALE
1. Les collectivités territoriales
Dans le cadre de leurs missions, les collectivités territoriales produisent et gèrent une grande diversité de données relatives à leur territoire : des données administratives et de gestion (données démographiques ou encore financières), des données sociales permettant de mesurer les spécificités des populations habitant le territoire (bénéficiaires d'aides sociales, de services scolaires, demandeurs de logements sociaux) mais aussi des données relatives aux infrastructures et équipements publics (bâtiments, voirie), aux transports et aux mobilités (flux de véhicules, places de stationnement, fréquentation des lieux publics).
Elles produisent ou font produire des données environnementales (qualité de l'air, de l'eau, quantité de déchets collectés, mesures de biodiversité, consommation d'énergie). Enfin, elles sont le lieu de production d'une documentation non structurée à usage externe ou interne (journaux locaux, rapports aux conseils municipaux, rapports d'activité, notes) qui contiennent des informations qualitatives difficilement exploitables de manière automatisée.
Les collectivités sont aussi des producteurs indirects de données à travers leurs délégataires pour les missions qui leur sont confiées : restauration scolaire, gestion des réseaux d'eau et d'assainissement, gestion des déchets, etc.
2. Les autres acteurs publics
De grandes masses de données relatives au territoire sont également générées dans le cadre de leurs missions par d'autres acteurs publics que les collectivités territoriales.
Sans prétendre à un recensement exhaustif, on peut en identifier plusieurs catégories :
- les données cartographiques : bases de l'IGN, du service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM), du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ou des gestionnaires de voies navigables (VNF, CNR) ;
- les données économiques et sociales : bases de l'Insee, de la direction générale des finances publiques (DGFiP) ou encore de France Travail ;
- les données des services de sécurité (police, gendarmerie) ou de secours (pompiers, Samu) ;
- les données liées aux infrastructures et aux déplacements collectées par les opérateurs : compagnies d'autobus, SNCF, RATP ;
- les données techniques, par exemple celles liées à la consommation d'énergie d'un équipement ou d'un bâtiment ou encore les volumes d'eau potable distribués dans les réseaux ou d'eaux usées collectées et traitées dans les usines d'assainissement.
3. Les fournisseurs de services numériques
Le panorama serait très parcellaire si on limitait le recensement des données concernant les territoires à celles relevant des acteurs publics. Les opérateurs privés de télécommunication et les fournisseurs de services numériques collectent en effet de très nombreuses données qui ont un lien fort avec le territoire, en grande partie grâce à la géolocalisation des appareils mobiles (téléphones, tablettes). Les flux numériques ne sont en effet pas totalement dématérialisés puisqu'ils dépendent d'une infrastructure de télécommunication physique (réseau filaire cuivre ou fibre, antennes de téléphonie mobile) et leur passage par cette infrastructure laisse des traces.
Cela donne aux acteurs majeurs du numérique un pouvoir important de connaissance des habitudes de consommation et des habitudes de vie d'une large part de la population nationale, puisque selon l'Insee, 77 % des Français possédaient en 2022 un smartphone, la proportion montant à 94 % pour les 15-29 ans2(*). Cette connaissance par la collecte massive de données fait la force des grands acteurs des services numériques : Gafam américains ou BATX chinois.
C. LE DÉFI DE L'ACCÈS AUX DONNÉES
Mais la production de données numériques ne sert que si celles-ci peuvent être utilisées et réutilisées. La question stratégique est donc celle non pas de la production, mais de l'accès aux données et de leur exploitation.
Remis en septembre 2023 au ministre de l'action et de la transformation publiques, le rapport de la mission « Data et territoires » de Christine Hennion, Magali Altounian et Bertrand Monthubert3(*) constatait que si les données « sont essentielles au pilotage des politiques publiques », elles ne sont pas disponibles facilement. La politique d'ouverture des données publiques (par exemple la base adresse, le plan cadastral, le registre des sociétés ou encore la base des valeurs foncières) permet l'accès à un premier niveau d'information. La plateforme data.gouv.fr recense les bases publiques existantes. Mais le rapport constate un « grand silotage de l'offre de données produites par l'État et ses opérateurs ». Il mentionne aussi le problème de l'interopérabilité des bases de données, indispensable lorsque l'on souhaite réaliser des exploitations croisées.
Le rapport note également que toutes les données publiques produites sur les territoires ne sont pas accessibles librement. La politique d'Open Data des données publiques n'est pas encore totalement appliquée. En outre, de très nombreuses données sont produites par des opérateurs privés, qui en sont propriétaires et ne les mettent pas librement à disposition, sauf cas particulier comme durant la crise sanitaire de 2020. S'il existe des possibilités juridiques d'accès aux données du secteur privé à des fins d'intérêt général, celles-ci sont en pratique très peu utilisées.
Enfin, même disponible, la donnée doit être traitée pour être exploitable. Pour cela, un travail d'intégration des données dans des systèmes informatiques est nécessaire et passe par des développements coûteux.
La politique d'Open Data
La politique d'Open Data (ou ouverture des données) repose sur la mise à disposition et la possibilité de réutilisation des données publiques par les chercheurs, par les entreprises et plus largement par les citoyens.
Au-delà du droit d'accès aux documents administratifs, qui existe depuis la fin des années 1970, la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique a posé le principe d'une très large ouverture des données détenues par l'État, les collectivités territoriales ou leurs opérateurs. La publication en ligne sous un format ouvert et accessible de leurs données numériques devient la règle et les restrictions d'accès l'exception.
À l'échelle européenne, les mêmes principes de mise à disposition et de réutilisation des données publiques ont été établis par la directive n° 2019/1024 de juin 2019. Un règlement d'exécution n° 2023/138 a par la suite fixé une liste de jeux de données à forte valeur qui devaient être mis à disposition gratuitement à tout utilisateur au plus tard en juin 2024.
Les objectifs de la politique d'ouverture des données ne se limitent pas seulement à l'impératif de contrôle démocratique de l'action publique par le renforcement de la transparence. Il s'agit aussi, en mettant à disposition des données, de stimuler l'innovation et de permettre ainsi, en retour, d'améliorer l'efficacité des services publics.
La France se place en tête du classement européen de l'ouverture des données publiques4(*). Les jeux de données disponibles font l'objet d'un recensement sur la plateforme data.gouv.fr.
La politique des données ouvertes se heurte toutefois à quelques difficultés : définition des périmètres de protection des données à caractère personnel (conformément au RGPD), mise en oeuvre de l'anonymisation des données, absence de capacité technique ou financière effective des petites collectivités à mettre à disposition leurs données, qualité insuffisante de la documentation devant permettre l'exploitation des jeux de données.
En outre, la politique des données ouvertes ne s'impose qu'aux acteurs du secteur public. À l'inverse, pour les acteurs privés, les données constituent un actif dont la mise à disposition peut se monnayer, voire rester non diffusées pour préserver une avance technologique dont une firme pourrait bénéficier grâce à la détention de jeux de données exclusifs.
Enfin, une fois les données mises à disposition, encore faut-il pouvoir les exploiter, ce qui nécessite de disposer de compétences en sciences des données ou encore de se doter d'outils de visualisation.
Le pari de la stratégie des données ouvertes est précisément d'encourager les acteurs privés, les chercheurs, voire les citoyens eux-mêmes, à développer les usages et à construire une offre numérique nouvelle permettant des gains en performance ou une réduction des coûts.
II. L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, INSTRUMENT D'EXPLOITATION DE LA DONNÉE TERRITORIALE
A. LE RECOURS ASSEZ CLASSIQUE AUX SYSTÈMES INTELLIGENTS POUR TRAITER LA DONNÉE STRUCTURÉE
Les données structurées sont organisées sous un format défini et ont des relations claires qui sont exploitables par des traitements algorithmiques classiques. Les systèmes intelligents sont capables d'analyser rapidement des volumes importants de données qu'il ne serait pas possible de gérer à la main dans des délais raisonnables. Ils peuvent ainsi identifier des tendances ou des anomalies et déclencher automatiquement des actions prédéfinies.
L'intelligence embarquée dans ces systèmes est très spécifique à leur domaine d'intervention et leur bon fonctionnement dépend de la qualité et de la précision des données collectées. Il s'agit de systèmes d'intelligence artificielle dite étroite (ou faible) destinés à effectuer des tâches spécifiques et limitées mais qui sont très utiles.
Ces systèmes intelligents sont répandus dans l'industrie et peuvent avoir un coût initial élevé, car il faut prévoir tous les cas de figure, puis des coûts de maintenance eux aussi élevés, pour garantir une fiabilité et une performance dans le temps. Des développements informatiques particuliers et très personnalisés les conduisent à être globalement assez coûteux.
Sur les territoires, ces types de systèmes intelligents servent plutôt dans des domaines techniques, en particulier pour la gestion d'équipements complexes : usines de traitement des eaux usées, usines de traitement des déchets, distribution d'énergie. Ils sont invisibles des non-professionnels.
Des systèmes intelligents peuvent aussi être utilisés dans la gestion interne, par exemple dans des logiciels de gestion financière ou de gestion technique des collectivités territoriales. La particularité de ces systèmes tient au fait qu'ils ne s'adressent pas directement aux habitants ou aux citoyens.
B. L'IA AU SECOURS DU PROCESSUS DÉCISIONNEL
Dans un document de 2019, donc assez ancien à l'échelle de l'évolution des technologies, intitulé « Guide Intelligence Artificielle et Collectivités »5(*), la Banque des territoires rappelait que les applications d'IA couvrent en réalité la totalité du processus de décision.
Ce document segmentait les usages de l'IA en trois groupes : la qualification, l'appréciation et en troisième lieu, l'action, et donnait quelques exemples d'applications concrètes de l'IA pour les territoires :
- décrire, synthétiser : classification et catégorisation de textes permettant d'extraire un sentiment ou une intention dans des messages issus d'un texte ;
- détecter : détection d'une fraude, d'une anomalie ;
- prédire : prédiction de trafics et d'accidents routiers en secteur urbain ;
- reconnaître : reconnaissance d'images statiques ou en mouvement ;
- automatiser la réalisation de tâches complexes comme déplacer un véhicule sans pilote ;
- prescrire : recommandation au client ou à l'usager ;
- générer : produire automatiquement un texte ou une image, voire une vidéo.
Segmentation des usages de l'intelligence artificielle
Source : Caisse des dépôts, Étude Collectivités et IA, 2019
Dans tous les cas, l'IA produit des effets concrets et fait des choix orientés par le système informatique qui l'a conçue.
C. L'EXTENSION DU CHAMP DES POSSIBLES GRÂCE AUX NOUVELLES TECHNOLOGIES D'IA
Le perfectionnement des outils d'IA permet d'envisager d'y recourir bien au-delà de domaines techniques bien délimités et même lorsqu'on ne dispose pas de données structurées.
Ainsi, l'IA peut déjà être utilisée pour « nettoyer » des données, les classer et les mettre sous une forme utilisable. Lors de son audition devant la délégation à la prospective du Sénat le 12 novembre 2025, le directeur général de l'IGN Sébastien Soriano mettait en évidence le rôle clef de l'IA pour décrire le territoire.
À l'IGN, dix systèmes d'IA permettent d'accélérer la mise en place de nouvelles descriptions du territoire en interprétant les images aériennes ou satellites croisées à un référentiel d'occupation des sols qui repose sur des données annotées par des techniciens-experts.
L'IA peut aussi être utilisée pour mettre en relation des informations, sans que cela ait été prévu initialement. Le récent rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) intitulé « ChatGPT, et après ? Bilan et perspectives de l'intelligence artificielle »6(*) décrit les mécanismes par lesquels l'IA découpe les informations et utilise les calculs statistiques et les probabilités pour produire des résultats exploitables. L'IA peut ainsi être mobilisée pour faire progresser notre connaissance du territoire ou encore anticiper ses évolutions.
L'irruption de l'IA générative peut apporter des services nouveaux dans la production de textes ou d'images. Le rapport exploratoire du « think tank » Urban IA intitulé « Villes et IA générative »7(*) cite l'exemple d'une start-up basée à Helsinki, dénommée UrbanistAI, qui « utilise de l'IA générative pour créer des visuels de rue, d'immeubles ou de quartiers à partir de descriptions en langage naturel ».
III. UN LARGE PANORAMA DU RECOURS À L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DANS LES TERRITOIRES
L'IA est déjà une réalité dans de nombreux processus mis en oeuvre à l'échelle locale. Il ne s'agit d'ailleurs pas toujours de solution d'IA générative, même si les nouveaux usages que celle-ci permet encouragent à l'adopter de plus en plus.
Le recours à l'IA dépend d'un facteur clef : la capacité à piloter des projets d'IA, qui se heurte à la disponibilité des ressources, en particulier des ressources humaines. Si beaucoup de collectivités territoriales souhaitent lancer des projets d'IA, elles ne disposent pas forcément en interne des compétences pour pouvoir les mener à bien, et même parfois simplement pour connaître l'état des technologies et recenser les solutions que le marché peut offrir.
A. UNE ADOPTION DE L'IA QUI COUVRE UNE GRANDE VARIÉTÉ DE DOMAINES
Le rapport du Conseil d'État d'août 2022 consacré à l'intelligence artificielle et l'action publique8(*) avait fourni une première cartographie des systèmes d'IA pour la gestion des territoires (fiche n° 1 de l'annexe n° 9). Pour les auteurs du rapport, « la gestion et l'aménagement du territoire et de l'espace (voiries et réseaux, urbanisme...) constituent un terrain d'application privilégié » pour le déploiement de ces systèmes. Plusieurs catégories de cas d'application avaient été identifiés :
- les transports et la mobilité, pour lesquels il existe déjà des outils grand public mis à disposition par les grands acteurs du numérique pour le calcul d'itinéraires ou le guidage routier (par exemple l'application waze). Les acteurs publics fournissent aussi des services au public (par exemple l'application Vianavigo d'Île-de-France mobilité) mais ils peuvent aussi recourir à l'IA pour des besoins internes, par exemple pour optimiser la gestion de trafic (application NExTEO de la SNCF pour la gestion des trains et l'aide à la conduite) ou encore pour planifier l'entretien des infrastructures ;
- la gestion des déchets est aussi un domaine où l'IA peut aider, par exemple à calculer les meilleurs circuits de ramassage, ou pour trier les déchets sur les tapis des centres de tri ;
- la gestion de l'eau, de la même manière, a été repérée comme un terrain propice à l'utilisation de l'IA, par exemple pour repérer les fuites ou pour anticiper les volumes à produire et distribuer ;
- l'éclairage public, peut aussi bénéficier des apports de l'IA, grâce à des capteurs qui renvoient des informations à un système central capable de moduler l'intensité lumineuse en fonction de la fréquentation ou d'autres paramètres ;
- la surveillance de l'état de la voirie ou encore des dépôts sauvages peut aussi être en partie automatisée par l'IA ;
- l'affectation des espaces urbains ou encore la délivrance des autorisations d'urbanisme sont un des champs également cités dans l'étude du Conseil d'État ;
- enfin, les relations des collectivités territoriales avec les usagers peuvent s'appuyer sur de l'IA pour répondre aux questions à travers des robots conversationnels (chatbots), guider les administrés dans leurs démarches, ou encore recueillir les avis, les classer, les synthétiser.
B. UNE ADOPTION DE L'IA PAR LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES QUI PROGRESSE
L'observatoire Data Publica9(*) publie depuis 3 ans un baromètre national sur la data et l'IA dans les territoires, basé sur une enquête qui a touché 289 collectivités et établissements publics locaux en 2024. Ce baromètre montre une progression nette de la proportion des collectivités territoriales ayant engagé ou prévoyant d'engager un projet IA dans l'année.
Il est intéressant de noter que les usages concernés par les projets d'IA dans les collectivités territoriales sont extrêmement variés : 29 % concernent la gestion administrative et 11 % concernent la relation aux usagers (robots conversationnels), mais d'autres usages comme la gestion de l'espace public, la sécurité, l'aménagement du territoire ou encore le tourisme sont concernés.
En réalité, la palette des usages est extrêmement ouverte et les produits sont assez variés. Nous sommes dans une phase de foisonnement d'initiatives qui comprend toujours une part de risque. Dans le cadre des relations avec les usagers, ce recours à l'IA répond aussi à l'exigence de simplicité et de rapidité d'accès aux services locaux, déjà offerte par les acteurs privés. Le citoyen consommateur doté de smartphone veut pouvoir faire ses démarches de manière aussi simple avec sa mairie qu'avec n'importe quel fournisseur de service commercial en ligne.
