DEUXIÈME PARTIE
MAÎTRISER L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE POUR PILOTER LA TRANSFORMATION DES SERVICES PUBLICS LOCAUX

Après avoir examiné ce que l'IA était capable de faire dans les territoires, il convient de s'interroger sur le sens de son adoption par les acteurs du territoire. S'il paraît acquis que l'IA n'est pas un gadget mais une tendance lourde capable de transformer concrètement la vie quotidienne, il s'agit de sortir de la fascination pour l'outil. Celui-ci doit être mis au service d'un projet, d'un but défini de manière assez large : l'amélioration des services publics locaux.

Le rapport de la Commission de l'intelligence artificielle présidée par Philippe Aghion et Anne Bouverot intitulé « IA, notre ambition pour la France » et publié en mars 2024 insistait sur le potentiel de transformation du secteur public grâce à l'IA. Si la dématérialisation des procédures est un acquis des dernières années - citant l'observatoire des démarches en ligne, le rapport indiquait que plus des trois quarts des 250 procédures les plus utilisées sont dématérialisées - l'IA devrait être « l'occasion pour les services publics d'aller plus loin dans leur transformation ». Le rapport poursuit : l'IA « promet en effet de personnaliser le service public, de le rendre plus efficient, et l'IA générative promet de fluidifier la communication avec les utilisateurs. Une IA générative pourrait bientôt réexpliquer plusieurs fois dans un langage accessible quelles sont les démarches à faire pour inscrire son enfant dans une école, ou pour remplir ses déclarations d'impôts ».

Mettre l'IA au service de l'amélioration des services publics locaux impose d'examiner au préalable les avantages mais aussi les risques associés à l'IA.

I. QUELLE ÉQUATION BÉNÉFICE-RISQUE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DANS LES TERRITOIRES ?

A. QUELS AVANTAGES ESPÉRER DE L'IA ?

1. Une multiplicité d'objectifs possibles

Il est difficile de mesurer a priori les avantages qui pourraient être tirés du déploiement de l'IA dans les territoires. Une certitude s'impose toutefois : l'IA est susceptible d'avoir un impact fort.

Des travaux menés par la promotion 2023-2024 de l'Institut national des études territoriales (INET) rendus publics en avril 202412(*) concluaient que 25 % des tâches des agents territoriaux pourraient être effectuées, en totalité ou en partie, par l'IA générative. Parmi les métiers les plus concernés, ceux d'agent d'accueil et d'assistant de gestion représentent, en volume, la part la plus importante. L'étude fournissait une liste de tâches avec un haut potentiel d'automatisation, qui figure dans le tableau ci-après.

L'IA peut intervenir en remplacement de tâches effectuées par des individus - par exemple pour réaliser un compte rendu à partir d'une piste audio - mais peut aussi apporter un service nouveau, qui n'était jusque-là effectué par personne - par exemple, répondre à des demandes de renseignement ou effectuer des démarches en dehors des heures habituelles d'ouverture des services.

Les projets d'IA peuvent répondre à un objectif d'amélioration de qualité de service, par exemple en réduisant les erreurs et en fiabilisant les processus mais peuvent aussi viser à faire simplement des économies par l'automatisation de tâches répétitives.

Président de l'Association des Maires de France (AMF) le maire de Cannes David Lisnard indiquait ainsi à la presse fin 2024 vouloir mobiliser l'IA dans sa collectivité afin « d'augmenter la productivité des agents » et « faire des économies »13(*).

Au demeurant, l'automatisation de tâches répétitives et chronophages constitue aussi un progrès pour les agents publics, qui peuvent redéployer leurs activités sur des tâches à plus forte valeur ajoutée et moins pénibles.

Enfin, les projets d'IA dans les territoires peuvent aider à la prise de décision à différents niveaux : certains projets peuvent aller très loin dans l'automatisation de la prise de décision, d'autres juste guider cette prise de décision.

Les experts de l'IA notent d'ailleurs que lorsque l'outil est performant, il a tendance à être extrêmement prescriptif, l'opérateur utilisant l'IA étant de plus en plus réticent à aller contre la recommandation de la machine, celle-ci s'étant révélée très efficace dans la prise des décisions passées.

Un des outils d'IA intéressant, guidant la prise de décision mais laissant des marges de manoeuvre au décideur, est le jumeau numérique. Plutôt que d'automatiser la décision, il permet de simuler les effets de différentes décisions pour mesurer leurs impacts probables dans le temps, en prenant en compte un maximum de paramètres. L'IA constitue alors une aide à la décision, un outil de prédiction permettant de mieux éclairer les responsables des conséquences à court et moyen terme de leurs choix.

