E. LA PERCEPTION D'UN « RETRAIT » FORCÉ D'AFRIQUE DE L'OUEST A DES CONSÉQUENCES NÉGATIVES POUR LE STATUT INTERNATIONAL DE LA FRANCE

La capacité de la France à se projeter en Afrique, y compris militairement à la demande de ses partenaires africains ou sous mandat des Nations unies, constitue l'un des éléments de son statut international. L'ancien ambassadeur et géographe Michel Foucher définissait en 2022 la France comme « une puissance moyenne de rang mondial »38(*). Cette capacité fait également partie des éléments qui confèrent sa légitimité à notre pays lorsqu'il tient la plume de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies relatives à des pays africains. Le fait que le poste de Secrétaire adjoint aux opérations de paix de l'ONU soit détenu par un Français participe aussi de ce statut.

La capacité de notre pays à intervenir dans des crises sur le continent est ainsi reconnue par l'Union européenne et par les Etats-Unis, ce qui permet à la France d'en tirer divers avantages sur le plan diplomatique. Le rôle de nation-cadre de la France pour les opérations militaires en Afrique est ainsi reconnu par ses partenaires qui suivent en général ses décisions dans ce domaine.

Cette capacité contribue également à construire le cadre dans lequel les États-Unis et la France échangent des renseignements, y compris directement opérationnels, sur les groupes terroristes agissant en l'Afrique de l'Ouest. Ainsi, le général Michael Langley, commandant d'Africom, a déclaré le 7 mars 2024 devant le congrès américain : « Il est préoccupant de voir se réduire les effectifs de nos alliés internationaux en Afrique », regrettant en particulier que « la présence de la France dans la lutte contre le terrorisme, autrefois considérable », soit désormais « au plus bas ». De même, au Gabon, les Américains ont clairement manifesté qu'ils avaient un intérêt à ce que la France garde des moyens sur place, notamment pour équilibrer une présence chinoise croissante.

Ainsi, la déflation ou la suppression des bases militaires en cours risque d'affecter le statut de la France si elles sont perçues comme une forme de retrait ou de désintérêt de notre pays pour cette région.

Il convient donc de contrer cette perception en montrant que la France est, plus que jamais, prête à coopérer avec ses partenaires d'Afrique de l'Ouest pour les aider à affronter les menaces et les défis à venir.

F. LES DÉFIS LANCÉS PAR LES COMPÉTITEURS STRATÉGIQUES DOIVENT ÊTRE RELEVÉS

De nombreux pays choisissent aujourd'hui d'approfondir leurs relations avec les pays africains, y compris sur le plan de la coopération de défense et de la coopération militaire.

Or cette diversification des partenariats est ambigüe. D'un côté, elle peut refléter la volonté des États d'affirmer davantage leur souveraineté en sortant de relations exclusives parfois déséquilibrées et en faisant davantage jouer la concurrence entre leurs partenaires. Elle traduit également la diversification et l'ouverture accrues des économies et des sociétés. Il est ainsi nécessaire d'échapper à l'écueil fréquent qui consiste à considérer les pays du continent comme passifs dans leurs relations avec les puissances des autres continents, se contentant de subir des politiques menées par celles-ci pour les influencer ou les développer39(*).

D'un autre côté, cette diversification peut aussi traduire le fait que l'Afrique échange une dépendance vis-à-vis de quelques acteurs principaux (comme la France) contre des dépendances nouvelles vis-à-vis de multiples acteurs. Les pays émergents ont tendance à considérer l'Afrique comme le terrain de jeu de leur nouvelle puissance : c'est ainsi que la Chine et la Russie en premier lieu mais aussi le Brésil, la Turquie, l'Inde ou la Corée du Sud organisent des sommets africains pour nouer des relations profitables avec le continent. La Chine est en partie responsable de l'endettement excessif de nombreux pays du continent, tandis que l'aide militaire fournie par les mercenaires russes constitue une autre forme de cette dépendance.