Un graphique fourni lors d'une audition par Jacques Priol résume bien la grande variété des usages possibles de l'IA pour les collectivités territoriales :
Mais si les usages potentiels de l'IA par les collectivités territoriales sont nombreux, on est encore loin d'une généralisation. Les auditions permettent de dresser un quadruple constat :
- les usages de l'IA dans les collectivités territoriales progressent mais sont encore limités et restent à un stade expérimental ;
- les initiatives se déploient dans des champs de plus en plus variés, de la relation citoyenne à la mobilité, en passant par l'environnement ;
- les utilisations actuelles de l'IA dans les collectivités sont assez similaires à celles observées dans le monde de l'entreprise : il n'y a pas de spécificités fortes du secteur des collectivités ;
- les utilisations de l'IA sont plutôt axées sur la recherche d'efficacité et d'optimisations et assez peu pour créer de nouveaux services.
C. UNE MULTIPLICITÉ DES ACTEURS ET UTILISATEURS DE L'IA DANS LES TERRITOIRES
Si réfléchir aux usages de l'IA sur les territoires amène naturellement à s'interroger en priorité sur l'adoption de ces outils par les collectivités, en réalité, c'est l'ensemble des acteurs des territoires qui sont concernés, au-delà des seules collectivités territoriales.
· C'est vrai des services de l'État à l'échelle déconcentrée, qui peuvent tirer profit de l'IA pour mieux agir. Ainsi, depuis 2019, l'outil « IAlim » est utilisé pour le ciblage des contrôles sanitaires dans les restaurants, en analysant les commentaires laissés par les clients sur les sites Internet (Google, Tripadvisor). D'importants progrès ont également été enregistrés en matière d'IA dans le domaine de la sécurité et du contrôle des espaces publics par la vidéosurveillance augmentée10(*).
· C'est vrai aussi des différents opérateurs du service public, pour lesquels l'IA constitue une aide dans la mise en oeuvre de leurs missions. L'IA peut ainsi apporter des améliorations considérables dans le secteur du transport et ce à plusieurs étapes : pour planifier les déplacements et les optimiser en termes de durée ou de distance, mais aussi pour réaliser les déplacements eux-mêmes en automatisant au moins en partie la conduite de véhicule.
· Les acteurs privés sont aussi des utilisateurs intensifs potentiels de l'IA dans les territoires.
Le secteur de l'agriculture est emblématique des changements technologiques rapides qui peuvent transformer rapidement les pratiques traditionnelles et offrir des solutions innovantes pour faire face au changement climatique, optimiser la consommation de ressources naturelles ou encore obtenir des gains de productivité. L'IA peut en effet être sollicitée pour l'optimisation des cultures et des rendements (gestion des semis, choix des variétés, irrigation intelligente, mobilisation au bon endroit et dans les bonnes quantités des fertilisants azotés ou des produits phytopharmaceutiques... Elle est également utile pour détecter les maladies ou les ravageurs des cultures à partir de l'imagerie satellite. Elle permet d'automatiser davantage les interventions dans les champs : labour, robots de récolte.
L'adoption des outils d'IA dépend toutefois de leur capacité à convaincre qu'ils sont plus efficaces que les techniques traditionnelles de culture basées davantage sur l'expérience de l'agriculteur complétée par la valeur ajoutée des conseillers des chambres d'agriculture et qu'ils présentent un coût raisonnable. L'efficacité des outils d'IA appliqués à l'agriculture dépend aussi de la quantité et de la qualité des données disponibles. Fondée en 2016, l'association « La ferme digitale » promeut l'adoption par les agriculteurs des technologies digitales pour répondre aux nombreux enjeux auxquels ils ont à faire face.
· Le grand public, enfin, est un utilisateur au quotidien de l'IA dans les territoires. L'exemple le plus courant est celui des applications de navigation (comme Google Maps) qui prescrivent des trajets. De plus en plus, le commerce physique et le commerce électronique s'interpénètrent grâce à la géolocalisation et l'IA intervient pour guider l'utilisateur vers une boutique qui peut correspondre à ses aspirations, suggérer au touriste un lieu de visite, un restaurant, un café, ou proposer à plusieurs personnes partageant un centre d'intérêt commun sans forcément se connaître de se rassembler en un lieu précis. Bref, l'IA irrigue le quotidien sans que l'on s'en rende toujours compte.
Un exemple : l'utilisation de l'IA par les services d'incendie et de secours
Réunis fin 2024 à Mâcon pour leur Congrès national, les sapeurs-pompiers de France se sont penchés sur les nouvelles possibilités offertes par l'IA. L'IA peut aider à analyser les appels qui arrivent au numéro d'urgence (analyse de la voix, tri des appels), à assurer une retranscription numérique des interventions ou encore à gérer les plannings et disposer sur le territoire les différents moyens opérationnels : casernes, véhicules, hélicoptères et canadairs.
Le projet de recherche Firecaster, soutenu par l'Agence nationale de la recherche11(*), vise à développer un outil d'IA pour prédire le risque d'incendie et les scénarios de développement de ceux-ci en fonction de multiples paramètres : météo, vent, terrain, caractéristiques de la végétation. L'ambition est de disposer d'un instrument capable de réaliser des prédictions fines et fiables en temps réel, et d'anticiper les effets des différents scénarios d'intervention des pompiers : rapidité pour fixer puis éteindre le feu, pollutions induites par l'intervention, risques de propagation, etc.
Les apports de l'IA pour les services de mobilité
Le secteur des transports et des déplacements est l'un des domaines où l'IA est particulièrement adaptée et utile. Elle peut intervenir à la fois en amont, dans la planification des trajets et en direct dans la phase de réalisation de la prestation de déplacement.
L'IA est utile à la fois pour l'utilisateur de service de transports, lui servant à se renseigner, à arbitrer entre plusieurs itinéraires ou moyens de transport, mais aussi aux autorités organisatrices des transports et aux organismes chargés de mettre à disposition les véhicules et moyens de déplacement, pour planifier, réguler, s'ajuster.
Elle peut s'appuyer sur des masses considérables de données collectées lors des déplacements des objets ou des individus.
L'IA intervient ainsi dans la phase d'analyse de l'existant. Elle peut calculer les répétitions de trajets (mobilités du quotidien) réaliser une analyse spatiale des flux de mobilité, identifier les besoins de manière très précise. Elle est utile pour calibrer l'offre de transport collectif, optimiser les fermetures de route pour générer le moins de gêne possible pour les usagers.
L'IA intervient ensuite dans la gestion de trafic, par exemple pour permettre des cadencements rapprochés dans les transports collectifs dont l'infrastructure est très sollicitée. Ainsi, la SNCF met en place un nouveau système d'exploitation des trains Est-Ouest (NExTEO) pour son réseau de RER en Île-de-France, grâce à la possibilité pour les trains de communiquer entre eux et en s'appuyant sur une automatisation poussée du pilotage de l'exploitation des lignes grâce à l'IA.
L'IA intervient aussi à l'échelle du pilotage des véhicules, avec la voiture autonome, le dernier niveau d'autonomie n'étant cependant pas encore en production mais seulement en test dans quelques pays.
L'IA permet aussi une meilleure maintenance prédictive des équipements de transport, afin d'anticiper les pannes et prolonger la durée de vie des véhicules.
L'IA offre aux utilisateurs des applications de navigation intelligentes offrant des itinéraires personnalisés. Au-delà de l'information, elle propose, suggère des trajets optimisés et peut s'adapter aux changements dans l'environnement général, en cas d'accident ou d'incident technique.
Un autre apport de l'IA est de contribuer à la décarbonation des transports, en permettant de grouper les déplacements, de choisir les modes les moins énergivores. Dans le domaine aérien, l'IA est d'ores et déjà utilisée pour calculer les altitudes et caps les plus pertinents.
En matière de mobilités, les usages de l'IA permettent à la fois d'optimiser l'existant, mais aussi de créer de nouveaux services, qui transforment considérablement l'expérience de mobilité.
DEUXIÈME
PARTIE
MAÎTRISER L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE POUR PILOTER LA
TRANSFORMATION DES SERVICES PUBLICS LOCAUX
Après avoir examiné ce que l'IA était capable de faire dans les territoires, il convient de s'interroger sur le sens de son adoption par les acteurs du territoire. S'il paraît acquis que l'IA n'est pas un gadget mais une tendance lourde capable de transformer concrètement la vie quotidienne, il s'agit de sortir de la fascination pour l'outil. Celui-ci doit être mis au service d'un projet, d'un but défini de manière assez large : l'amélioration des services publics locaux.
Le rapport de la Commission de l'intelligence artificielle présidée par Philippe Aghion et Anne Bouverot intitulé « IA, notre ambition pour la France » et publié en mars 2024 insistait sur le potentiel de transformation du secteur public grâce à l'IA. Si la dématérialisation des procédures est un acquis des dernières années - citant l'observatoire des démarches en ligne, le rapport indiquait que plus des trois quarts des 250 procédures les plus utilisées sont dématérialisées - l'IA devrait être « l'occasion pour les services publics d'aller plus loin dans leur transformation ». Le rapport poursuit : l'IA « promet en effet de personnaliser le service public, de le rendre plus efficient, et l'IA générative promet de fluidifier la communication avec les utilisateurs. Une IA générative pourrait bientôt réexpliquer plusieurs fois dans un langage accessible quelles sont les démarches à faire pour inscrire son enfant dans une école, ou pour remplir ses déclarations d'impôts ».
Mettre l'IA au service de l'amélioration des services publics locaux impose d'examiner au préalable les avantages mais aussi les risques associés à l'IA.
I. QUELLE ÉQUATION BÉNÉFICE-RISQUE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DANS LES TERRITOIRES ?
A. QUELS AVANTAGES ESPÉRER DE L'IA ?
1. Une multiplicité d'objectifs possibles
Il est difficile de mesurer a priori les avantages qui pourraient être tirés du déploiement de l'IA dans les territoires. Une certitude s'impose toutefois : l'IA est susceptible d'avoir un impact fort.
Des travaux menés par la promotion 2023-2024 de l'Institut national des études territoriales (INET) rendus publics en avril 202412(*) concluaient que 25 % des tâches des agents territoriaux pourraient être effectuées, en totalité ou en partie, par l'IA générative. Parmi les métiers les plus concernés, ceux d'agent d'accueil et d'assistant de gestion représentent, en volume, la part la plus importante. L'étude fournissait une liste de tâches avec un haut potentiel d'automatisation, qui figure dans le tableau ci-après.
L'IA peut intervenir en remplacement de tâches effectuées par des individus - par exemple pour réaliser un compte rendu à partir d'une piste audio - mais peut aussi apporter un service nouveau, qui n'était jusque-là effectué par personne - par exemple, répondre à des demandes de renseignement ou effectuer des démarches en dehors des heures habituelles d'ouverture des services.
Les projets d'IA peuvent répondre à un objectif d'amélioration de qualité de service, par exemple en réduisant les erreurs et en fiabilisant les processus mais peuvent aussi viser à faire simplement des économies par l'automatisation de tâches répétitives.
Président de l'Association des Maires de France (AMF) le maire de Cannes David Lisnard indiquait ainsi à la presse fin 2024 vouloir mobiliser l'IA dans sa collectivité afin « d'augmenter la productivité des agents » et « faire des économies »13(*).
Au demeurant, l'automatisation de tâches répétitives et chronophages constitue aussi un progrès pour les agents publics, qui peuvent redéployer leurs activités sur des tâches à plus forte valeur ajoutée et moins pénibles.
Enfin, les projets d'IA dans les territoires peuvent aider à la prise de décision à différents niveaux : certains projets peuvent aller très loin dans l'automatisation de la prise de décision, d'autres juste guider cette prise de décision.
Les experts de l'IA notent d'ailleurs que lorsque l'outil est performant, il a tendance à être extrêmement prescriptif, l'opérateur utilisant l'IA étant de plus en plus réticent à aller contre la recommandation de la machine, celle-ci s'étant révélée très efficace dans la prise des décisions passées.
Un des outils d'IA intéressant, guidant la prise de décision mais laissant des marges de manoeuvre au décideur, est le jumeau numérique. Plutôt que d'automatiser la décision, il permet de simuler les effets de différentes décisions pour mesurer leurs impacts probables dans le temps, en prenant en compte un maximum de paramètres. L'IA constitue alors une aide à la décision, un outil de prédiction permettant de mieux éclairer les responsables des conséquences à court et moyen terme de leurs choix.
Le JUMEAU NUMÉRIQUE : un outil de simulation et de prospective
Développés d'abord dans le secteur industriel, afin de prédire les impacts de changements de pratiques, en évaluer les performances et les risques, les jumeaux numériques se développent désormais dans des domaines de plus en plus variés. Ils visent à modéliser dans l'univers numérique les fonctionnements complexes du monde réel en croisant une grande quantité de variables.
Appliqués aux territoires, les jumeaux numériques constituent une réplique virtuelle d'un espace géographique ou d'une collectivité, construite à partir de données collectées en temps réel ou périodiquement. Ces modèles intègrent des données diverses : cartographiques, climatiques, économiques, démographiques, relatives à l'infrastructure ou aux services publics. Il s'agit d'un outil dynamique qui évolue au fil du temps pour refléter la réalité.
Source : Présentation IGN - Novembre 2024
Les jumeaux numériques territoriaux peuvent concerner une multitude d'usages : pour la planification urbaine, par exemple à travers la simulation de scénarios de développement pour évaluer l'impact des projets sur l'environnement, le trafic ou les émissions de CO2 ou encore la simulation des effets de l'implantation d'équipements publics ; pour la gestion des risques, en simulant une onde de crue et les effets d'une inondation ou d'un glissement de terrain.
Les jumeaux numériques territoriaux sont des outils assez parlants pour les décideurs publics mais aussi pour les citoyens en facilitant la visualisation interactive des projets, en permettant de tester des hypothèses pour un coût d'étude des scénarios alternatifs moins élevé qu'une expertise classique.
Les jumeaux numériques présentent toutefois certaines limites : ils dépendent de la qualité et de la pertinence des données d'entrée. Les modèles peuvent ainsi sous-estimer ou surestimer certains paramètres, biaisant les simulations. Le coût de mise en place des jumeaux numériques peut aussi être assez élevé : tous les acteurs des territoires ne peuvent donc pas en disposer.
L'IGN, le Cerema et l'Inria se sont associés en lançant en 2024 un « appel à communs » pour la conception du jumeau numérique de la France et de ses territoires, qui serait ensuite mis à disposition des collectivités territoriales mais aussi du grand public.
Concrètement, ce jumeau numérique serait une réplique numérique du territoire reposant sur un agrégat de données 2D et 3D couplées à des données métier locales ou flux d'informations (météo, infrastructures, cours d'eau...) permettant des simulations réalistes et rigoureuses sur le plan scientifique. Ensuite, un environnement logiciel de consultation et interrogation offrant une navigation immersive, intuitive et permettant l'activation de modèles de simulation de scénarios ainsi que la mise en scène visuelle de leurs résultats serait mis à disposition des utilisateurs. Lors de son audition devant la délégation à la prospective du Sénat le 12 novembre 2024, le directeur général de l'IGN Sébastien Soriano a fait la démonstration d'une utilisation du jumeau numérique pour simuler les effets d'une brusque montée des eaux au niveau du Pont du Gard.
De nombreux cas d'usage ont d'ores et déjà été identifiés : planification écologique, gestion du littoral, résilience du système agricole, gestion durable des forêts, propagation d'une épidémie.
2. Plan global ou politique des petits pas : une pluralité d'approches
Les cas d'usage de l'IA dans les territoires sont multiples et variés, mais marqués par une démarche d'expérimentation et de tâtonnements ainsi qu'une spécialisation sur certains domaines ou catégories d'activités. Il n'y a pas d'IA globale mobilisée pour la gestion territoriale mais une multitude d'applications embarquant de l'IA pour des besoins spécifiques.
Pourtant, l'idée d'intégrer ensemble une multitude d'usages a été envisagée dans le cadre des projets de « ville intelligente » ou « smart city ». Antérieur à l'IA, le concept de ville intelligente visait à s'appuyer sur les données et à introduire de l'automatisation dans un maximum de processus touchant à la gestion des villes : mobilités, énergie, services. La ville intelligente vise à la fois l'efficacité et l'efficience, dans un contexte de pression sur les ressources naturelles. Il s'agit de limiter au strict nécessaire les consommations de ressources et d'apporter le service le plus adapté aux populations : résidents, professionnels, visiteurs. En connaissant mieux les besoins et les ressources grâce à la collecte et au traitement de masses de données, la ville intelligente devient un objet complexe mais parfaitement optimisé.