Le JUMEAU NUMÉRIQUE : un outil de simulation et de prospective

Développés d'abord dans le secteur industriel, afin de prédire les impacts de changements de pratiques, en évaluer les performances et les risques, les jumeaux numériques se développent désormais dans des domaines de plus en plus variés. Ils visent à modéliser dans l'univers numérique les fonctionnements complexes du monde réel en croisant une grande quantité de variables.

Appliqués aux territoires, les jumeaux numériques constituent une réplique virtuelle d'un espace géographique ou d'une collectivité, construite à partir de données collectées en temps réel ou périodiquement. Ces modèles intègrent des données diverses : cartographiques, climatiques, économiques, démographiques, relatives à l'infrastructure ou aux services publics. Il s'agit d'un outil dynamique qui évolue au fil du temps pour refléter la réalité.

Source : Présentation IGN - Novembre 2024

Les jumeaux numériques territoriaux peuvent concerner une multitude d'usages : pour la planification urbaine, par exemple à travers la simulation de scénarios de développement pour évaluer l'impact des projets sur l'environnement, le trafic ou les émissions de CO2 ou encore la simulation des effets de l'implantation d'équipements publics ; pour la gestion des risques, en simulant une onde de crue et les effets d'une inondation ou d'un glissement de terrain.

Les jumeaux numériques territoriaux sont des outils assez parlants pour les décideurs publics mais aussi pour les citoyens en facilitant la visualisation interactive des projets, en permettant de tester des hypothèses pour un coût d'étude des scénarios alternatifs moins élevé qu'une expertise classique.

Les jumeaux numériques présentent toutefois certaines limites : ils dépendent de la qualité et de la pertinence des données d'entrée. Les modèles peuvent ainsi sous-estimer ou surestimer certains paramètres, biaisant les simulations. Le coût de mise en place des jumeaux numériques peut aussi être assez élevé : tous les acteurs des territoires ne peuvent donc pas en disposer.

L'IGN, le Cerema et l'Inria se sont associés en lançant en 2024 un « appel à communs » pour la conception du jumeau numérique de la France et de ses territoires, qui serait ensuite mis à disposition des collectivités territoriales mais aussi du grand public.

Concrètement, ce jumeau numérique serait une réplique numérique du territoire reposant sur un agrégat de données 2D et 3D couplées à des données métier locales ou flux d'informations (météo, infrastructures, cours d'eau...) permettant des simulations réalistes et rigoureuses sur le plan scientifique. Ensuite, un environnement logiciel de consultation et interrogation offrant une navigation immersive, intuitive et permettant l'activation de modèles de simulation de scénarios ainsi que la mise en scène visuelle de leurs résultats serait mis à disposition des utilisateurs. Lors de son audition devant la délégation à la prospective du Sénat le 12 novembre 2024, le directeur général de l'IGN Sébastien Soriano a fait la démonstration d'une utilisation du jumeau numérique pour simuler les effets d'une brusque montée des eaux au niveau du Pont du Gard.

De nombreux cas d'usage ont d'ores et déjà été identifiés : planification écologique, gestion du littoral, résilience du système agricole, gestion durable des forêts, propagation d'une épidémie.

2. Plan global ou politique des petits pas : une pluralité d'approches

Les cas d'usage de l'IA dans les territoires sont multiples et variés, mais marqués par une démarche d'expérimentation et de tâtonnements ainsi qu'une spécialisation sur certains domaines ou catégories d'activités. Il n'y a pas d'IA globale mobilisée pour la gestion territoriale mais une multitude d'applications embarquant de l'IA pour des besoins spécifiques.

Pourtant, l'idée d'intégrer ensemble une multitude d'usages a été envisagée dans le cadre des projets de « ville intelligente » ou « smart city ». Antérieur à l'IA, le concept de ville intelligente visait à s'appuyer sur les données et à introduire de l'automatisation dans un maximum de processus touchant à la gestion des villes : mobilités, énergie, services. La ville intelligente vise à la fois l'efficacité et l'efficience, dans un contexte de pression sur les ressources naturelles. Il s'agit de limiter au strict nécessaire les consommations de ressources et d'apporter le service le plus adapté aux populations : résidents, professionnels, visiteurs. En connaissant mieux les besoins et les ressources grâce à la collecte et au traitement de masses de données, la ville intelligente devient un objet complexe mais parfaitement optimisé.

L'IA constitue une brique supplémentaire permettant la mise en oeuvre effective de la ville intelligente en rendant son pilotage le plus autonome possible, sans avoir besoin de masses d'opérateurs pour effectuer les réglages nécessaires à son bon fonctionnement.