La perte d'influence supposée de la France sur le continent, plus que le reflet d'un déclin en Afrique, apparaît donc en grande partie comme l'envers de la montée en puissance globale des pays émergents40(*), qui tendent à mettre en oeuvre cette puissance récemment acquise sur le continent africain. Dans ce contexte, il convient pour la France de mesurer sans naïveté les tentatives de ces autres puissances pour accroître leur influence, en particulier de celles qui lui sont concurrentes, voire hostiles, et qui pourraient entraver le nouvel élan qu'elle souhaiterait donner à ses relations avec ses partenaires africains.

1. La Russie : un acteur à la progression entravée sur le continent
a) Une volonté de réinvestir des relations avec le continent africain

Dans les années 90 et 2000, plusieurs ambassades russes en Afrique avaient été fermées et le seul secteur de coopération avec l'Afrique qui avait prospéré était celui de la coopération militaro-technique et les ventes d'armes, la Russie restant le premier vendeur d'armes en Afrique, principalement au profit de l'Égypte, de l'Algérie et de l'Afrique du Sud. Dès 2009, les autorités russes ont exprimé une volonté très claire, sous impulsion du président Poutine, de renouer avec la « politique africaine » de l'Union soviétique. La progression de l'influence russe a ainsi été de plus en plus évoquée à partir de la fin des années 2010, notamment à l'occasion du sommet Russie-Afrique à Sotchi en octobre 2019.

Cette stratégie russe en Afrique implique à la fois des acteurs étatiques et non étatiques.

En matière de coopération de défense, les autorités russes ont signé au cours des dernières années des accords avec une vingtaine de pays. Ces accords répondent aux préoccupations propres à chaque pays : ainsi le partenariat avec le Nigeria vise-t-il à lutter contre Boko Haram.

Les acteurs étatiques comme RT et Spoutnik, désormais interdits au sein de l'UE, se déploient en Afrique subsaharienne, avec des audiences à la fois francophones et anglophones. Ces chaînes diffusent des contenus sur les actualités africaines, portant systématiquement depuis 2022 un nouveau récit « anti-colonial » et pro-russe. Ce nouveau modèle de diffusion comporte la signature par ces médias de dizaines d'accord de coopération avec des agences de presse et des médias alternatifs, permettant ainsi de faire une sorte de « blanchiment de propagande », parfois directement en payant ces médias.

Une nouvelle diplomatie culturelle est également déployée par le biais des « centres pour la science et la culture » et du renouveau des « maisons russes ». Parallèlement, alors que 17 000 étudiants africains se rendaient en Russie en 2019, ils sont 35 000 par an aujourd'hui41(*). La diplomatie numérique russe se déploie également de manière très agressive depuis 2022. Enfin, les services de renseignement ont également accentué leur déploiement sur le continent.

La Russie s'est aussi efforcée de développer l'aspect économique de ses partenariats, un accent particulier ayant été mis sur cette dimension à Sotchi en 2019. Ainsi des accords ont notamment été signés par Rosatom pour la création de filières nucléaires dans plusieurs pays, y compris un accord de 25 milliards de dollars avec l'Égypte pour construire une centrale. De nombreux projets miniers et pétroliers ont également été signés et un dispositif d'aide à l'exportation de produits russes vers des pays africains mis en place.

Il existe par ailleurs un deuxième type d'acteurs russes, non étatiques, au premier rang desquels se trouve le groupe Wagner et la galaxie Prigogine42(*), dont le modèle entrepreneurial comporte trois dimensions : mercenariat, extraction minière et influence politique, culturelle et informationnelle notamment via des « usines à trolls » agissant sur le web. Depuis la mort de Prigogine, on observe une recomposition de ces acteurs, avec une tentative de reprise en main de l'héritage des activités du groupe par des acteurs officiels coordonnés par le ministère de la défense et le GRU43(*). Wagner est ainsi devenu « Africa Corps », déployé au Burkina Faso et au Mali, peut-être au Tchad. Le président du Burkina Faso bénéficie d'une garde prétorienne formée par l'Africa Corps.