L'IA constitue une brique supplémentaire permettant la mise en oeuvre effective de la ville intelligente en rendant son pilotage le plus autonome possible, sans avoir besoin de masses d'opérateurs pour effectuer les réglages nécessaires à son bon fonctionnement.
Or, le schéma d'adoption de l'IA aujourd'hui correspond à une logique décentralisée. Plutôt que la ville intelligente, l'objectif est d'optimiser certains aspects de la gestion des territoires mais pas tous, d'avancer de manière asynchrone : parfois plus rapidement sur les mobilités et moins vite sur les consommations d'énergie, parfois en faisant l'inverse. Bref, le déploiement de l'IA dans les territoires se fait de manière progressive et par ajouts successifs plutôt qu'en suivant un plan global préétabli.
La « SMART CITY » : modèle de pilotage efficient du territoire par la donnée
Le concept de « smart city » ou « ville intelligente »14(*) désigne les territoires dans lesquels les responsables de la gestion de services urbains, en premier lieu les collectivités territoriales, utilisent les technologies de l'information et de la communication (TIC) pour améliorer la qualité de vie des habitants, optimiser les ressources et renforcer la durabilité de la ville ou du quartier.
La smart city repose sur l'exploitation des données produites sur le territoire, permise par le fait que ces données sont remontées dans des systèmes informatiques. Les villes intelligentes sont donc des villes numériques et connectées.
Les domaines dans lesquels la smart city se déploie sont variés : transports, énergie, gestion des déchets, services publics, sécurité des espaces publics. En matière de distribution d'électricité, par exemple, la smart city s'appuie sur les technologies de smart grid : à partir de capteurs, la production comme la consommation d'électricité sont optimisées afin de lisser la demande et de mieux l'adapter à l'offre disponible.
La smart city est vue non pas comme un état statique mais comme un projet dynamique, capable d'attirer les habitants, les entreprises, et d'innover sans cesse pour mieux gérer le territoire concerné.
Plusieurs expériences menées ces dernières années permettent de qualifier les villes qui les ont menées de « smart city ». Barcelone a mis en place différents dispositifs numériques, pour surveiller la qualité de l'air et l'humidité, pour la gestion des parkings ou encore pour adapter l'éclairage public à la présence ou non de piétons. Singapour a utilisé les technologies numériques pour planifier le développement urbain, pour réduire les embouteillages et fluidifier la circulation ou encore pour répondre aux urgences médicales. D'autres villes peuvent être citées comme Oslo, Montréal ou encore Songdo en Corée du Sud, une ville nouvelle modèle de la ville intelligente intégrant l'ensemble des technologies disponibles (qui ramasse ses déchets par exemple non pas de manière classique mais grâce à un réseau de tubes pneumatiques).
En France, plusieurs villes expérimentent le concept de smart city : Lyon, Dijon, Nantes, Paris, Grenoble ou encore Nice, à l'échelle d'un quartier, de la commune, voire de l'agglomération.
Les défenseurs et promoteurs de la smart city mettent en avant huit avantages : une ville plus écologique, une ville plus sûre (notamment grâce à la vidéosurveillance et l'anticipation des menaces), des déplacements facilités, des habitants ou visiteurs mieux informés, des citoyens davantage associés, une ville plus prospère et plus innovante, des équipements publics en meilleur état de fonctionnement (réseaux d'eau, d'assainissement, meilleure maintenance des bâtiments) et une ville capable de faire face à la concurrence à l'échelle internationale.
Pour autant, les smart city suscitent des critiques, souvent motivées par les risques, limites et enjeux qu'elles soulèvent avec souvent des coûts élevés de mise en oeuvre et de maintenance des infrastructures connectées, une dépendance vis-à-vis des fournisseurs de services numériques, une focalisation sur les innovations technologiques qui peut conduire à négliger certains besoins réels des habitants, comme les besoins de relations sociales ou l'offre culturelle, des risques liés à la cybersécurité et à la protection des données personnelles, des dérives possibles en termes de collecte massive de données personnelles et de non-respect de la vie privée, ou encore l'accroissement des inégalités sociales et de la fracture numérique entre habitants des villes connectées. Le retour sur investissement tant en termes financiers qu'environnementaux n'est pas toujours au rendez-vous, ce qui a pu faire renoncer à certains projets de ville connectée.
La smart city n'est donc pas toujours la panacée et sa valeur ajoutée dépend beaucoup des détails de sa mise en oeuvre. En 2020, Google annonçait ainsi abandonner son projet de construire une smart city sur une friche industrielle de 5 hectares à Toronto.
B. UNE MULTITUDE DE RISQUES À MAÎTRISER
Si l'utilisation de l'IA dans les territoires, notamment par les collectivités territoriales, peut être bénéfique, elle ne le sera qu'à la condition que les risques inhérents à cette nouvelle technologie soient maîtrisés.
1. Le risque de dérive des coûts
Si l'objectif premier des projets d'IA n'est pas forcément de faire des économies, le contexte budgétaire difficile des collectivités et services publics locaux impose de trouver des financements soutenables. Certains projets peuvent s'autofinancer, les économies de fonctionnement amortissant largement et rapidement les coûts d'investissement initial.
Mais les projets d'IA sont fortement évolutifs. S'ils sont mal définis dès leur lancement, des ajustements coûteux en cours de route peuvent être nécessaires. Le temps ou les ressources pour l'accompagnement des projets peut aussi venir à manquer.
Une enquête du Gartner Research publiée mi-2024 estime ainsi que près d'un projet d'IA générative sur trois pourrait être abandonné d'ici 202515(*). Outre les questions éthiques, plusieurs villes américaines ont renoncé à des programmes de reconnaissance faciale automatisée après des dépassements budgétaires importants en phase de test. Il est finalement assez difficile d'estimer précisément la balance budgétaire réelle des projets d'IA dans les territoires.
Limiter les risques de dérives des coûts passe donc par un cadrage précis des projets, l'optimisation des modèles, la mutualisation des solutions entre collectivités, mais aussi la capacité à suivre les projets grâce à des experts ne dépendant pas totalement des fournisseurs de solutions (éditeurs de logiciels).
2. Le risque environnemental
Les solutions d'IA se caractérisent par la nécessité de mobiliser d'importantes masses de données et puissances de calcul. Nécessairement, cela se répercute sur les consommations de matériaux (lithium, cobalt) pour fabriquer les équipements informatiques (centres de données, serveurs, calculateurs) mais aussi les consommations électriques pour les faire fonctionner.
Ces consommations énergétiques interviennent à deux moments critiques : celui de l'entraînement du modèle d'IA, puis celui de l'exploitation de ce modèle (requêtes des utilisateurs)16(*). Certes, selon les dernières données citées par le rapport du Conseil économique social et environnemental de septembre 2024 consacré aux impacts de l'IA sur l'environnement17(*), l'IA ne consommerait que 4,5 gigawattheures (GWh) par an sur les 170 000 terawattheures (TWh) de consommation énergétique mondiale annuelle, mais ce chiffre est en forte progression et une requête Chat-GPT est déjà dix fois plus énergivore qu'une requête classique sur Google.
Pour autant, le risque environnemental lié à l'IA peut être contenu grâce à la mise en oeuvre de technologies d'IA frugale.
L'IA frugale est une approche visant à minimiser la consommation de ressources et l'impact environnemental tout en maintenant des performances élevées. Elle repose sur plusieurs techniques : la réduction de la taille des modèles (en utilisant des modèles plus petits ou simplifiés pour accomplir des tâches spécifiques sans perte significative de précision), l'optimisation des algorithmes (par exemple par la technique du pruning qui consiste à supprimer des paramètres ou des couches inutiles d'un réseau neuronal), l'utilisation d'énergies propres pour réduire l'empreinte carbone, la réutilisation de modèles pré-entraînés ou encore le développement d'infrastructures locales pour limiter les transferts de données et besoins en calcul.
Chargé de piloter la feuille de route pour l'IA et la transition écologique du ministère de la transition écologique (MTE), l'Ecolab, placé auprès du Commissariat général au développement durable (CGDD) a publié mi-2024 un référentiel général pour l'IA frugale destiné à l'ensemble des acteurs de l'IA, publics comme privés. L'Ecolab a également sélectionné 12 projets territoriaux dans le cadre de l'appel à projets « démonstrateurs d'IA frugale au service de la transition écologique » (DIAT) doté de 20 millions d'euros de subventions. Parmi ceux-ci, le projet « IA ECO PILOT » porté par la Métropole du Grand Paris (MGP) et le consortium ADVIZEO a pour but d'automatiser le suivi et le pilotage des bâtiments à distance dans le but de réduire substantiellement leur consommation énergétique, en s'appuyant sur 5 000 sites des collectivités membres de la MGP qui remontent leurs données sur une plateforme de suivi énergétique. L'idée est de développer des projets qui pourront ensuite faire école et se diffuser dans plusieurs territoires.
La montée des préoccupations concernant l'empreinte environnementale de l'IA conduit à réviser le concept de smart city, axé sur la collecte massive de données et la construction d'infrastructures technologiques énergivores et nécessitant l'extraction de matériaux rares et coûteux. Cette prise de conscience conduit à privilégier une nouvelle approche centrée sur la « green city », capable de davantage répondre au défi climatique. La green city propose de viser non plus l'optimisation du fonctionnement de la ville mais sa transformation dans un sens plus favorable à la protection de la nature.
3. Le risque de déshumanisation
Les performances de l'IA incitent à faire faire par des machines un nombre croissant de tâches au contact avec le public, et plus seulement des tâches spécialisées de soutien ou d'appui, en tout cas « d'arrière-guichet ».
En remplaçant les échanges des usagers des administrations avec des personnes physiques par des échanges avec des robots conversationnels, on peut étendre les plages horaires d'ouverture des services, assurer un accueil en masse sans délais d'attente, et parfois même apporter des réponses plus documentées et plus pertinentes que ne pourrait le faire une personne physique. Mais dans le même temps, on automatise la relation et on capte moins bien les informations fines qui se déduisent du comportement, de l'intonation ou d'autres aspects mis en évidence dans un échange entre êtres humains.
Les « chatbots » ou robots conversationnels sont au centre de cette réflexion sur le risque de déshumanisation induit par le développement de l'IA dans les services publics. Par ailleurs, l'IA peut méconnaître les spécificités territoriales, peut passer à côté de paramètres non automatisables, et perdre en performance par rapport à ce que saurait faire un opérateur humain. Elle peut notamment être incapable de répondre à un problème rare ou imprévu.
Enfin, si elle est performante, l'IA peut faire basculer d'une aide à la décision à une fonction décisionnelle automatisée. De nombreuses études montrent que nous hésitons à remettre en cause les préconisations d'une machine lorsque celle-ci a montré dans le passé qu'elle avait raison. Nous devenons de simples exécutants des décisions prises par l'IA.
Il s'agit là d'une dérive problématique, avec son corollaire : la déresponsabilisation. C'est pourquoi il convient de cantonner l'IA à une fonction d'aide et d'assistance mais à toujours préserver la capacité humaine finale de décision, en n'automatisant pas totalement les processus de décision.
Le double visage des « chatbots »
Les robots conversationnels ou « chatbots » sont une technologie connue depuis longtemps mais dont les performances ont longtemps été décevantes. Grâce aux grands modèles de langage, ils ont pu fortement se développer depuis le début des années 2020, et sont désormais en mesure d'apporter des réponses rapides et pertinentes aux demandes de renseignements dans un grand nombre de domaines.
Ayant réponse à tout ou presque de manière quasi instantanée, capables même d'apporter des réponses individualisées, disponibles 24 heures sur 24, leur déploiement peut améliorer le service public en le rendant plus accessible et plus rapide.
L'utilisation des chatbots s'étend rapidement dans la sphère publique. Cette solution est d'autant plus pertinente que beaucoup des questions posées à l'administration par les usagers (de 40 à 60 %) sont des questions simples (horaires d'ouverture de la déchetterie ou de la piscine, précision sur le formulaire à remplir, etc.) qu'un robot conversationnel même assez basique peut traiter facilement.
Les grandes administrations (services des impôts, caisses d'allocations familiales, France Travail...) les ont mis en place pour renseigner leur public. Les collectivités territoriales se sont également lancées dans cette direction (par exemple, le conseil départemental de la Drôme avec l'outil Wikit)18(*). Les chatbots peuvent aussi être utilisés par les collectivités dans le domaine de la gestion des ressources humaines (par exemple, le centre de gestion du Finistère répond de manière automatisée, grâce à l'outil Botig, aux questions de premier niveau posées par les agents territoriaux qui lui sont rattachés).
Mais le revers de la médaille réside dans la déshumanisation de la relation de l'usager avec l'administration, lorsqu'on remplace des agents d'accueil qui assuraient auparavant le premier contact avec le public.
Les chatbots se révèlent certes de plus en plus performants, mais peuvent aussi avoir tendance à apporter des réponses préformatées, ne prenant pas en compte les spécificités individuelles. Ils peuvent avoir du mal à appréhender le contexte de la question, en allant au-delà d'un échange de type textuel. Cette standardisation peut engendrer des malentendus ou des frustrations chez les usagers qui se sentiraient incompris. Ils peuvent aussi faire des erreurs grossières (hallucinations) qu'une personne humaine aurait rapidement détectées comme telles.
Par ailleurs, en s'adressant lors d'un premier contact à un robot conversationnel, les citoyens peuvent ressentir une distance accrue avec les administrations, surtout lorsque leurs demandes nécessitent une compréhension fine ou une empathie que des machines ne peuvent fournir. Cela peut être particulièrement préjudiciable pour les populations vulnérables (personnes âgées, non digitales, en difficulté sociale).
Pour certains usagers, le manque d'interlocuteurs humains peut accroître le sentiment de solitude ou d'aliénation, notamment dans des situations de stress ou de besoin urgent d'assistance.
La réponse au risque de déshumanisation de la relation entre usagers et services publics passe par la limitation des chatbots à un contact de premier niveau, en ménageant toujours la possibilité de basculer rapidement vers une personne physique si nécessaire : chaque service automatisé devrait proposer une alternative humaine facilement accessible, en particulier pour les cas complexes ou sensibles.
4. Le risque de dépendance technologique et stratégique
La numérisation de l'ensemble de nos activités nous rend dépendants des outils numériques. Il pourrait en aller de même demain avec l'IA. Les solutions technologiques mises à notre disposition deviendront indispensables. Les organisations publiques comme privées sont donc exposées à des risques de dépendance stratégique vis-à-vis d'infrastructures critiques, de fournisseurs de solutions informatiques, voire de puissances étrangères.
Ainsi, les collectivités territoriales qui utilisent des plateformes d'IA peu ouvertes risquent de se retrouver en situation de captivité technologique avec très peu de capacité à remettre périodiquement en concurrence leurs fournisseurs.
Il y a aussi un risque de perte d'expertise et de maîtrise de son outil informatique, celle-ci étant totalement transférée au prestataire informatique.
La réponse à ces risques consiste à privilégier des standards ouverts, imposer une interopérabilité des systèmes, et pouvoir s'appuyer sur une expertise indépendante, interne ou externe, pour accompagner les projets d'IA.
Il s'agit aussi d'éviter une excessive concentration des acteurs de l'IA afin de pouvoir mettre en concurrence les solutions proposées, ce qui va à l'encontre des stratégies des grandes firmes du numérique qui visent la domination de leur marché par la supériorité technologique et ont la capacité financière à racheter régulièrement des petites start-up qui offrent des alternatives.
Au-delà de l'enjeu de la dépendance technologique, se pose la question de la souveraineté numérique et des risques de dépendance vis-à-vis de pays étrangers. Cette question concerne tant les données que les algorithmes.
La collecte et l'hébergement de données sur des serveurs situés hors d'Europe ont plusieurs conséquences. Elles conduisent en premier lieu à un transfert de valeur du patrimoine des données de leurs propriétaires initiaux sur les territoires vers les fournisseurs de solution d'IA, qui peuvent en faire une utilisation commerciale.
En second lieu, elles exposent les acteurs du territoire à l'application extraterritoriale de lois et règlements pouvant les pénaliser, et fait peser sur eux des risques géopolitiques, avec même des possibilités de rupture de service en cas de conflit.
Pour les collectivités territoriales et l'ensemble des acteurs locaux, il convient donc de privilégier autant que possible des solutions numériques ouvertes, et de préférence souveraines, pour limiter au maximum les risques de dépendance stratégique.