Or, le schéma d'adoption de l'IA aujourd'hui correspond à une logique décentralisée. Plutôt que la ville intelligente, l'objectif est d'optimiser certains aspects de la gestion des territoires mais pas tous, d'avancer de manière asynchrone : parfois plus rapidement sur les mobilités et moins vite sur les consommations d'énergie, parfois en faisant l'inverse. Bref, le déploiement de l'IA dans les territoires se fait de manière progressive et par ajouts successifs plutôt qu'en suivant un plan global préétabli.

La « SMART CITY » : modèle de pilotage efficient du territoire par la donnée

Le concept de « smart city » ou « ville intelligente »14(*) désigne les territoires dans lesquels les responsables de la gestion de services urbains, en premier lieu les collectivités territoriales, utilisent les technologies de l'information et de la communication (TIC) pour améliorer la qualité de vie des habitants, optimiser les ressources et renforcer la durabilité de la ville ou du quartier.

La smart city repose sur l'exploitation des données produites sur le territoire, permise par le fait que ces données sont remontées dans des systèmes informatiques. Les villes intelligentes sont donc des villes numériques et connectées.

Les domaines dans lesquels la smart city se déploie sont variés : transports, énergie, gestion des déchets, services publics, sécurité des espaces publics. En matière de distribution d'électricité, par exemple, la smart city s'appuie sur les technologies de smart grid : à partir de capteurs, la production comme la consommation d'électricité sont optimisées afin de lisser la demande et de mieux l'adapter à l'offre disponible.

La smart city est vue non pas comme un état statique mais comme un projet dynamique, capable d'attirer les habitants, les entreprises, et d'innover sans cesse pour mieux gérer le territoire concerné.

Plusieurs expériences menées ces dernières années permettent de qualifier les villes qui les ont menées de « smart city ». Barcelone a mis en place différents dispositifs numériques, pour surveiller la qualité de l'air et l'humidité, pour la gestion des parkings ou encore pour adapter l'éclairage public à la présence ou non de piétons. Singapour a utilisé les technologies numériques pour planifier le développement urbain, pour réduire les embouteillages et fluidifier la circulation ou encore pour répondre aux urgences médicales. D'autres villes peuvent être citées comme Oslo, Montréal ou encore Songdo en Corée du Sud, une ville nouvelle modèle de la ville intelligente intégrant l'ensemble des technologies disponibles (qui ramasse ses déchets par exemple non pas de manière classique mais grâce à un réseau de tubes pneumatiques).

En France, plusieurs villes expérimentent le concept de smart city : Lyon, Dijon, Nantes, Paris, Grenoble ou encore Nice, à l'échelle d'un quartier, de la commune, voire de l'agglomération.

Les défenseurs et promoteurs de la smart city mettent en avant huit avantages : une ville plus écologique, une ville plus sûre (notamment grâce à la vidéosurveillance et l'anticipation des menaces), des déplacements facilités, des habitants ou visiteurs mieux informés, des citoyens davantage associés, une ville plus prospère et plus innovante, des équipements publics en meilleur état de fonctionnement (réseaux d'eau, d'assainissement, meilleure maintenance des bâtiments) et une ville capable de faire face à la concurrence à l'échelle internationale.

Pour autant, les smart city suscitent des critiques, souvent motivées par les risques, limites et enjeux qu'elles soulèvent avec souvent des coûts élevés de mise en oeuvre et de maintenance des infrastructures connectées, une dépendance vis-à-vis des fournisseurs de services numériques, une focalisation sur les innovations technologiques qui peut conduire à négliger certains besoins réels des habitants, comme les besoins de relations sociales ou l'offre culturelle, des risques liés à la cybersécurité et à la protection des données personnelles, des dérives possibles en termes de collecte massive de données personnelles et de non-respect de la vie privée, ou encore l'accroissement des inégalités sociales et de la fracture numérique entre habitants des villes connectées. Le retour sur investissement tant en termes financiers qu'environnementaux n'est pas toujours au rendez-vous, ce qui a pu faire renoncer à certains projets de ville connectée.

La smart city n'est donc pas toujours la panacée et sa valeur ajoutée dépend beaucoup des détails de sa mise en oeuvre. En 2020, Google annonçait ainsi abandonner son projet de construire une smart city sur une friche industrielle de 5 hectares à Toronto.


* 12  https://inet.cnfpt.fr/sites/default/files/2024-08/Cartographie_des_metiers_concernes_par_l_IA.pdf

* 13  https://www.lefigaro.fr/nice/a-cannes-le-pari-de-l-intelligence-artificielle-pour-ameliorer-les-services-publics-20241119

* 14 Voir le dossier de présentation des villes et territoires intelligents sur le site Internet du Cerema : https://smart-city.cerema.fr/territoire-intelligent

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