Celui-ci déploie également l'« African initiative », créée en septembre 2023 à Moscou, dirigée par un ancien membre de Wagner, Viktor Lukovenko. African Initiative se présente comme une « « agence de presse russe sur les événements du continent africain », qui s'intéresse à « l'héritage néocolonial contre lequel les pays africains luttent depuis des décennies » et aux activités des « militaires, hommes d'affaires, médecins et journalistes » russes en Afrique. Elle possède un correspondant basé au Niger et des bureaux au Burkina Faso et au Mali. Dans un communiqué publié le 12 février 2024, la diplomatie américaine indique qu'une des premières campagnes d'African Initiative fut de « propager une théorie de la conspiration selon laquelle les sociétés pharmaceutiques occidentales utilisent l'Afrique pour des expériences de guerre biologique et pour des essais illicites de divers médicaments ». Ainsi, selon le chercheur Maxime Audinet, African Initiative reprend l'héritage de Wagner en captant ses entrepreneurs et ses initiatives de désinformation, tandis qu'Africa Corps s'efforce de récupérer les mercenaires du groupe.

Wagner est par ailleurs toujours extrêmement présent en République centrafricaine, le groupe ayant profondément noyauté le pays. Contrairement aux autres pays où le groupe est déployé, en Centrafrique les militaires russes n'ont pas été obligés de signer de nouveaux contrats avec Africa Corps. La plupart des mercenaires de Wagner refuseraient d'ailleurs de contractualiser avec le ministère de la défense russe pour ne pas être « redéployables » en Ukraine. La présence de Wagner en République centrafricaine est marquée par un nombre particulièrement élevé de massacres et d'exactions dans le cadre du soutien aux forces armées du pouvoir central, permettant ainsi à celui-ci de se maintenir contre les rebelles.

Enfin, des acteurs tiers coopèrent également avec la Russie pour faire avancer leur propre agenda, profitant de la précarité des paysages médiatiques en Afrique de l'Ouest, tels le célèbre influenceur Kemi Seba.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a par ailleurs considérablement augmenté son activité diplomatique en direction de l'Afrique, par ses ambassades qui communiquent via les réseaux sociaux et par des visites très fréquentes d'officiels, au premier rang desquels le ministre des affaires étrangères Sergei Lavrov. La Russie se présente comme un pays qui, contrairement aux pays occidentaux, ne serait pas colonisateur mais, au contraire, aurait toujours soutenu la lutte contre la colonisation. Est ainsi régulièrement rappelé le soutien de la Russie à la lutte contre l'apartheid, soutien qui, de fait, explique en partie les bonnes relations qu'entretient avec ce pays l'Afrique du Sud dirigée par l'ANC. La Russie se présente par ailleurs comme un défenseur des valeurs traditionnelles qui seraient celles de l'ensemble de l'Afrique contre les valeurs décadentes de l'Occident. Dans certains cas, elle n'a d'ailleurs eu qu'à réactiver des relations déjà anciennes, comme avec le Mali, proche de l'URSS.

Les moyens ainsi mis en place par la Russie lui permettent de mettre en oeuvre une stratégie offensive à l'encontre de l'occident en général et de la France en particulier.

b) Une « success story » de la « Russafrique » qui doit cependant être relativisée

La Russie est généralement présentée dans les médias comme un acteur en pleine réussite en Afrique, qui progresserait inexorablement, sans jamais rencontrer l'échec, en étendant son pouvoir et son influence au détriment de la France et des autres pays occidentaux. Cette vision permet, en retour, de déplorer une perte d'influence qui serait tout aussi inexorable pour la France.

Ce récit, qui revêt quelque crédibilité s'agissant des pays du Sahel central dirigés par les juntes, ne correspond pas à une réalité sur l'ensemble du continent.