La cybersécurité, un enjeu pour l'IA dans les territoires
La cybersécurité est un enjeu qui préexistait à l'IA. Les applications informatiques très décentralisées peuvent être la cible de cyberattaques et sont parfois mal défendues. Dans un rapport conjoint réalisé en 2021, la délégation aux collectivités territoriales et la délégation aux entreprises du Sénat s'étaient penchées sur le défi de la cybersécurité dans les collectivités19(*). Il recommandait de sensibiliser les élus à la cybersécurité, de renforcer la fonction de responsable de la sécurité des systèmes d'information (RSSI) dans les grandes collectivités, de mettre en place des plans ou des procédures de continuité et de reprise d'activité en cas de survenance d'une crise d'origine numérique et d'appliquer le principe de subsidiarité en matière de sécurité numérique.
Le baromètre de la maturité cyber des collectivités de 2024 établi par cybermalveillance.gouv.fr, confirmait qu'elles étaient une cible privilégiée des attaques informatiques. 1 collectivité sur 10 en est victime chaque année. Les plus petites d'entre elles ne sont pas toujours conscientes de la menace et ne se protègent pas assez. L'écart se creuse entre les grandes et les petites collectivités.
Or, l'IA est aussi utilisée par les cybercriminels pour sophistiquer leurs attaques (virus, hameçonnage, attaques en déni de service). Heureusement, l'IA peut aussi être utilisée en défense, pour la détection avancée des menaces ou encore pour la réponse automatisée aux incidents.
En outre, les modèles d'IA peuvent eux aussi être vulnérables à des attaques particulièrement sournoises, par exemple celles consistant à injecter des fausses données pour les rendre inefficaces voire inopérants (data poisonning), ce qui nécessite de les protéger.
Pour faire confiance aux IA mises en place localement, il sera donc nécessaire de répondre à des exigences plus élevées de cybersécurité et relever le niveau de protection des collectivités, en particulier les plus petites, qui sont aujourd'hui particulièrement exposées sans le savoir.
5. Le risque pour les libertés publiques
Certaines applications de l'IA sur le territoire peuvent être très sensibles du point de vue des libertés publiques. Il en va ainsi des systèmes de vidéosurveillance de la voie publique ou interne aux bâtiments publics dits « augmentés » car des traitements algorithmiques permettent l'analyse automatisée des images. Ces systèmes peuvent être très utiles (par exemple pour repérer un bagage abandonné dans une gare, ou pour surveiller les infractions routières), mais, par nature, ils portent atteinte à la vie privée.
Lorsque la captation d'images est couplée à de la reconnaissance faciale par IA, on bascule dans des systèmes de vidéosurveillance biométrique des personnes. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) pose le principe de leur interdiction, avec des exceptions limitées. Ces dispositifs ont pu être expérimentés dans le cadre des jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 (JOP) assortis d'un cadre juridique exigeant. Assurer sur le territoire une surveillance efficace sans tomber dans la société de surveillance est un équilibre difficile à trouver, comme l'avait souligné un rapport d'information du Sénat de 202220(*). Le règlement européen sur l'IA (AI Act) du 21 mai 2024 a confirmé l'interdiction de la vidéosurveillance biométrique, sauf exceptions explicitement prévues (recherche de personnes enlevées ou disparues, prévention d'une menace imminente, recherche d'une personne pour infraction pénale grave). Il n'en reste pas moins que des technologies efficaces sont aujourd'hui disponibles et que la tentation est grande de les mettre en oeuvre.
Par ailleurs, les collectivités disposent de nombreuses données personnelles qui constituent des mines d'information. Là aussi, leur utilisation doit être encadrée afin de ne pas porter atteinte à la vie privée des individus et leur exploitation dans des systèmes d'IA doit apporter toutes les garanties d'anonymisation.
Enfin, les collectivités gèrent de très nombreux services à la population. Si elles se font aider par des algorithmes dans l'exécution de ces missions, il convient de s'assurer que ces algorithmes ne perpétuent pas ou n'amplifient pas des biais préexistants dans les données utilisées pour les entraîner, pouvant déboucher sur des discriminations et une rupture du principe d'égalité entre les citoyens.
6. Le risque d'inégalités territoriales
L'aggravation des inégalités territoriales ne résultera pas mécaniquement du déploiement de l'IA. Néanmoins, il peut exister un risque de déploiement inégal, avec comme résultat un accroissement des disparités et des services moins bien rendus dans certains espaces.
Les difficultés peuvent provenir d'un accès plus limité de territoires, notamment les moins denses, aux infrastructures nécessaires pour déployer des solutions basées sur l'IA, comme une connectivité Internet haut débit, ou encore l'accès à des centres de données ou à des talents spécialisés.
Par ailleurs, les investissements en IA par les start-up comme par les grands groupes du numérique peuvent avoir tendance à se concentrer dans des pôles économiques majeurs ou dans des métropoles, laissant les territoires périphériques en marge. Certains services sont au demeurant moins faciles à déployer dans les territoires peu denses : il en va ainsi des solutions de mobilité qui ont besoin de masses de données.
À l'inverse, certaines activités pourraient profiter de l'IA pour être déployées dans des espaces peu denses et contribuer à la réduction des inégalités territoriales : il en va ainsi de la santé. Le rapport IA et Santé évoquait en effet la possibilité d'automatisation de certains actes médicaux ou paramédicaux, de certaines analyses, constituant ainsi une réponse possible aux déserts médicaux.
Intelligence artificielle : une chance pour la ruralité ?
La campagne est souvent vue comme un espace marqué par l'absence de technologies et la prédominance de la nature et des traditions. Or, la ruralité ne vit pas hors du monde et hors des technologies.
Plusieurs activités majeures en milieu rural se modernisent grâce à l'IA : ainsi, l'agriculture ou la forêt peuvent en bénéficier.
L'IA améliore en effet la surveillance des cultures et des élevages, en traitant des données satellitaires en temps réel. Ces analyses permettent de détecter les problèmes comme l'apparition d'un ravageur des cultures, avant qu'ils ne prennent trop d'ampleur. Dans le domaine de l'élevage, la vidéosurveillance des prés ou des stabulations peut également être utile.
Au-delà de la surveillance, l'IA en agriculture peut optimiser la production, par exemple en prédisant les rendements avant même les semis, ou en matière d'irrigation, grâce à des capteurs dans le sol, combinés aux informations météorologiques, qui conduisent à ne déclencher des apports d'eau qu'aux moments où ceux-ci sont indispensables.
Enfin, l'IA en agriculture permet d'automatiser et de robotiser des tâches auparavant manuelles : automatisation de la cueillette par des robots, désherbage automatisé, déclenchement automatique de la traite des vaches laitières.
L'IA peut aussi aider à améliorer la gestion forestière. Ainsi, l'analyse des images aériennes des parcelles forestières peut être automatisée afin de repérer les arbres malades, pour optimiser les coupes, mais aussi les choix de replantation, notamment pour optimiser la captation de carbone par les arbres.
L'espace rural ne se réduit pas aux activités agricoles et forestières, même si elles y jouent un rôle important. En réalité, ce sont l'ensemble des domaines de la vie en milieu rural qui peuvent être concernés par l'IA. Par exemple, les progrès du véhicule autonome, qui se déplace grâce à l'IA, pourraient grandement faciliter les mobilités dans les espaces ruraux où il est plus difficile de mettre en place des dispositifs de transports collectifs.
Il existe toutefois un préalable au déploiement de systèmes d'IA dans nos campagnes : la réduction de la fracture numérique en termes de réseaux et d'équipements de communications à haut débit.
Enfin, des implantations physiques des services publics doivent être préservées dans les territoires ruraux. Avec les espaces France Services (2 700 aujourd'hui, 3 000 espérés en 2026) qui regroupent en un même lieu les différents services publics, dont une grande partie en milieu rural, le maillage de l'accès aux démarches administratives est renforcé. Les outils d'IA mis à disposition des personnels devraient permettre d'améliorer les performances dans la réponse aux questions des administrés. Développé par la direction interministérielle du numérique (Dinum), l'outil d'IA générative dénommé Albert est testé dans les Espaces France Services pour proposer aux agents des réponses à présenter aux administrés.
On peut aussi constater une évolution de certains milieux ruraux davantage prisés de populations diplômées souhaitant ne pas vivre dans les grandes villes et profitant du télétravail pour s'en éloigner. Adoptant les dernières technologies disponibles, ils peuvent aussi être un vecteur de diffusion de l'IA en milieu rural.
II. PLUSIEURS SCÉNARIOS POSSIBLES
Les usages de l'IA sont appelés dans les prochaines années à s'étendre dans un grand nombre domaines. Nous sommes déjà des utilisateurs quotidiens de l'IA embarquée dans des applications banales sur nos téléphones, dans nos véhicules, ou même dans nos activités de loisir. Le monde professionnel sera conduit lui aussi à intégrer de plus en plus d'IA dans les processus les plus courants, de la conception à la réalisation de projets.
Il n'y a donc aucune raison que la gestion territoriale reste à l'écart de ce mouvement général. Mais le développement des usages de l'IA peut se faire à un rythme ou selon des modalités très variables. Les choix politiques d'aujourd'hui peuvent avoir des conséquences lourdes demain. C'est pourquoi il est indispensable d'imaginer les scénarios possibles d'appropriation de l'IA dans les territoires, par les acteurs locaux que sont les collectivités territoriales mais aussi plus largement par les citoyens ou les entreprises.
A. LES GRANDS DÉTERMINANTS DU FUTUR DE L'IA DANS LES TERRITOIRES
Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut identifier trois catégories de déterminants du déploiement de l'IA dans les territoires :
- le volume des investissements financiers et humains que les acteurs locaux pourront consacrer afin d'utiliser et maîtriser l'IA ;
- les facilités d'accès aux ressources informatiques ;
- enfin, le degré d'acceptation sociale de l'IA dans les territoires, étroitement lié aux choix de gouvernance locale.
1. Quels moyens financiers et humains mobilisés pour l'IA dans les territoires ?
Le marché des logiciels et services numériques du secteur public en France s'élèverait à 8,5 milliards d'euros par an21(*), ce qui représente une très faible part de la dépense publique totale, mais elle est en hausse sensible et continue. Les dépenses informatiques des collectivités territoriales sont plus difficiles à évaluer, mais seraient estimées à environ 2 % de l'ensemble de leurs budgets. Elles progressent régulièrement, de l'ordre de 4 % par an22(*).
La mise en oeuvre de solutions fondées sur l'IA peut se heurter à des difficultés budgétaires en période tendue pour les budgets locaux, mais l'obstacle financier n'est pas insurmontable. En effet, les solutions d'IA peuvent s'autofinancer en générant des économies de fonctionnement. Par ailleurs, les phases de démarrage et d'expérimentation font l'objet de soutiens financiers dans le cadre d'appels à projets. Enfin, il existe des possibilités de mutualisation des coûts d'investissement par la mutualisation au sein de structures jouant le rôle d'opérateurs publics de services numériques (OPSN), comme des syndicats mixtes numériques.
Le goulot d'étranglement se situerait plutôt à l'échelle des ressources humaines. Un rapport de l'Inspection générale des finances et du Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies, intitulé « Les ressources humaines de l'État dans le numérique » remis en janvier 202323(*) pointait les difficultés de recrutement d'informaticiens pour accompagner la transformation numérique de l'État.
Il en va de même dans les collectivités territoriales, avec en outre un problème lié à la petite taille de certaines structures, qui ne peuvent pas disposer d'équipes suffisamment nombreuses. Le suivi des projets d'IA demande des compétences rares sur le marché du travail. Plusieurs solutions sont possibles comme la mutualisation des compétences entre collectivités, ou le recours, cependant souvent coûteux, à de l'assistance à maîtrise d'ouvrage pour des projets qui ne peuvent pas faire l'objet d'un suivi interne, voire à une délégation complète des fonctions informatiques à un prestataire (externalisation).
Il est clair que le développement maîtrisé des usages de l'IA dans chaque territoire dépendra de sa capacité à dégager des moyens financiers et surtout humains pour mettre en oeuvre les solutions informatiques pertinentes.
2. Quelle capacité des territoires à accéder aux ressources informatiques ?
Un autre paramètre de déploiement de l'IA réside dans la capacité des acteurs locaux à pouvoir solliciter les ressources de l'IA. Il ne s'agit pas que de mobilisation de moyens financiers. Encore faut-il que des solutions existent.
Les territoires sont en effet exposés au risque de représenter un marché trop étroit, trop spécifique ou trop peu solvable pour que des start-up s'y intéressent. Elles pourraient n'accéder qu'à un premier niveau d'IA, généraliste, pour des applications simples, mais ne pas pouvoir compter sur des développements dédiés.
Il existe également un risque que des systèmes d'IA appliqués aux territoires, entraînés plutôt sur des données du monde urbain dense, soient biaisés et de ce fait moins efficaces qu'ailleurs. La possibilité d'une IA à deux vitesses dans laquelle les « petits territoires » seraient moins bien dotés, moins bien équipés, n'est pas à exclure.
Une autre difficulté tient à la connectivité et aux besoins de débits suffisants pour les échanges d'information. Ce point est loin d'être insurmontable car les progrès du transport de données par satellite peuvent constituer une réponse à l'absence ou l'insuffisance des réseaux de fibre optique à terre ou des réseaux de téléphonie mobile.
3. Comment garantir l'acceptation sociale de l'IA par les citoyens et les élus ?
Lorsqu'une technologie rend des services réels, elle est bien souvent adoptée rapidement, quelles que soient les mesures d'interdiction, de restriction ou d'encadrement que l'on tente de mettre en place.
Au-delà de la curiosité initiale, les technologies d'IA seront adoptées si elles sont utiles. Il est illusoire de vouloir les restreindre. En revanche, la nécessité d'un cadre juridique et éthique de ses usages est réelle et trouve sa concrétisation dans les dispositions du règlement européen sur l'IA (AI Act) mais aussi dans la mise en oeuvre de bonnes pratiques locales.
Une première bonne pratique consiste à associer les citoyens à la montée en puissance des systèmes d'IA. Cela va au-delà des seules exigences réglementaires relatives à la protection des données personnelles ou à la mise en oeuvre de l'AI Act.
La ville de Lyon a par exemple institué un observatoire citoyen de l'IA pour permettre aux habitants de mieux comprendre son impact sur le quotidien. À l'issue d'une convention citoyenne sur le sujet, la métropole de Montpellier a créé un comité métropolitain de l'IA et du numérique chargé notamment de donner un avis indépendant sur les projets d'IA portés par la métropole, au regard de leurs impacts sociétaux, écologiques et économiques. Elle s'est dotée d'une stratégie de la donnée et de l'intelligence artificielle dont le but est de garantir la confiance des citoyens.
La méfiance vis-à-vis de l'IA et les idées fausses peuvent être combattues en ne faisant pas de l'IA une affaire de techniciens uniquement, mais en associant le plus possible à sa mise en place les citoyens ou le grand public.
Stratégie de la donnée et de l'intelligence artificielle de Montpellier Méditerranée Métropole - Extraits de la doctrine
La collectivité souhaite développer une politique publique structurée et souveraine de la Data en étant maître de la Data produite de bout en bout de la chaîne, sans dépendance technologique, la technologie doit servir l'usage ; ouverte et interopérable en évitant la fragmentation des solutions déployées ; pour faire converger la Data et mieux piloter les politiques publiques ; pour approfondir la connaissance du territoire et éclairer les décisions ; pour optimiser les services rendus et évaluer les dispositifs. Favoriser la souveraineté de la collectivité sur sa Data constitue donc un impératif majeur auquel elle répond en travaillant à construire un data center souverain mutualisé.
La collectivité considère la Data du service public comme un bien public. Elle reconnaît que cette Data publique forme un patrimoine qu'il convient de protéger et de valoriser.
La collectivité suit aussi avec grande attention le contexte juridique en constante évolution, avec notamment l'adoption de nouveaux textes européens tels que l'AI Act et le Data Governance Act qui visent à encadrer et réguler l'utilisation de l'IA ainsi que la gestion de la Data au service de l'intérêt général.
Pour répondre aux préoccupations de l'avis des citoyens à l'usage de l'IA, la collectivité s'engage à établir des règles strictes pour encadrer l'utilisation de la Data et de l'IA, afin de garantir la confiance des citoyens.
La collectivité assume pleinement sa responsabilité de veiller à la conformité réglementaire de la gestion de la Data, qu'il s'agisse d'usages internes ou confiés à des tiers via des délégations de service public ou des contrats publics. Pour ce faire, la collectivité envisage l'introduction de nouveaux mécanismes tels que l'intégration de clauses spécifiques sur la Data dans les contrats publics.
La gestion de la Data exige des compétences nouvelles, une organisation précise et des processus de gestion optimisés, notamment pour favoriser la mutualisation. Pour l'ensemble des agents, la Data transforme les approches de conception, de mise en oeuvre et d'évaluation des politiques publiques en favorisant davantage la transversalité.
Il est essentiel de veiller à une répartition équitable de la valeur entre les acteurs du territoire, en garantissant que tous puissent bénéficier des retombées économiques de la valorisation de la Data.
La collecte et la mise à disposition de la Data quantitative et qualitative permettent de renforcer l'évaluation des politiques publiques.
Une autre bonne pratique consiste à permettre une « expérimentation accompagnée » de l'IA, qui commence par une sensibilisation aux bonnes pratiques et l'information des utilisateurs sur les risques et limites des outils dont on les dote. Plusieurs collectivités ont mis en place des chartes de l'intelligence artificielle. Mais il faut aller au-delà de la seule rédaction de chartes et développer des formations à l'IA, à destination du personnel municipal comme des élus.
Il s'agit donc d'assurer une acceptation sociale de l'IA, qui réponde aux critères généraux d'une IA de confiance, mais soit aussi déclinée localement. Cette déclinaison locale passe par la nécessité de maîtriser l'IA, d'en comprendre les mécanismes, et de ne pas se laisser dominer par la technique de manière passive. Ainsi, une IA sur le territoire n'est acceptable dans un cadre démocratique que si elle laisse une liberté de décision aux élus, si elle ne joue qu'un rôle de conseil et non pas de décision. Les citoyens doivent pouvoir participer à la décision de mise en oeuvre des IA et disposer du pouvoir de les contrôler.
Les sept critères d'une IA de confiance
Le déploiement de l'IA pose des questions éthiques importantes. La Commission européenne avait émis en 2019 des lignes directrices pour une IA de confiance, retenant sept critères.
Globalement, un système d'IA de confiance doit être licite (s'inscrire dans le cadre légal), éthique (s'inscrire dans le cadre moral) et robuste (s'inscrire dans un cadre technique).
Les sept critères sont :
1° Action humaine et contrôle humain : respect des droits fondamentaux, action et contrôle humains ;
2° Robustesse technique et sécurité : résilience aux attaques et sécurité, plans de secours et sécurité générale, précision, fiabilité et reproductibilité ;
3° Respect de la vie privée et gouvernance des données : respect de la vie privée, qualité et intégrité des données et accès aux données ;
4° Transparence : traçabilité, explicabilité et communication ;
5° Diversité, non-discrimination et équité : absence de biais discriminants ou injustes, accessibilité et conception universelle, participation des parties prenantes ;
6° Bien-être sociétal et environnemental : lien avec la durabilité et le respect de l'environnement, l'impact social, la société et la démocratie ;
7° Responsabilité : auditabilité, réduction au minimum des incidences négatives et communication à leur sujet, arbitrages et recours.
Source : Inria
B. LES SCÉNARIOS
Si l'absence de déploiement de l'IA dans les territoires n'est pas un scénario crédible, les rythmes et formes d'adoption de l'IA pourraient suivre des chemins assez différents dans les territoires, certains allant plus vite que d'autres, privilégiant des solutions plus ou moins intégrées.
On peut identifier finalement trois futurs possibles :
- le scénario de la méfiance assumée ;
- le scénario du tâtonnement prudent ;
- le scénario de la mise en oeuvre ordonnée.
1. Le scénario n° 1 de la méfiance assumée
Dans ce scénario, les acteurs locaux sont réticents à la mise en oeuvre de solutions d'IA et limitent son adoption à quelques outils qui ne communiquent pas toujours entre eux. L'IA est mise en oeuvre essentiellement dans une logique d'automatisation de certains processus pour réduire des coûts ou gagner en productivité mais ne s'intègre pas dans une stratégie globale de transformation des services publics.
Ce scénario peut s'appuyer sur une certaine méfiance du public vis-à-vis de l'IA. L'étude de l'Observatoire Data Publica sur la confiance des Français dans la gestion des données par les acteurs publics de juillet 2024 montrait que l'inquiétude des Français vis-à-vis de l'IA est en hausse en 2024 avec 45 % des personnes interrogées ressentant de l'inquiétude au sujet de l'IA (contre 32 % en 2022) et seulement 34 % ressentant de la curiosité (contre 43 % en 2022).
L'enquête montre que le souci du contrôle de l'IA prime sur la recherche d'efficacité et de performance. Seulement 16 % des personnes répondant à l'enquête estiment que la performance de l'IA dans les services publics justifie qu'on l'utilise sans la contrôler complètement.
Ces données convergent avec celles de l'inquiétude concernant les risques de cyberattaque et de piratage des données personnelles, 82 % des participants à l'enquête se déclarant inquiets sur ce sujet.
Source : Enquête 2024 - Civiteo
Cette méfiance vis-à-vis de l'IA s'enracine aussi dans la crainte de ne plus avoir affaire à des interlocuteurs physiques, mais à avoir à passer pour toute démarche par le numérique et par des machines. Massivement, les usagers du service public préfèrent avoir un interlocuteur humain plutôt qu'un algorithme et un robot.
La crainte de l'absence de contrôle sur l'IA, la peur de fuites de données et le refus d'une déshumanisation des relations entre services publics et usagers se combinent pour créer une situation générale de méfiance vis-à-vis de l'IA dans les territoires.
Beaucoup de collectivités territoriales ou de services locaux pourraient ainsi freiner le déploiement d'une IA en dehors de fonctions techniques ou support que le grand public ne voit pas.
Or, nous sommes en train de sortir de ce scénario, car nous utilisons aussi l'IA dans nos vies quotidiennes et parce qu'elle finit par s'imposer par la pratique. On peut faire le pari que les mauvaises formes d'utilisation de l'IA, non contrôlées, peu sécurisées et tendant au remplacement des relations humaines, seront supplantées par des IA plus sûres et utilisées en appui aux services publics locaux, sans supprimer les relations directes avec les usagers.
Les collectivités pionnières de l'utilisation de l'IA feront école. C'est d'ailleurs toute la stratégie des démonstrateurs d'IA frugale sélectionnés dans le cadre de l'appel à projets DIAT : soutenir l'expérimentation et ensuite diffuser les bonnes pratiques vers d'autres acteurs.
2. Le scénario n° 2 du tâtonnement prudent
Dans ce scénario, les acteurs locaux pourraient être de plus en plus volontaires, en se dotant de quelques moyens financiers et humains pour être capables de maîtriser l'IA. Ces moyens pourraient faire l'objet d'une mutualisation entre collectivités et entre acteurs locaux, pour disposer d'une force de frappe suffisante non seulement pour aller chercher les crédits nécessaires, mais aussi pour contrôler les solutions proposées par les prestataires informatiques et orienter les choix des acteurs locaux vers des solutions sécurisées, pérennes, et souveraines.
Le déploiement de ce scénario dépend largement de l'offre disponible sur le marché. Mais si suffisamment de collectivités s'engagent, des start-up de l'IA territoriale pourraient se développer et enclencher un cercle vertueux de développement gagnant-gagnant. Ce phénomène de tâtonnement est observé aujourd'hui pour l'utilisation de l'IA générative dans les documents administratifs des communes. La plateforme Delibia permet aux agents territoriaux de rechercher dans une base de données ou de connaissance des rapports ou délibérations et prérédiger ces types de document en s'appuyant sur le corpus existant. La plateforme Fast proposée par la filiale de La Poste Docaposte fournit un service de même nature aux collectivités. Ces plateformes garantissent un hébergement de données souverain et une sécurisation forte.
Ce scénario du tâtonnement prudent pourrait se traduire par un déploiement de l'IA très disparate selon les territoires, certains adoptant des briques qui les intéressent et d'autres allant plus lentement. Mais on peut compter sur l'émulation entre collectivités et entre acteurs locaux pour avancer progressivement et perfectionner les processus de gestion du territoire. On est dans le monde de la preuve par l'exemple. C'est le modèle actuel de développement de l'IA dans les territoires.
3. Le scénario n° 3 de la mise en oeuvre ordonnée
Dans ce scénario, les acteurs locaux se coordonnent fortement avec des stratégies convergentes qui permettent à tous d'avancer au même rythme. Le déploiement de l'IA est rapide et massif et s'appuie sur une offre de solutions assez standardisée.
Ce scénario n'est clairement pas celui qui se dessine à court terme. Au demeurant, la mise en place dans les territoires d'une IA très centralisée, résultant d'un grand plan national n'est ni possible ni souhaitable. Il convient que chaque acteur local se saisisse de la question et avance à son rythme, dans le respect de l'autonomie de décision de chacun.
En revanche, la mise en place d'un cadre national pour la gestion des données ou encore l'adoption de référentiels d'interopérabilité permettrait de donner des repères utiles.
De même, la généralisation d'outils souverains et en source ouverte (open source) développés par la Dinum comme le système Albert d'IA générative24(*) permettrait de donner une certaine cohérence aux réponses aux questions des administrés, et offrirait ensuite la possibilité d'enrichir les prochaines versions de cet outil, afin d'améliorer la qualité de l'information délivrée aux usagers.
Coordonner les initiatives en matière d'IA aura une utilité non pas pour contraindre les acteurs locaux mais pour leur fournir un appui et des repères et leur offrir un accès à des solutions déjà éprouvées à un moindre coût.
RECOMMANDATIONS
I. DES PRINCIPES DIRECTEURS À SUIVRE
Pour que l'IA puisse être un atout pour les territoires et renforcer les services publics de proximité, il conviendra d'agir à deux niveaux :
- maximiser l'impact positif de l'IA pour mieux connaître et donc mieux gérer le territoire, être plus efficaces dans le fonctionnement des services locaux en fiabilisant et en accélérant la prise de décision, rapprocher le citoyen de l'administration ;
- minimiser les risques liés à l'IA, les textes européens récemment adoptés constituant un cadre de précaution pour un bon usage de l'IA qui permettra d'éviter les dérives.
Au-delà de ces considérations générales, on peut identifier trois principes à respecter pour un déploiement réussi de l'IA dans les territoires.
· Premier principe : même si des mutualisations seront nécessaires, il convient que les acteurs locaux aient une certaine autonomie dans la définition de leur stratégie d'IA et dans la mise en place opérationnelle. Toute démarche excessivement centralisée risque, sinon d'être vouée à l'échec, au moins à jouer un rôle de frein, nuisant aux initiatives locales.
· Deuxième principe : même si chacun a conscience que l'IA va intégrer de plus en plus les outils que nous utilisons au quotidien, même si l'automatisation intelligente des processus qu'elle permet va immanquablement progresser, il existe encore une méfiance vis-à-vis des effets possibles de dépossession et de déshumanisation. Des craintes existent aussi en matière de manipulations de données, de fuites d'informations et d'atteintes à la vie privée. La mise en oeuvre de solutions d'IA devra donc faire l'objet d'efforts de pédagogie, d'explication et même de négociations. L'IA ne pourra pas être imposée, ni par la force ni en secret. Son implantation dans les territoires devra être expliquée et débattue en impliquant les élus et les citoyens ainsi que les agents territoriaux dans les collectivités. Seule une IA comprise sera acceptée.
· Troisième principe : l'IA ne doit constituer qu'un outillage supplémentaire, une aide à la décision et éventuellement à l'action mais en aucun cas fonctionner de manière totalement automatique et autonome. Ce principe rejoint les 2e et 5e principes pour une IA de confiance établis par l'OCDE en 2019 et mis à jour en 2024. Les systèmes d'IA ne doivent pas prendre des décisions seuls lorsque celles-ci ont des conséquences sur les droits des personnes. La responsabilité de la prise de décision doit toujours être rattachée à une personne physique et ne pas être noyée dans la boîte noire d'un traitement algorithmique.
Bien sûr, des processus techniques peuvent être automatisés pour gagner en temps ou en fiabilité. Mais la responsabilité de la prise de décision ne peut pas être intégralement transférée à la machine. Et les usagers des services publics doivent toujours avoir la possibilité non seulement d'être informés du fait qu'ils interagissent avec des machines, de connaître leurs principes de fonctionnement, mais aussi d'avoir accès à des interlocuteurs humains pour échanger avec eux, s'ils le souhaitent, aux phases les plus critiques des processus assistés par IA.
Les cinq principes de l'IA selon l'OCDE (2019, actualisation 2024)
Croissance inclusive, développement durable et bien-être : l'IA doit contribuer à la croissance et la prospérité à différents niveaux (individuel, sociétal, planétaire) et faire progresser les objectifs de développement mondiaux.
Valeurs centrées sur l'humain et équité : les systèmes d'IA doivent être conçus de façon à respecter l'État de droit, les droits de l'Homme, les valeurs démocratiques et la diversité, tout en prévoyant les garde-fous nécessaires à assurer le caractère juste et équitable de la société.
Transparence et explicabilité : les systèmes d'IA doivent garantir que les utilisateurs soient en mesure de comprendre et de mettre en question les résultats qu'ils produisent.
Robustesse, sûreté et sécurité : les systèmes d'IA doivent fonctionner de façon robuste, sûre et sécurisée tout au long de leur cycle de vie, et les risques potentiels devraient être continuellement évalués et gérés.
Responsabilité : les organismes et individus amenés à développer, déployer et utiliser les systèmes d'IA devraient être tenus responsables de leur bon fonctionnement.
II. LES PROPOSITIONS OPÉRATIONNELLES
Sur le plan pratique, plusieurs propositions peuvent être soutenues pour faire de l'IA une chance pour les territoires. Aucune des 25 recommandations du rapport Aghion-Bouverot de mars 2024 ne concerne directement la déclinaison opérationnelle de l'IA sur les territoires. Mais nos travaux permettent d'identifier des axes de progrès.
· La collecte de données massives et de qualité est essentielle à la construction d'outils d'IA performants. Dans ce domaine, deux propositions peuvent être faites :
Proposition n° 1 : mieux connaître et mieux organiser la production et l'exploitation des données numériques territoriales
Cela passe par l'adoption par tous les acteurs locaux de la donnée de référentiels standardisés ou encore la création, le cas échéant, d'obligations réglementaires de remontées automatiques de données dans des bases souveraines (notamment lorsque la production de données se fait dans le cadre de l'exécution d'un service public ou lorsque la production de données bénéficie de subventions publiques).
Proposition n° 2 : affirmer le principe de propriété collective des données publiques locales
Cela pourrait passer par l'introduction de clauses contractuelles de partage des données dans les contrats de délégation de service public ou dans les marchés publics, afin que les collectivités en soient copropriétaires et puissent les utiliser et réutiliser librement.
· Ensuite, trois propositions portent sur l'utilisation proprement dite des outils d'IA (applications, logiciels, plateformes) dans les territoires :
Proposition n° 3 : mettre en production des systèmes d'IA à travers la pratique de l'expérimentation, préalable à la diffusion des bonnes pratiques
Le développement de l'IA dans les territoires s'effectue de manière progressive. Il convient de soutenir cette démarche dans le cadre des appels à projets nationaux qui doivent être poursuivis pour jouer un rôle d'amorçage. Il importe également de mettre en place des dispositifs d'évaluation de ces expérimentations, prélude à l'essaimage vers d'autres acteurs locaux.
Il s'agit de soutenir les pionniers, qui supportent des coûts et des risques importants, et de trouver un modèle économique qui n'a plus besoin de soutiens publics ensuite en diffusant rapidement les outils qui se seront révélés performants.
Proposition n° 4 : privilégier, lorsqu'ils existent, les outils d'IA souverains
La maîtrise des données et de leur analyse est un atout décisif dans la compétition économique mondiale. Une dépendance en la matière vis-à-vis d'opérateurs américains ou chinois fait aussi courir des risques stratégiques pour un pays comme la France. Les acteurs locaux seraient fragilisés par une dépendance trop forte vis-à-vis d'acteurs non maîtrisables. Ils doivent donc privilégier le choix d'outils d'IA de confiance, reposant sur des développements informatiques garantissant notamment un degré suffisant d'explicabilité, et dont les données sont hébergées sur des plateformes au moins européennes, sinon nationales, et fortement sécurisées.
On peut ajouter que les collectivités ont intérêt à se tourner vers des solutions ouvertes plutôt que des solutions propriétaires qui ne leur offrent pas de garanties de portabilité lorsqu'elles souhaiteront changer de fournisseur.
Proposition n° 5 : orienter les choix vers des IA frugales
Il s'agit de minimiser l'empreinte environnementale de l'IA et ne pas adopter d'outils surdimensionnés par rapport aux usages prévus. Sans être une norme obligatoire, le référentiel général pour l'IA frugale indique les bonnes pratiques que devraient adopter les fournisseurs de solution d'IA pour les territoires.