Ainsi, comme le montre le chercheur Thierry Vircoulon44(*), la grande majorité des projets économiques signés à Sotchi se sont révélés tout-à-fait illusoires, à l'exemple de la revitalisation des chemins de fer de RDC. En outre, les sanctions imposées par les Etats-Unis et l'Europe en raison de la guerre en Ukraine ont des effets sévères pour les entreprises russes en Afrique, en restreignant leur accès à des financements et en les rendant infréquentables, que ce soit dans les domaines pétrolier ou minier. Même les ventes d'armes seraient impactées par la guerre en Ukraine, les parts de marché de la Russie étant susceptibles de baisser au profit de la Chine.

Par ailleurs, l'offensive diplomatique tous azimuts lancée depuis l'invasion de l'Ukraine n'a pas permis de faire progresser le soutien à la Russie dans sa guerre d'invasion. Au contraire, le vote du 23 février 2023 a vu l'Assemblée générale des Nations unies voter de nouveau massivement pour le retrait des troupes russes (141 sur 193 pays), comme lors du premier vote qui avait eu lieu le 2 mars 2022. Quant aux pays africains, davantage ont voté pour ce retrait : Madagascar, le Maroc et le Soudan du Sud, qui s'étaient abstenus ou avaient été absents lors du vote un an auparavant. Seul le Mali a changé en faveur du contre, tandis que le Gabon s'est abstenu. Cette évolution traduit ainsi selon Thierry Vircoulon une « légère perte d'influence de la Russie sur le continent ».

De plus, dans le Sahel, le groupe Wagner a subi des revers d'ampleur dans la lutte contre les groupes armées, notamment en juillet 2024 face aux groupes rebelles séparatistes du nord du Mali dans la zone de Tin Zaouatine, à la frontière avec l'Algérie. Le groupe a lui-même reconnu avoir subi de lourdes pertes. La concentration des forces russes en Ukraine peut également constituer un handicap en cas de poussée majeure des rebelles ou des groupes terroristes, comme le montre le cas de la Syrie où l'incapacité de la Russie à soutenir le pouvoir syrien a conduit en décembre 2024 à sa chute très rapide face à une coalition de groupes armés.

Plus globalement, selon plusieurs chercheurs entendus par la mission, les forces militaires déployées par la Russie ou par ses mercenaires ne réunissent pas davantage de facteurs de succès, face aux rébellions et aux groupes terroristes du Sahel, que la France ou les forces mandatées par les Nations unies. Pas plus que ces dernières, elles ne s'attaquent en effet aux causes profondes, essentiellement politiques et sociales, des agissements groupes armés. Un reflux de la présence russe serait dès lors inévitable à moyen terme.

Les conséquences négatives pour Moscou
de la chute du régime de Bachar El Assad en Syrie

La chute de Bachar el Assad pourrait avoir pour conséquence la perte par la Russie de ses deux bases militaires (base aérienne de Hmeimim, dans la région de Lattaquié, et la base navale de Tartous). Or, ces bases étaient utilisées par la Russie et par Wagner ou l'Africa Corps pour se projeter en Afrique, en particulier en Libye et au Sahel.

Il est possible que pour préserver cette capacité de projection, la Russie décide de se réinstaller en Libye, à Tobrouk, Bengazi ou Syrte, auprès des forces du général Haftar qu'elles appuient. En effet, la Russie a formé une alliance stratégique de plus en plus étroite avec ce dernier, et utilisent déjà le port en eaux profondes de Tobrouk pour acheminer du matériel dans les pays du Sahel. La Libye est ainsi une porte d'entrée pour la Russie, lui permettant d'accéder plus facilement au Sahel. La Libye constitue également une plateforme de projection vers le Soudan en pleine guerre civile. Près de 2 000 militaires russes seraient présents en Libye à la mi-2024. L'installation d'une véritable base navale russe sur la côte libyenne constitue une menace substantielle pour les pays occidentaux. En outre, en Libye même, la Russie tente de se rendre incontournable auprès de l'ensemble des acteurs.