· Deux autres préconisations concernent les moyens à mobiliser pour réussir les utilisations de l'IA dans les territoires :
Proposition n° 6 : garantir une couverture complète du territoire en infrastructure numérique
Il convient de rappeler que le numérique a besoin d'électricité et de connectivité. Avec le cloud, les calculs peuvent être réalisés sur des serveurs situés n'importe où, mais les utilisateurs de l'IA doivent être connectés. Les systèmes d'IA ne peuvent fonctionner que si les flux de données peuvent être transportés jusqu'aux utilisateurs finaux.
Proposition n° 7 : rechercher la mutualisation des compétences locales en IA
Parce que tous les territoires ne disposent pas de moyens financiers et humains permettant de mettre en place et de suivre des projets d'IA, il conviendrait d'encourager la mutualisation des enveloppes budgétaires et des équipes dans des structures communes, capables de dialoguer avec les fournisseurs de solutions informatiques et de piloter les projets d'IA. Ce faisant, les collectivités pourraient être moins dépendantes des éditeurs de solutions ou de prestataires d'assistance à maîtrise d'ouvrage.
· Enfin, les trois dernières propositions sont tournées vers les utilisateurs de l'IA et les citoyens, qui doivent être des acteurs de la transformation numérique des territoires par l'IA et non la subir de manière passive et résignée :
Proposition n° 8 : former dans les collectivités les utilisateurs actuels et futurs de l'IA
Il s'agit de permettre aux agents territoriaux mais aussi aux citoyens utilisateurs des services publics locaux de comprendre les capacités et limites des nouveaux outils, de les exploiter avec efficacité et de préserver une capacité à les contrôler et à repérer d'éventuelles dérives.
Proposition n° 9 : anticiper la reconversion des agents dont les tâches vont être automatisées
En effet, comme l'indiquait un rapport de la délégation à la prospective de 201925(*) consacré à la robotisation des emplois de services, l'automatisation ne détruit pas le volume global d'emplois, mais elle peut transformer considérablement le contenu des emplois et les compétences requises, en transférant de nombreuses tâches aux machines. Ces évolutions, parfois très rapides, doivent être anticipées.
Proposition n° 10 : mettre en place une gouvernance locale participative de l'IA
Il convient de garantir non seulement la bonne information des citoyens sur le recours à l'IA dans les territoires mais aussi de les associer aux choix stratégiques, à la fois à travers leurs élus et de manière directe.
EXAMEN EN DÉLÉGATION
Réunie le jeudi 13 février 2025, la délégation à la prospective a examiné le rapport de Mme Amel Gacquerre et M. Jean-Jacques Michau sur « IA, territoires et proximité ».
Mme Christine Lavarde, présidente. - Bonjour à tous. Je voudrais d'abord accueillir Éric Dumoulin, qui rejoint notre délégation. Bienvenue, et nous espérons qu'il contribuera à nos futurs travaux. Nous clôturerons aujourd'hui et jeudi prochain le premier cycle de nos travaux initié en novembre 2023, consacré à l'intelligence artificielle dans les politiques publiques.
Je suis fière de dire que nos travaux sont connus et reconnus. La semaine dernière, j'ai été invitée à être membre du jury d'un hackathon au ministère de la transformation publique. L'objectif était de faire travailler des équipes françaises et internationales à partir de données publiques en utilisant le modèle de langage Albert. Chaque équipe devait proposer une solution algorithmique ou visant à rendre le service public plus performant.
J'ai été invitée en raison de nos travaux, notamment notre regard pragmatique sur l'usage de l'intelligence artificielle. Hier soir, avec certains d'entre vous, nous avons échangé avec le ministre de la transformation publique sur nos travaux et le regard de notre délégation sur l'intelligence artificielle. J'ai retenu de ces discussions, et je le partage, que, entre novembre 2023 et février 2025, les technologies ont progressé à grande vitesse et se sont déployées dans l'espace public.
Je pense que nos deux rapporteurs, Amel Gacquerre et Jean-Jacques Michau, vont nous montrer comment les collectivités ont saisi cet outil et quelles sont les mises en garde à communiquer pour un usage pertinent de cette technologie sur les territoires, sans que ceux-ci ni les collectivités ne perdent une partie de leur richesse.
M. Jean-Jacques Michau, rapporteur. - Madame la Présidente, mes chers collègues, nous présentons aujourd'hui le quatrième opus de notre série de rapports de prospective consacrés à l'impact de l'intelligence artificielle sur les services publics. Après les finances publiques, la santé, l'éducation et juste avant l'environnement, nous vous présentons nos travaux consacrés à l'IA, les territoires et la proximité.
Il est naturel que le Sénat s'intéresse à l'avenir des territoires et à l'accès de nos concitoyens aux services publics, où que nous soyons, dans l'Hexagone ou dans les outre-mer. Les territoires sont l'espace vécu de la vie quotidienne de toutes et tous.
L'intelligence artificielle est une technologie de transformation globale capable de traiter une multitude de données et qui est déjà là. Le sommet de Paris a mis en évidence ses potentialités énormes. L'irruption en 2022 de l'IA générative a donné un coup d'accélérateur à cette technologie. Des modèles de langage comme ChatGPT sont entraînés pour fournir des réponses très ciblées à des requêtes en langage naturel.
L'IA ne se résume pas à l'IA générative. Des formes classiques de systèmes intelligents existaient avant et se sont perfectionnées pour offrir des services de plus en plus performants. Lorsqu'une technologie existe et devient performante, il est illusoire de penser qu'on pourra la stopper. Elle sera utilisée en la cadrant, en la domestiquant.
La transformation numérique par l'IA étant un phénomène global, il touchera naturellement les territoires. Il s'agit donc pour nous, délégation à la prospective du Sénat, d'analyser les impacts possibles et d'imaginer les futurs probables.
De quoi parle-t-on quand on parle de territoire ? Nous avons eu à nous poser cette question de délimitation de notre sujet.
Nous parlons bien sûr des collectivités, mais aussi de l'action de l'État à l'échelle déconcentrée et des services relatifs à la gestion de l'espace géographique, comme l'eau, l'énergie, les déchets, l'aménagement du territoire, l'agriculture, l'exploitation forestière ou la mobilité. L'intelligence artificielle (IA) peut intervenir dans ces domaines et améliorer le fonctionnement des services publics. Cependant, un déploiement non maîtrisé de l'IA suscite des craintes : automatisation excessive, déshumanisation des services publics, creusement des inégalités territoriales. L'IA nécessite des données massives pour fonctionner. Or, nous assistons à une explosion des données numériques territoriales. L'imagerie satellite, les Lidars, les objets connectés et les capteurs fournissent des informations précises sur le territoire. Nous sommes nous-mêmes producteurs de données territorialisées avec nos smartphones. Les données numériques sont partout et s'enrichissent chaque jour. Une partie est produite et gérée par les collectivités territoriales, mais beaucoup relèvent des fournisseurs de services numériques. Encore faut-il pouvoir exploiter ces données pour nourrir les systèmes d'IA. Les données publiques font l'objet d'une politique d'ouverture dite « open data ».
L'objectif est la transparence vis-à-vis du citoyen, mais également d'encourager les fournisseurs de solutions numériques à disposer de jeux de données pour élaborer des applications innovantes. La plateforme data.gouv.fr permet de connaître ces jeux de données. L'enjeu est ensuite de faire communiquer les données produites entre elles, les rendre interopérables. C'est un travail mené au sein du Conseil national de l'information géolocalisée, le CNIG.
L'intelligence artificielle peut aider à décrire le territoire, synthétiser les informations nombreuses. L'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) a montré comment on peut affiner la description du territoire par l'intelligence artificielle. Les classements effectués grâce à ce travail d'annotation sont ensuite automatiquement appliqués à l'ensemble du territoire pour obtenir une cartographie augmentée.
L'intelligence artificielle peut aussi prévoir, anticiper en traitant des données collectées en temps réel. Météo-France utilise des systèmes d'intelligence artificielle pour traiter les informations de ses capteurs, les croiser avec sa base de connaissances et prédire la météo à venir avec de plus en plus de précision.
L'intelligence artificielle peut ensuite aider à gérer le territoire, à automatiser certaines actions. Des capteurs peuvent réguler les feux de circulation routière en fonction du trafic. Ils peuvent ajuster la luminosité des candélabres d'éclairage public selon la luminosité naturelle, le nombre de passages, etc. Nous n'avons pas procédé à un recensement exhaustif de l'ensemble des cas d'usage de l'intelligence artificielle dans les territoires mais ils sont nombreux. Le rapport du Conseil d'État de 2022 avait fourni une liste assez large et qui s'est encore enrichie depuis.
L'intelligence artificielle est utilisée pour identifier les dépôts sauvages à partir d'images satellites, afin d'intervenir rapidement. Les pompiers l'utilisent pour modéliser la cinétique des incendies en fonction du terrain, des vents dominants et de la végétation. Les gestionnaires des réseaux d'eau identifient les zones où les fuites sont susceptibles de se produire.
L'intelligence artificielle intervient également dans les relations directes avec le public. Les démarches administratives assistées par l'intelligence artificielle se généralisent. La direction interministérielle du numérique a développé une solution dénommée Albert, qui s'appuie sur la base droits et démarches de service-public.fr. Cet assistant virtuel est à la fois un moteur de recherche et un générateur de texte. Les collectivités peuvent l'utiliser pour travailler sur leurs propres données locales.
L'intelligence artificielle est également utilisée dans des processus internes de gestion, par exemple pour la gestion des ressources humaines, pour faire une pré-analyse des candidatures ou dans le cadre de la rédaction et l'analyse des marchés publics. Elle peut aider à rédiger des délibérations dans une collectivité ou encore analyser les demandes qui remontent des habitants. L'intelligence artificielle permet de gagner du temps en traitant rapidement des tâches qui étaient auparavant plus longues à réaliser. Elle permet de fiabiliser les résultats en traitant de manière plus égalitaire les différentes demandes. Elle est un facteur d'alignement vers le haut du niveau technique des administrations. L'intelligence artificielle permet enfin de réaliser des actions qui n'étaient pas possibles auparavant.
L'intelligence artificielle peut être une chance pour la ruralité. On présente à tort la ruralité comme un espace sous-développé technologiquement. L'intelligence artificielle a besoin de connectivité, mais elle peut étendre le champ des possibles. La connectivité peut être assurée par la communication satellite, ce qui profite particulièrement à la ruralité. Dans l'exploitation agricole et forestière, l'intelligence artificielle joue un rôle croissant dans les choix de traitement des plantes. Les robots sont également de plus en plus présents dans nos champs.
En matière de mobilité, même si les espaces ruraux sont moins bien dotés en transport collectif, l'intelligence artificielle permet d'optimiser les solutions alternatives comme le transport à la demande. Il est inutile d'opposer le monde des villes hyper technologique à celui des campagnes. Le rural est de plus en plus connecté et les services numériques réduisent les écarts dans l'accès à l'information et aux services publics.
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Depuis le début de nos travaux, nous faisons le constat que l'intelligence artificielle devrait avoir un impact important et global, mais en même temps, il nous est difficile d'évaluer précisément cet impact. C'est le lot de toute technologie transformatrice et en évolution constante. L'intelligence artificielle est encore largement « à Paris » et l'équation bénéfice-risque difficile à résoudre car il y a encore beaucoup trop d'inconnues.
Les promesses de l'intelligence artificielle sont séduisantes : gain de temps, correction des erreurs, économie, possibilité de faire plus et mieux, offre de nouveaux services.
Je m'attarderai sur trois apports de l'intelligence artificielle pour nos territoires. Premièrement, l'intelligence artificielle peut apporter une aide à la décision éclairée en univers complexe. Un des outils pour cela est le jumeau numérique. L'IGN a indiqué lors de son audition être en train d'élaborer un jumeau numérique du territoire pour simuler les effets du changement climatique. Un jumeau numérique peut s'avérer utile aussi pour tester des scénarios, évaluer les effets des décisions. Ainsi, en matière d'aménagement des espaces urbains, un jumeau numérique pourra donner une idée précise des modifications possibles de flux de véhicules induits par un changement de sens de circulation, la création d'un nouveau carrefour ou encore l'implantation d'un équipement public ou d'un magasin. Avec le jumeau numérique, l'intelligence artificielle ne remplace pas l'humain. Elle ne décide pas à sa place, mais lui donne plus de capacité à décider en toute connaissance de cause.
Deuxième apport de l'intelligence artificielle : l'optimisation des ressources du territoire. Cet objectif n'a pas attendu l'intelligence artificielle pour être formulé. Le projet d'optimiser la ville grâce au numérique s'est traduit dans un concept qui existe depuis plus d'une décennie, la smart city ou la ville intelligente.
La smart city désigne un ensemble de pratiques et d'installations qui permettent à terme de transformer la manière de vivre sur un territoire, d'améliorer la qualité de vie des habitants en intégrant les défis qui s'imposent à nous, par exemple le vieillissement de la population ou la préservation des ressources naturelles. Les données sont et restent au centre de ces dispositifs.
Le modèle de la smart city n'a pas encore été adopté de manière massive et complète. Nous avons mis en oeuvre certaines briques dans quelques agglomérations, par exemple pour la gestion des bâtiments publics ou la circulation, mais son application complète relève encore de la science-fiction. L'intelligence artificielle présente toutefois des avantages, tels que le renforcement des traitements de données, la gestion de la croissance des masses d'informations et l'automatisation de tâches. Par exemple, l'automatisation des analyses de situations pour la vidéo-verbalisation ou l'information de la population sur la qualité de l'air.
L'IA permet également un service direct et plus rapide aux usagers, notamment grâce aux robots conversationnels ou chatbots.
Cependant, avant d'accélérer l'usage de l'IA, il est essentiel d'identifier les risques qu'elle présente. Nous en avons identifié six. Le premier risque est la dérive des coûts, car les développements actuels sont expérimentaux et soutenus par des aides publiques. Nous n'avons pas encore trouvé de méthode d'analyse du retour sur investissement des projets d'IA dans les territoires.
Le deuxième risque est celui des consommations élevées d'énergie, notamment pour faire fonctionner les systèmes de collecte de données et entraîner les modèles d'IA. Cela a conduit le ministère de l'environnement à promouvoir des principes d'une IA dite frugale.
Le troisième risque est la déshumanisation, remplaçant les échanges avec les humains par des échanges avec les robots. Nous ne souhaitons pas que des décisions qui impactent notre vie quotidienne soient intégralement traitées par des machines. Demain, si un administré s'adresse à un service d'urbanisme entièrement automatisé pour une demande de permis de construire, la décision prise sera-t-elle acceptée, surtout si elle n'est pas favorable à l'administré ?
Le quatrième risque est la dépendance technologique et stratégique. Les grands acteurs de l'intelligence artificielle se disputent un marché gigantesque et pourraient imposer leur technologie et leurs conditions. Pour contrer ce risque, il est essentiel de disposer d'un marché avec des alternatives, de défendre des standards informatiques ouverts, de conserver la main sur les données publiques et de stocker l'information numérique sur les clouds souverains.
Le cinquième risque est celui de la remise en cause insidieuse des libertés publiques. Des règles existent en matière de protection des données personnelles ou encore de vidéosurveillance, mais les garde-fous sont fragiles et les moyens de sanction des grands acteurs du numérique demeurent limités.
Le dernier risque est celui de l'aggravation des inégalités territoriales. La capacité à se saisir des nouvelles technologies n'est pas la même selon les territoires, la taille des collectivités, et l'on peut craindre que l'usage, le développement de l'intelligence artificielle ne se fassent pas au même rythme que l'on vive à Marseille ou à Balazuc, en Ardèche.
La réglementation, en particulier le règlement européen sur l'intelligence artificielle (dit AI Act), interdit certaines pratiques comme la vidéosurveillance biométrique automatisée. Le règlement européen sur les données, l'European Data Act, protège aussi le patrimoine des données publiques et vise à limiter notre dépendance aux grands acteurs du numérique.
Pour répondre à ces risques, il convient de dégager des moyens financiers importants pour l'intelligence artificielle et de disposer de ressources humaines capables de piloter des projets d'intelligence artificielle. La mutualisation, comme le font déjà certaines collectivités, notamment dans le cadre de syndicats mixtes, peut être une solution. Il est également nécessaire de donner un cadre de gouvernance à l'intelligence artificielle dans les territoires en associant les citoyens et en conservant un pilotage par les élus. L'intelligence artificielle n'est pas une affaire d'ingénieurs et d'informaticiens, elle est l'affaire de tous et les stratégies locales doivent faire l'objet de concertation.