Mais, au-delà de cet accroissement de la présence russe en Libye, qui risque de devenir un sujet de discorde avec la Turquie, l'incapacité de la Russie à défendre son allié syrien a un fort retentissement au Sahel, en particulier au Mali, où Moscou doit essuyer une perte de crédibilité auprès du régime. Celui-ci peut en effet légitimement s'interroger, au vu des événements en Syrie, sur la capacité des Russes à assurer sa protection contre les djihadistes et contre les rebelles maliens. Au demeurant, des discussions tendues étaient déjà en cours avec la junte fin 2024 compte tenu de l'incapacité de la Russie à déployer le contingent prévu de l'Africa Corps au 1er janvier 2025 comme il avait été convenu.

2. La Turquie, un acteur en progression constante sur le Continent
a) Une Turquie de plus en plus tournée vers l'Afrique

L'expansion actuelle de la Turquie sur le Continent africain peut être rattachée à un événement fondateur. En effet, en 2005, l'AKP déclare une « Année de l'Afrique » au moment où la Turquie, sous l'impulsion de Ahmet Davutoglu, alors conseiller d'Erdogan, décide de mettre en oeuvre une politique étrangère plus ouverte sur l'environnement du pays dans l'optique de développer une « profondeur stratégique ». La Turquie peut alors compter sur des confréries, au premier rang desquelles la confrérie Güllen, qui dispose d'écoles dans de nombreux pays du continent45(*) (Djibouti, Gabon, Gambie, Guinée, Mauritanie, Niger, São Tomé-et-Prìncipe, Sénégal, Somalie, Soudan, Tchad en Tanzanie, etc). Ainsi, le président Recep Tayyip Erdoðan s'est rendu plus de 40 fois en Afrique depuis 2005.

La « conquête » du continent africain par la Turquie a avant tout des visées économiques : il s'agit d'ouvrir des marchés aux PME turques qui constituent la base électorale de l'AKP. Dans les faits, la présence économique turque est surtout forte en Afrique du Nord.

La Turquie souhaite également se présenter comme une puissance du « Sud global », alors même que ses échanges avec le continent sont tout aussi déséquilibrés que ceux des puissances « occidentales », avec un excédent commercial systématique, comme l'a souligné la chercheuse Élisa Dominguez Dos Santos lors de son audition par la mission. La Turquie exporte essentiellement en Afrique des produits manufacturés et importe des matières premières. En Algérie, il est ainsi parfois reproché aux entreprises turques de textiles de pratiquer une intégration verticale empêchant la valorisation des entreprises algériennes de la filière.

La Turquie fournit également des aides financières, mais l'immense majorité de celles-ci bénéficie à la Syrie, puis à la Somalie, et enfin, mais dans une proportion bien moindre, à la Libye.

Plus globalement, les trois principales caractéristiques de la politique turque sont sa multisectorialité (de la diplomatie publique aux échanges commerciaux et aux investissements, en passant par l'aide à l'éducation au religieux, à l'information et depuis 2016 à la défense) ; la rapidité de son déploiement (de 12 à 44 ambassades entre 2002 et 2022 ; de 5 milliards de dollars d'échanges commerciaux en 2005 à 30 milliards en 2020) et une grande diversité des acteurs (gros conglomérats de BTP, nombreuses PME sous-traitantes, organisations musulmanes gouvernementales, agence turque de coopération et de développement (Tika), fondation Maarif, centre culturels Yunus Emre, chaine en français TRT). La Turquie a également su tirer profit de sa proximité religieuse avec nombre de pays du continent.