Je vais aborder les trois scénarios d'application de l'intelligence artificielle (IA) dans les territoires, formalisés dans le cadre de ce rapport. Le premier scénario est celui de la méfiance assumée, fondée sur les inquiétudes de nos concitoyens relatives aux risques, notamment en matière de cybersécurité. L'étude de l'Observatoire Data Publica montre que la méfiance vis-à-vis de l'IA est en hausse. Cependant, notre familiarisation avec l'IA dans nos pratiques quotidiennes nous fait progressivement sortir de ce scénario.
Le second scénario est celui du tâtonnement prudent, de l'application par l'expérimentation. Une offre commence à se structurer, avec des expérimentations menées et des bonnes initiatives qui se diffusent. Nous sommes aujourd'hui dans ce scénario, où l'IA ne peut être qu'une aide à la décision et non un remplaçant des processus décisionnels classiques.
Le troisième scénario est celui de la mise en oeuvre ordonnée, que nous n'avons pas encore atteinte. Cependant, certains outils d'IA pourraient s'imposer, notamment dans la gestion de certains grands services publics locaux. Là encore, l'IA ne peut être conçue que comme une aide, pas comme un remplaçant de la décision humaine. Nous concluons notre rapport par des recommandations que nous formulons à deux voix.
M. Jean-Jacques Michau, rapporteur. - La collecte de données massives et de qualité est essentielle à la construction d'outils d'intelligence artificielle performants. Nous formulons deux propositions à ce sujet. Premièrement, il est nécessaire de mieux connaître et mieux organiser la production et l'exploitation des données numériques territoriales, rejoignant ainsi les conclusions du rapport « Data et territoire » de fin 2023. Deuxièmement, nous proposons d'affirmer le principe de propriété collective des données publiques locales.
Nous avons également trois propositions concernant l'utilisation des outils d'intelligence artificielle dans les territoires. Tout d'abord, nous suggérons de mettre en production des systèmes d'intelligence artificielle à travers la pratique de l'expérimentation, préalable à la diffusion de bonnes pratiques, en continuant ainsi les appels à projets. Ensuite, nous recommandons de privilégier les outils d'intelligence artificielle souverains lorsqu'ils existent. Enfin, nous proposons d'orienter les choix vers les intelligences artificielles frugales.
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Un troisième bloc de préconisations concerne les moyens à mobiliser pour réussir les utilisations de l'intelligence artificielle (IA) dans les territoires.
Sixième proposition : garantir une couverture complète du territoire en infrastructures numériques, car l'IA ne peut fonctionner que si nous sommes connectés et équipés.
Septième proposition : rechercher la mutualisation des compétences locales en IA. C'est le moyen le plus efficace à court terme et le plus réaliste pour porter des projets d'IA dans les territoires. Nous avons besoin de personnes formées pour dialoguer avec les fournisseurs de solutions informatiques, ce qui permettra aux collectivités d'être moins dépendantes des éditeurs de solutions ou de prestataires d'assistance à maîtrise d'ouvrage et de garder la main sur les données produites.
Enfin, un quatrième et dernier bloc de trois propositions concerne les utilisateurs de l'IA et les citoyens qui doivent être des acteurs de la transformation numérique des territoires par l'IA et non la subir.
Donc, huitième proposition : former les collectivités et les utilisateurs actuels et futurs, agents territoriaux comme citoyens.
Neuvième proposition : anticiper la reconversion des agents dont les tâches vont être automatisées avec l'usage de l'IA.
Dixième proposition : mettre en place une gouvernance locale participative de l'IA. Il convient de garantir non seulement la bonne information des citoyens sur le recours à l'IA dans les territoires, mais aussi de les associer au choix stratégique.
Pour conclure, les solutions d'IA sont testées chaque jour par un nombre de plus en plus important d'acteurs locaux. L'IA n'est pas une bulle, ni un effet de mode.
Maîtriser l'IA va nous demander un investissement considérable, mais avec un retour tout aussi considérable, notamment car elle permettra une meilleure connaissance de notre territoire et une action publique plus efficace, plus efficiente.
À nous donc de mettre en oeuvre les moyens adéquats pour tirer le meilleur profit de cette avancée technologique.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Avant d'entamer le débat, je voudrais faire un petit sondage. Qui, aujourd'hui, dans sa collectivité, utilise déjà l'intelligence artificielle, puisque les champs d'application sont très vastes ?
M. Pierre Barros. - Il y a des agents qui utilisent cet outil de manière personnelle et qui ont un compte, mais également dans le cadre de leur travail. Un chef de service peut aussi organiser les tâches de manière transparente par rapport à la collectivité. Il y a donc ces deux usages.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je visais plutôt le domaine applicatif, en recourant à l'intelligence artificielle pour diverses tâches. Dans ma collectivité, nous l'utilisons pour la vidéo-verbalisation, ainsi que pour automatiser les tâches, notamment dans le domaine financier de la liquidation. Nous avons également mis en place un chatbot pour aider les personnes qui rencontrent des difficultés techniques, comme brancher leur imprimante à leur ordinateur. Ce chatbot effectue la recherche que la personne aurait dû faire dans l'aide Microsoft. C'est un exemple concret de ce que je voulais mettre en avant pour illustrer les champs d'application de l'intelligence artificielle.
M. Éric Dumoulin. - J'ai eu la chance ou la malchance d'avoir été maire, jusqu'à il y a encore trois mois. À Chatou, ville de 30 000 habitants, nous avons été pilotes. Nous utilisons la vidéo-verbalisation. J'ai considérablement digitalisé et numérisé la ville il y a 5-6 ans. Donc, automatiquement, nous avons intégré les outils d'accompagnement. Nous avons créé ou reconstitué un quartier avec une dimension smart city extrêmement puissante.
C'est empirique, ce que je vais dire, car nous n'avons pas encore le recul pour nous rendre compte de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas. Ce que nous avons mis en place est subventionné, ce qui est un point très important. Pour l'instant, les modèles économiques ne sont pas stabilisés. Il y a des modèles qui fonctionnent, mais pour l'aménagement urbain que nous avons installé, le modèle économique n'est pas stabilisé. Nous avons été fortement subventionnés, notamment par la région, pour mettre en place des systèmes de stationnement intelligents et des feux intelligents, et pour déployer des jumeaux numériques sur nos processus d'aménagement.
Sur les jumeaux numériques, c'est très intéressant, mais il faut des services techniques solides derrière. C'est un prérequis indispensable. Les gens qui s'imaginent qu'avec l'intelligence artificielle, tout va miraculeusement fonctionner, se trompent. S'il n'y a pas un niveau d'expertise fort des services pour guider l'intelligence artificielle, cela sera source d'erreurs majeures. Cela vaut pour l'urbanisme comme pour beaucoup de choses, car il faut un contrôle humain et une validation des données, de leur utilisation, des conclusions, et une validation par la praxis.
Par exemple, le stationnement intelligent, mis en place par une start-up, a été un cauchemar. Un an et demi après le lancement, cela ne marche toujours quasiment pas. C'est subventionné, mais la réalité, c'est que cela ne fonctionne pas ou mal. Nous examinons actuellement les résultats pour voir si nous obtiendrons un effet de fluidification de la circulation. Je pense que la smart city, qui signifie ville intelligente, en réalité ne signifie rien...
Je souscris entièrement à vos conclusions, sur la base d'une petite expérience très locale. Il y a des pistes extrêmement intéressantes qui seront incontournables d'ici quelques années, car c'est le sens de l'histoire. Cependant, il est essentiel que les collectivités et les territoires soient conscients que cela ne remplacera pas les systèmes existants. Il faut que ce soit extrêmement bien contrôlé.
Pour l'instant, je ne vois pas d'équilibre économique autonome, cela dépendra des secteurs. Lorsque les différentes applications seront de plus en plus partagées, les équilibres économiques viendront. Mais il faut éviter de se mettre dans les mains des grandes entreprises qui remporteront la compétition et rendront les collectivités dépendantes, soit avec des coûts de maintenance ou des coûts de mise à jour absolument hors marché. Il y a un travail à faire en matière de maîtrise des acteurs. Les collectivités ne doivent pas être dépassées par les engagements qu'elles peuvent prendre. Voilà quelques idées que je jette au fil de l'eau. Cela rejoint vos conclusions. L'IA est intéressante, ses applications sont très loin d'être mûres. Il faudra vraiment contrôler cela de très près.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Personnellement, j'aurais une approche nuancée par rapport à ce que dit mon collègue, car l'échelle de ma commune n'est pas la même. Sur une commune de 6 700 habitants, l'erreur à faire est d'essayer d'embrasser tous les sujets en même temps. Il faut d'abord en avoir les moyens financiers et humains.
Cependant, il existe des secteurs sur lesquels cela ne coûte pas grand-chose, mais cela rapporte beaucoup. Nous avons commencé par un secteur, car j'en avais assez de voir ce que l'on consacrait pour une commune comme la mienne en fluide, électricité, gaz, eau. Avec le pilotage fin, indépendant et précis, les gains sont à peine croyables, non seulement financiers, mais aussi par rapport au sujet de la déshumanisation des choses.
Dans toutes nos collectivités, il y a des tâches répétitives. On peut concevoir qu'au bout de 10, 20 ans, des personnels, sur une tâche répétitive, ont besoin de se motiver. Là, c'est complètement différent parce que l'outil change et que la personne qui est au bout de l'outil comprend qu'elle fait gagner à la commune des moyens grâce à des économies.
Je vous encouragerais à développer ce type de solutions, qui commencent à se dupliquer, pour un investissement qui n'est pas majeur.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Vous avez développé ce logiciel en interne, vous ne l'avez pas acheté ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je vais vous le dire tout net, le développement a été fait à titre gracieux pour la commune et a montré que cela fonctionnait. En tant qu'Auvergnat d'origine, j'ai rapidement compris le gain qu'il y avait.
Je parle de gain, mais je ne sais pas ce que font vos communes en termes de fluide. C'est très important. Nous nous apercevons que la confiance n'exclut pas le contrôle. Quand nous nous apercevons qu'on se fait gruger depuis des lustres, cela donne, dans la relation avec le partenaire, un autre résultat.
Cela fonctionne avec des capteurs. Par exemple, une chasse d'eau qui fuit tout le week-end dans un groupe scolaire, cela peut paraître anodin, mais à la fin de l'année, c'est considérable.
Nous essayons maintenant de développer cette approche dans d'autres secteurs. Je pense que l'intérêt, en fonction de la taille de la commune, c'est d'essayer de cibler des secteurs et puis de s'en emparer.
Je partage un échec : les parkings. Une grande ville en France a d'ailleurs dépensé des millions d'euros à essayer de résoudre son problème de parking, sans succès.
On peut avoir des échecs, mais il faut être prudent. Il y a des solutions aujourd'hui qui fonctionnent et qui font économiser de l'argent, très clairement.
M. Khalifé Khalifé. - Je suis originaire de Metz, ville qui a été connectée il y a très longtemps, avec une phase d'euphorie au début. Il y a eu de nombreuses initiatives, comme les signatures électroniques, tout ce qui est partagé, la vidéo, la verbalisation, etc. J'avais été contacté par une société spécialisée dans l'énergie qui voulait élaborer un schéma de tout ce qui se trouve dans les rues de la commune. Nos ingénieurs les ont contactés. Je trouve intéressant de prendre en compte ce sujet dans vos réflexions.
D'autres questions sont aussi posées, notamment sur l'intelligence artificielle en lien avec la vidéosurveillance et la sécurité. Est-ce que vous l'avez délibérément occulté ou est-ce que, pour vous, c'est un autre domaine ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Vidéoprotection.
M. Khalifé Khalifé. - Oui, vidéoprotection.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Je suis implanté dans un territoire rural où la commune la plus peuplée compte 3 900 habitants et la plus petite 120 habitants. La problématique de l'intelligence artificielle les dépasse complètement.
Il est nécessaire de mettre en place une coordination entre tous les acteurs de la vie publique territoriale. Ainsi, une commune qui sollicite des subventions pour un dossier spécifique doit savoir si c'est la région, le département ou l'État qui est compétent. Actuellement, il est extrêmement difficile d'obtenir toutes les informations en même temps auprès d'un même organisme.
Il serait utile d'avoir un vade-mecum pour une commune rurale sur la demande d'intelligence artificielle. Les communes rurales ne savent pas par où commencer, qu'il s'agisse du réseau d'eau ou des factures et consommations d'électricité. Elles ont peur que cela leur coûte des fortunes, alors qu'elles disposent de budgets de 200, 300, 400 000 euros par an. Les communautés de communes, qui rassemblent les petites communes, peuvent également s'y intéresser. Il faudra lever le doute sur les compétences à terme.
M. Stéphane Sautarel. - Merci pour ce rapport qui soulève beaucoup de questions, plus qu'il n'apporte de réponses, ce qui est tout à fait légitime compte tenu des pistes explorées. À vous écouter, il me semble qu'il y a des sujets qui méritent encore des précisions sur le périmètre.
Lorsque l'on parle d'optimisation de smart city ou de services, il y a des choses qui existent déjà. Est-ce que l'on bascule dans l'intelligence artificielle ? Est-ce que c'est une révolution ou un prolongement ?
Je me demande, par exemple, s'il n'y a pas déjà des systèmes d'automatisation existants pour les réseaux d'eau, la gestion de la voirie ou de la mobilité. Est-ce qu'il y a un prolongement naturel pour passer à l'intelligence artificielle ?
J'ai des questions sur l'organisation territoriale des collectivités, la finance, le juridique, les ressources humaines, la commande publique. Est-ce que là, il y a vraiment des choses qui sont en train de bouger ?
S'agit-il d'un système ouvert ou fermé ? Il y a peut-être quelques grandes collectivités qui ont déjà mis des choses en place, mais il y en a beaucoup qui sont plutôt frileuses et qui cherchent à maîtriser les choses ou à fermer les choses avec la peur de la cybersécurité.
Ma conviction, c'est que si l'on n'est pas dans un système ouvert, on ne peut pas réellement entrer dans ce nouveau système. Et donc, ce sont plutôt des initiatives individuelles privées qui vont bricoler quelque chose, arriver avec leurs petits outils et qui vont à la fois créer des écarts dans l'organisation même d'une collectivité et aussi présenter des risques.
Je m'interroge davantage sur la question de la formation et de l'adaptation des métiers. Je me demande s'il ne faut pas commencer par la formation, notamment à un nouveau mode de management, avant de parler de la maîtrise des outils eux-mêmes.
M. Pierre Barros. - Je remercie la délégation à la prospective pour ce rapport, car nous sommes en train de décrire peut-être un peu l'avenir. Cependant, je pense que nous n'y sommes pas encore. Il faudra certainement plusieurs années pour y arriver. Je tiens également à remercier les collectivités qui s'engagent dans ce genre de pratiques, car elles font preuve de courage.
Beaucoup de technologies sont arrivées depuis 30 ans, je me souviens de l'informatisation, la modélisation, la 3D, le BIM (modélisation des informations du bâtiment). Cela fait des années qu'on en parle, mais cela n'est pas encore tout à fait opérationnel. Moi, ce qui m'intéresse, c'est que tout cela fonctionne grâce à une informatisation qui n'est pas encore homogène sur le territoire.
J'ai développé des projets dans une intercommunalité à Roissy, qui dispose de moyens importants, notamment un service informatique et un syndicat, Val d'Oise Numérique, très à la pointe sur la question des data centers et de la smart city. Nous sommes attentifs à ces questions et nous avons envie d'y aller.
J'ai également accompagné des collectivités où l'informatique était très limitée, avec seulement quelques ordinateurs branchés sur la même multiprise que la machine à café et le micro-ondes... Cela montre la fragilité du système dans lequel on vit et nous interroge.
Je pense qu'il se passera du temps avant que tout cela soit réellement mis en place. Cependant, heureusement, cela va toujours plus vite que ce qu'on pense. La question du personnel qui sera remplacé par une intelligence artificielle est cruciale. Si cela se fait en deux ans, cela sera terrible. Si cela se fait en 20 ans, ce sera autre chose. La question du temps est un vrai sujet qui permettra de modifier les métiers et de donner le temps aux organisations de s'adapter.
Aujourd'hui, il y a une certaine urgence parce que l'on en parle beaucoup et il faut prendre les choses à bras le corps. C'est ce que fait la délégation à la prospective. Des débats nationaux et internationaux sont en cours, mais cela prendra du temps. Il est important de prendre le temps, car on ne peut pas changer les pratiques du jour au lendemain. La mise en place des infrastructures, des puissances de calcul et des capacités de stockage nécessitera des moyens.