b) Une coopération de défense en progression récente

Les coopérations de défense turco-africaines semblent par ailleurs avoir le vent en poupe. Il existe deux bases militaires turques en Afrique (Somalie et Libye) consacrées à l'entrainement et à la formation. Depuis juillet 2024, la Marine turque est déployée au large de la Somalie afin de sécuriser les activités d'exploration off-shore turques prévues dans les eaux territoriales somaliennes à l'issue d'un accord signé entre les deux pays. Un accord signé en février 2024 entre Ankara et Mogadiscio prévoit également que les forces navales turques aident la Somalie à construire une nouvelle flotte somalienne et à défendre l'intégrité territoriale maritime du pays. Par ailleurs, en lien avec leur déploiement en Libye et l'alliance entre Ankara à Tripoli, les forces turques disposent de deux bases en Libye : une base navale et terrestre à Misrata et une base aérienne à Al-Watiya.

La Turquie a coopéré avec plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest et du Sahel pour obtenir leur soutien dans le cadre de la crise libyenne. En mars 2018, le pays a contribué à hauteur de 5 millions de dollars pour soutenir la force conjointe du G5 Sahel afin de renforcer la lutte contre le terrorisme et, en 2020, a signé un accord de coopération militaire avec le Niger, ainsi qu'un pacte de défense avec le Nigeria. Le 9 août 2024, une délégation militaire turque a promis au Mali une « aide pour vaincre le terrorisme ».

L'entreprise de sécurité privée turque SADAT, fondée en 2012 par le général de brigade à la retraite Adnan Tanriverdi et dirigée par son fils Melih Tanriverdi, propose des services sécuritaires, tels que la formation d'unités de l'armée ou de la police et la mise à disposition d'armements. Elle développe par ailleurs un agenda politico-religieux. SADAT aurait soutenu l'action turque au profit de Tripoli en 2019 et 2020 et déploierait des mercenaires syriens au Niger, au Nigeria et au Burkina Faso pour sécuriser des entreprises turques. Elle aurait également en charge la sécurité du chef de la junte malienne, Assimi Goïta.

Au total, plus de 2 000 soldats turcs sont déployés en Afrique, avec en outre plusieurs milliers de mercenaires syriens, répartis dans trois pays, soit désormais une présence militaire supérieure à celle de la France.

Les pays africains figurent désormais par ailleurs parmi les principaux acheteurs de drones turcs, appareils de combat Bayraktar TB2 ou autres  : Libye, Tunisie, Maroc, Niger, Nigeria, Éthiopie, Mali, Burkina Faso, Tchad, Djibouti, Angola ou encore Somalie. D'autres pays, comme le Rwanda, réfléchissent actuellement à en acquérir46(*). La Turquie vend également des véhicules blindés et des avions d'entraînement et de combat. Ces armes sont souvent moins coûteuses et plus libres d'utilisation que celles fournies par les États occidentaux.

De même, la Turquie coopère sur le plan militaire avec plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest dans différents domaines, y compris celui de la formation et du renforcement de capacité de personnels militaires. Le pays a signé des accords de coopération militaire avec le Togo en août 2021 et avec le Sénégal en février 2022.

Au total, la Turquie représente une « troisième voie » de coopération en Afrique qui rencontre de nombreux succès en raison de son approche multisectorielle et partenariale, sans les conditionnalités ou les pressions des autres partenaires du continent. Selon Élisa Domingos Dos Santos, il n'existe pas, pour le moment, d'antagonisme direct entre la France et la Turquie en Afrique, les objectifs, comme la lutte contre le djihadisme, étant plutôt convergents. Néanmoins, il s'agit d'un concurrent économique et commercial et de coopération militaire redoutable pour la France.

3. Des Émirats Arabes Unis de plus en plus présents

En une décennie, les Émirats arabes unis (EAU) sont devenus un acteur majeur en Afrique, notamment grâce à des investissements massifs de 60 milliards de dollars entre 2012 et 2022 dans les infrastructures, l'agroalimentaire, les ports et les télécoms. Les EAU cherchent en effet à diversifier leur économie en dehors des hydrocarbures, à sécuriser leur approvisionnement alimentaire et énergétique et à étendre leur influence stratégique.