Je terminerai par une remarque qui m'a fait sourire : vous avez projeté une petite image où l'on voit une IA capable de recenser les trous, les fissures dans les routes. Dans ma ville de 10 000 habitants, j'ai 10 000 personnes qui me signalent les dégradations routières, les lumières qui ne fonctionnent pas, les écoles où l'éclairage reste ouvert la nuit. Si c'est remplacé par une IA, pourquoi pas, mais le boulot est déjà fait.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je vais laisser Jean-Raymond Hugonet compléter son propos. Les rapporteurs apporteront ensuite quelques précisions. Je vous invite néanmoins à rester jusqu'au bout car nous allons évoquer notre prochain cycle de travail qui débutera la semaine prochaine.
M. Bernard Fialaire. - Je voudrais apporter quelques observations, en revenant sur le sujet de la déshumanisation. Dans notre rapport sur l'intelligence artificielle et l'éducation, nous avons constaté qu'il existe des IA capables d'accompagner et qui sont plus bienveillantes que les enseignants. Cela signifie qu'il est possible d'avoir des interrogations à poser à une administration et d'avoir une IA plus bienveillante, sans préjudice pour l'usager.
Je me pose la question de la délégation de services publics. Les petites communes n'ont pas toujours une équipe de spécialistes de l'IA pour installer ces systèmes. Lorsque des groupes comme Vinci proposeront leurs services, ils auront les moyens de le faire. Cependant, cela créera une compétition entre le service public et les entreprises privées qui offriront ces services, avec des propositions de plus en plus alléchantes et bien présentées, ce qui nous tiendra sous leur emprise.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je veux rebondir sur ce qui a été dit. Une chose est claire concernant le temps : si l'on veut vraiment mettre en place un système, cela prendra du temps. Si l'on essaie d'embrasser tout, c'est impossible pour les communes, quelle que soit leur taille. On se fera imposer des solutions qui nous contraindront.
Joël de Rosnay parle de cela. Il dit qu'il ne faut pas employer l'expression « intelligence artificielle », mais plutôt « intelligence augmentée ». Il s'agit de lui laisser des tâches que nous n'aurons plus à faire et de nous concentrer sur le bon sens.
Je vous parlais des économies d'énergie. Aucune commune n'est capable de maîtriser tous les compteurs. Il suffit de demander à son service financier des factures pour s'en apercevoir. Cela a à voir avec du bon sens. Quand on parle d'un système, d'une stratégie, cela prendra du temps. Mais sur des points précis, on peut aller vite, grâce au bon sens.
M. Christian Redon-Sarrazy. - Je salue à mon tour ce travail éclairant. Mon propos prolonge en quelque sorte les propos de Jean-Raymond Hugonet. On parle beaucoup d'algorithmes hyper évolués, mais en réalité, on ne fait que qualifier et interpréter les données.
En revanche, on parle beaucoup des gains que cela peut apporter aux agents dans les collectivités. Ma question est : avez-vous pu, lors de vos auditions, recueillir la position des élus et leur appropriation de cet outil, notamment dans sa dimension prospective ? Les équipes des agents territoriaux sont là pour gérer et offrir une assistance aux élus, l'élu étant plutôt impliqué dans des domaines tels que l'urbanisme.
Les élus sont-ils entrés dans une phase où l'intelligence artificielle peut les aider à faire des projections, à aller au-delà du simple contrôle de la conformité des permis, pour imaginer la ville de demain, la smart city ? Sommes-nous dans cette phase-là ou sommes-nous encore dans la gestion ?
M. Éric Dumoulin. - Je rejoins un peu ce qui a été dit. Cela dépend des territoires et des maires. Il faut être clair, il y a des maires qui sont naturellement en projection, d'autres moins pour plein de raisons. Cela dépend aussi des capacités financières qui sont très inégales.
Je suis écrivain et j'ai joué avec ChatGPT. Sur des thématiques générales, il n'y a pas de sujet, le modèle peut sortir un texte correct bien qu'assez plat, mais dès que l'on rentre dans le fine-tuning, c'est catastrophique. C'est exactement la même chose pour les collectivités. C'est un outil d'aide extraordinaire qui permettra à beaucoup d'agents de se recentrer sur un coeur de métier plus intéressant et de mettre un terme à des tâches répétitives. Il faudra une maîtrise technique de l'outil et du métier. J'ai mis en place des capteurs et des bâtiments intelligents, mais sans techniciens pour maîtriser ces outils, cela ne sert à rien.
L'erreur dans la doxa actuelle autour de l'intelligence artificielle est de penser que les machines vont tout faire automatiquement. C'est le pire des dangers. Il faut que l'homme garde une expertise et un savoir-faire de haut niveau pour optimiser l'intelligence artificielle et éviter qu'elle ne prenne le dessus et lui fasse faire des erreurs d'analyse ou de décision.
Cela vaut, par exemple, pour l'urbanisme. L'intelligence artificielle va faciliter la prise de décision, mais la décision finale doit rester entre les mains de l'élu ou des services, qui doivent avoir un niveau d'expertise suffisant pour identifier les orientations non souhaitées.
M. Christian Redon-Sarrazy. - Je ferai un parallèle avec les mathématiques et Excel. Excel est un outil très performant, mais si l'on n'a pas de compétences mathématiques, on n'en utilise que 5 %. Nous sommes un peu dans cette situation.
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Je vais rebondir sur une remarque selon laquelle ce rapport poserait plus de questions qu'il n'apporte de réponses. C'est vrai, car nous sommes dans une période où l'intelligence artificielle se développe. On y est déjà complètement, même si on n'y est pas encore pleinement. J'aime rappeler une statistique qui m'avait marquée pendant les auditions : en moyenne, nous utilisons quotidiennement 30 à 40 applications qui utilisent de l'intelligence artificielle. Nous sommes en train de vivre cette évolution.
J'ai entendu quelques observations avec lesquelles je suis complètement d'accord, que nous avons voulu intégrer dans ce rapport et qu'il va falloir davantage évoquer. Les collectivités, les élus sont soit déjà engagés, soit ils ont envie d'y aller, mais ils ne savent pas comment faire. Ils ont besoin d'être guidés, d'être accompagnés.
Le sujet de la compétence revient souvent. Ce n'est pas seulement qu'on ne la trouve pas, c'est que toutes les collectivités ne sont pas égales dans leur capacité à recruter ces compétences. Je donne l'exemple de mon territoire, dans le Pas-de-Calais. On veut recruter des compétences, mais personne ne veut venir travailler chez nous parce qu'on ne les paye pas assez.
Il y a deux choses qui manquent. Premièrement, il faudra former davantage et rémunérer différemment les compétences dans les collectivités, car nous avons du mal à attirer ces compétences-là, qui sont mieux payées dans les entreprises privées. Deuxièmement, il faut un management particulier, un management des ressources humaines différent. Nous ne l'exprimons peut-être pas clairement dans ce rapport, mais je pense qu'il faut raisonner en termes de GPEC, de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. C'est un vrai sujet, car il faut former tous ceux qui travaillent sur les systèmes d'information mais qui ne travaillent pas encore sur l'IA, pour pouvoir maîtriser et dialoguer avec les acteurs privés. Il va falloir un management différent et un management de la compétence différent.
Vous avez posé la question de l'open data. Nous avons dit à quel point la donnée est au coeur de tout cela. La première partie de notre rapport porte sur la façon dont les collectivités peuvent produire, utiliser et gérer leurs données. Même les petites collectivités rurales produisent de la donnée, mais elles ne savent pas quoi en faire et n'ont pas conscience de l'importance de cette donnée. La question de l'open data est posée. La France se place aujourd'hui en tête du classement européen de l'ouverture des données publiques, ce qui est intéressant. Cela signifie qu'on a de la donnée, mais elle est surtout ouverte pour les acteurs publics. Les acteurs privés savent que la donnée est de la richesse et du pouvoir, et ils viennent vendre des solutions aux collectivités. Nous sommes contents, nous achetons, mais nous donnons de la donnée à ces acteurs privés.
Il y a une réflexion et une formation des collectivités et des acteurs publics à mener sur la valeur de la donnée et sa gestion. Faut-il aller vers plus d'open data ? Oui, mais est-ce réaliste ? Je n'ai pas la réponse aujourd'hui. Je dis simplement qu'il faut aller vers plus d'open data, mais je ne suis pas sûre que l'on réussira à y aller totalement, surtout en voyant comment les opérateurs privés utilisent ou gèrent ces données.
La déshumanisation n'est pas un frein pour moi. L'utilisation de certains outils peut permettre de mieux positionner nos agents sur leur vraie valeur ajoutée, ce qui a un côté humain. Dans ma commune de 25 000 habitants, nous avons tenté de mettre en place la smart city il y a une dizaine d'années. C'est un travail qui ne se fait pas de façon complète, mais nous avons toujours posé comme postulat de base de garder le contact humain et téléphonique pour les vraies valeurs ajoutées. La déshumanisation n'est pas un problème si on intègre bien la relation humaine, qu'elle soit physique ou téléphonique. Je trouve que cette peur n'est pas réelle et cela peut être démontré à travers ce qui se passe dans certaines collectivités.
M. Jean-Jacques Michau, rapporteur. - Je vais ajouter deux ou trois choses à mon tour. L'intelligence artificielle n'est pas de l'intelligence, mais une gestion statistique très fine. C'est pourquoi le portage politique sera toujours extrêmement important. L'IA peut aider, par exemple, à faire des aménagements urbains avec les jumeaux numériques, mais c'est à l'humain de décider de l'aménagement urbain et du projet politique pour la ville.
La question des données ouvertes est moins problématique que la privatisation des données. Le risque est que certaines personnes s'approprient les données, les organisent et les revendent. Pour la gestion des réseaux, nous sommes dans le prolongement de systèmes existants, mais la puissance de gestion des données permet d'aller plus vite et plus finement.
En tant que président de l'association des maires d'un département, je tiens à mentionner que certaines entreprises aident les communes dans l'intelligence artificielle de manière désintéressée. Ces entreprises, dont les responsables sont souvent issus des collectivités locales, inventent des solutions pour les communes, en tenant compte du portage politique inégal et du coût qui peut être élevé.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Approuvez-vous ce rapport ?
La délégation adopte, à l'unanimité, le rapport et en autorise la publication.
LISTE DES PERSONNES ENTENDUES
AUDITIONS PUBLIQUES DE LA DÉLÉGATION À LA PROSPECTIVE
· Sébastien Soriano, directeur général de l'IGN, accompagné de Matthieu Porte, coordinateur des activités d'intelligence artificielle pour l'IGN (12 novembre 2024)
· Jean-Gabriel Ganascia, professeur d'informatique à la faculté des sciences de Sorbonne Université et membre du comité pilote de l'éthique du numérique (CNNE) ; Catherine Dufour, romancière et auteure de science-fiction ; Pierre Jannin, conseiller municipal délégué à l'innovation et au numérique de la commune de Rennes (10 octobre 2024)
AUDITIONS DES RAPPORTEURS
· Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT)
Laurent Rojey, directeur général délégué Numérique
· La métropole du Grand Paris (MGP)
Geoffroy Boulard, vice-président chargé de la communication et de l'innovation numérique
Agathe Fourquet, responsable des politiques publiques d'innovation
· Urban IA
Hubert Beroche, fondateur
· Association française des correspondants à la protection des données à caractère personnel (AFCDP)
Philippe Saulaün, secrétaire général
Nathalie Brunet, directrice
· Observatoire Data publica
Jacques Priol, président
· Développement d'échanges entre collectivités locales en matière d'informations et de communications (Déclic)
Emmanuel Vivé, président
· Ecolab du Commissariat général au développement durable (CGDD), ministère de la transition écologique, de l'énergie, du climat et de la prévention des risques
Amélie Coantic, directrice adjointe au commissaire général au développement durable
Thomas Cottinet, directeur
Juliette Fropier, cheffe de projet IA et transition écologique
· La Banque des territoires
Gaël Serandour, directeur adjoint du département transition numérique - direction de l'investissement de la Banque des Territoires
Barbara Cuffini-Valero, responsable de programmes Territoires intelligents et durables & Démonstrateurs d'IA frugale & jumeau numérique - direction de l'investissement de la Banque des Territoires
Christophe Charenton, conseiller relations institutionnelles - Caisse des dépôts
· CoTer numérique
Antoine Trillard, président
Yannick Giquel, chargé de mission, ancien DSI du département de la Drôme
· FNCCR (Fédération nationale des collectivités concédantes et régies)
Charles-Antoine Gautier, directeur général
Cécile Fontaine, cheffe du département Affaires publiques et juridiques
Jean-Luc Sallaberry, chef du département Numérique
· Les interconnectés
Céline Colucci, déléguée générale
· Direction interministérielle du numérique (Dinum)
Pierre Pezziardi, conseiller au cabinet de la direction
Maria Cotora, chargée du programme Transformation numérique des territoires (TNT)
Victor Delavaud, chargé de mission à Étalab
Elsa Le Duigou, responsable de portefeuille IA chez beta.gouv.fr
· Orange
Mick Lévy, directeur Stratégie et innovation Digital Services chez Orange business
Valérie Atlani, présidente de Hexadone
Lucas Cherfils, chargé des affaires parlementaires, direction des affaires publiques groupe d'Orange
· La Poste
Olivier Vallet, président de Docaposte
Nathalie Collin, directrice générale adjointe du groupe La Poste chargée de la Présence et du numérique
* 1 https://www.senat.fr/fileadmin/Office_et_delegations/OPECST/Notes_scientifiques/OPECST_note36.pdf
* 2 https://www.insee.fr/fr/statistiques/6036909
* 3 https://www.vie-publique.fr/rapport/291763-rapport-de-la-mission-data-et-territoires
* 4 https://data.europa.eu/en/publications/open-data-maturity
* 5 https://www.banquedesterritoires.fr/sites/default/files/2019-12/guide_intelligence_artificielle_et_collectivites_0.pdf
* 6 https://www.senat.fr/notice-rapport/2024/r24-170-notice.html
* 7 https://urbanai.fr/wp-content/uploads/2024/03/Villes-et-IA-generative.pdf
* 8 https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/etudes/intelligence-artificielle-et-action-publique-construire-la-confiance-servir-la-performance
* 9 https://observatoire.data-publica.eu/
* 10 Cet aspect des usages de l'IA a notamment fait l'objet d'analyses approfondies à l'occasion des débats sur la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 (voir le dossier législatif sur le site du Sénat : https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/textes-legislatifs/la-loi-en-clair/projet-de-loi-jeux-olympiques-et-paralympiques-de-2024.html) et ne sera pas analysé dans le cadre du présent rapport.
* 11 https://anr.fr/Projet-ANR-16-CE04-0006
* 12 https://inet.cnfpt.fr/sites/default/files/2024-08/Cartographie_des_metiers_concernes_par_l_IA.pdf
* 13 https://www.lefigaro.fr/nice/a-cannes-le-pari-de-l-intelligence-artificielle-pour-ameliorer-les-services-publics-20241119
* 14 Voir le dossier de présentation des villes et territoires intelligents sur le site Internet du Cerema : https://smart-city.cerema.fr/territoire-intelligent
* 15 https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-pres-d-un-projet-de-genai-sur-trois-sera-abandonne-d-ici-2025-94475.html
* 16 Pour une évaluation de l'empreinte environnementale de l'IA, voir l'encadré figurant dans le rapport de la délégation à la prospective consacré à l'IA et l'environnement.
* 17 https://www.lecese.fr/actualites/quels-impacts-de-lintelligence-artificielle-sur-lenvironnement-seance-pleniere-en-direct
*
18 Voir aussi les retours d'expérience
relatées par les collectivités :
https://www.lagazettedescommunes.com/926078/intelligence-artificielle-les-attentes-des-usagers-centrees-sur-lhumain/?abo=1
* 19 https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-283-notice.html
* 20 La reconnaissance biométrique dans l'espace public : 30 propositions pour écarter le risque d'une société de surveillance, rapport d'information n° 627 (2021-2022), de MM. Marc-Philippe Daubresse, Arnaud de Belenet et Jérôme Durain, déposé le 10 mai 2022 : https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-627-notice.html
* 21 Source : étude réalisée en 2023 par le cabinet Markess : https://www.markess.com/secteur-public/secteur-public-digital-donnees-de-marche-et-perspectives-devolution-2022-a-2026/
* 22 Source : https://www.lagazettedescommunes.com/914127/depenses-informatiques-comment-alleger-la-facture/
* 23 https://www.vie-publique.fr/rapport/290132-igf-et-cge-rapport-ressources-humaines-de-l-etat-dans-le-numerique
* 24 Outil public, Albert est utilisable comme moteur de recherche capable de répondre sous forme de résumés basés sur des sources officielles et comme outil de génération de textes à partir d'une question en langage naturel. Il est ouvert aux services publics, notamment aux collectivités territoriales, mais pas directement aux usagers du service public.
* 25 https://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-162-notice.html