Une grande partie de la stratégie des EAU repose sur le contrôle de ports via DP World et Abu Dhabi Ports Group, dominant en Afrique de l'Est (Mozambique, Djibouti, Somaliland). Ils investissent également dans les terres agricoles pour répondre à leurs besoins alimentaires, acquérant des milliers d'hectares, notamment au Nigeria et au Soudan. Certaines de leurs initiatives, comme l'exploitation de crédits carbone au Libéria et en Tanzanie, sont critiqués comme exemples de greenwashing, voire de néocolonialisme.

Depuis les printemps arabes de 2011 et leur implication militaire au Yémen, les priorités des EAU se sont élargies à des objectifs politiques et sécuritaires. Ils soutiennent ainsi des régimes alignés sur leurs intérêts contre les islamistes. En particulier, ils soutiennent le général Hemetti au Soudan contre le général Burhan, et ont joué un rôle clé dans le traité de paix entre l'Éthiopie et l'Érythrée.

Les initiatives des EUA en Afrique, y compris le financement de milices ou l'ingérence politique, fragilisent toutefois leur image. Elles apparaissent ainsi globalement déstabilisatrices et donc opposées à la volonté française de contribuer à la résolution des crises et à la cessation des conflits sur le continent.

4. La Chine : une présence d'abord économique qui évolue vers davantage de présence militaire
a) Un poids économique massif mais désormais en partie contesté

La Chine a déployé de longue date une offensive de séduction en direction de l'Afrique. Elle s'incarne notamment dans la tenue du Forum de la coopération sino-africaine (FOCAC), son grand rendez-vous trisannuel avec l'Afrique, dont l'édition de septembre 2024 a vu la venue à Pékin d'un nombre important de chefs d'État du continent, dont le Nigérian Bola Tinubu, le Sud-Africain Cyril Ramaphosa et le Congolais Félix Tshisekedi. Le président Xi Jinping s'est déjà rendu cinq fois sur le continent. En 2023, vingt chefs d'États africains ont été reçus avec tous les honneurs à Pékin, tandis que le ministre des affaires étrangères chinois se rend toujours en Afrique pour son premier déplacement de l'année.

Lors de ces rencontres, les officiels chinois développent un discours anti-colonialiste et défendent le « Sud global » contre l'occident. La Chine obtient en retour à l'ONU des votes favorables sur la question de la répression des Ouïghours ou sur la reprise en main de Hong Kong. Les échanges culturels et d'étudiants sont également riches et diversifiés.

S'agissant des infrastructures implantées dans de nombreux pays du continent, notamment dans le cadre de l'initiative des « Nouvelles routes de la soie », la situation n'est toutefois pas aussi bonne pour la Chine que par le passé, même si elle reste un partenaire incontournable. En effet, le retour de l'endettement excessif de nombreux pays africains a terni l'image des créanciers chinois, tandis que les capacités de financement de la Chine se sont réduites du fait de la crise économique traversée par le pays. Dès 2021, la Chine avait ainsi annoncé une réduction de son enveloppe de 60 à 40 milliards de dollars pour les trois années suivantes, en particulier pour les prêts aux infrastructures. Elle avait également fait savoir que le pays allait se concentrer sur des projets « petits et beaux » de 50 millions de dollars maximum, axés sur le numérique et l'environnement. Si le montant d'investissements annoncé au FOCAC 2024 est remonté à 50 milliards de dollars, ce chiffre reste inférieur aux meilleures années.

En revanche, la Chine a annoncé une montée en puissance des partenariats sécuritaire avec une promesse de formation de 6 000 professionnels militaires, 1 000 agents de police et une invitation pour 500 jeunes officiers africains à venir en visite en Chine.

Les pays africains, de leur côté, mettent de plus en plus souvent en concurrence leurs partenaires, parfois au détriment de la Chine. À titre d'exemple, en Zambie, en octobre 2023, Landlock Natural Paving Inc., entreprise américaine, a signé un contrat de 725 millions de dollars pour construire un réseau routier à travers les dix provinces de ce pays très fortement endetté auprès de la Chine. De même, au Cameroun, les autorités camerounaises ont retiré à deux sociétés chinoises le projet de construction de l'autoroute Yaoundé-Nsimalen, estimé à 380 milliards de Francs CFA (580 millions d'euros), au profit de la société locale Buns et du français Razel47(*). Enfin, le président kenyan William Ruto joue intelligemment la carte de la proximité avec les pays occidentaux, avec lesquels il noue des relations commerciales plus étroites, tout en tâchant de rééquilibrer sa relation avec la Chine en menaçant de publier les termes de contrats d'infrastructures léonins, puis en accordant certains marchés48(*), obtenant en échange de la souplesse pour le remboursement des 8 milliards de dollars qu'il lui doit.

Par ailleurs, des critiques se font jour sur l'aspect prédateur des menées économiques chinoises en Afrique, notamment dans le domaine minier. En effet, la Chine se développant très rapidement dans les technologies de la transition, les entreprises chinoises accélèrent leurs investissements dans des mines de cobalt en République démocratique du Congo ou de lithium au Zimbabwe, sans que cela bénéficie aux industries de ces pays. La Chine apparaît ainsi finalement comme un fer de lance de l'échange économique inégal entre l'Afrique et le reste du monde, à l'opposé de l'image qu'elle souhaite se donner de défenseuse du « Sud global » contre un occident supposé prédateur et néo-colonialiste.

b) Une présence militaire en progression

Jusqu'à présent, la présence militaire et sécuritaire de la Chine en Afrique visait avant tout à protéger ses intérêts commerciaux et ses ressortissants, notamment grâce à sa grande base de Djibouti.

Toutefois, la Chine s'efforce désormais de participer à la fourniture de « biens publics mondiaux », dont le maintien de la paix, afin de se présenter comme une puissance responsable. La Chine est ainsi devenue l'un des principaux contributeurs en personnel aux opérations de maintien de la paix de l'ONU, en particulier en Afrique. Elle contribue également financièrement à la « Force africaine en attente » de l'Union africaine.

En outre, les exercices militaires menées en Afrique par la Chine progressent en quantité et en intensité depuis une dizaine n'année. Les infrastructures portuaires construite par la Chine dans de nombreux pays africains, comme la Tanzanie, le Ghana, le Nigéria ou le Cameroun ont été utilisées pour accueillir des exercices réalisés par ces pays en coopération avec l'armée chinoise. En juillet et août 2024 ont eu lieu de grands exercices de deux semaines avec la Tanzanie et le Mozambique, démontrant l'amélioration de la capacité chinoise à projeter à longue distance des blindés, des troupes, de l'artillerie et des unités de soutien.

5. De nombreux autres acteurs tentent de développer leurs actions sur le continent

Outre les Émirats arabes unis, les autres pays du Moyen-Orient investissent eux-aussi de plus en plus l'Afrique sub-saharienne49(*).

Les pays du Moyen-Orient et l'Afrique

Israël a amorcé une politique de « retour vers l'Afrique ». Le commerce des armes (armement léger, missiles, drones, retrofit d'aéronefs et de blindés soviétiques) étant très développé avec notamment le Sénégal, le Nigeria, le Cameroun et l'Éthiopie. La coopération de renseignement, les sociétés militaires privées sont d'autres modes d'actions d'Israël dans ce domaine. Le pays est aussi reconnu pour ses formations militaires, Historiquement, à l'exemple de la formation au Cameroun du « Bataillon d'intervention rapide » (BIR), unité d'élite de l'armée camerounaise a été créée dès 1999, calquée sur Tsahal et recopiée par plusieurs armées africaines. Israël n'est cependant pas parvenue à devenir un membre observateur de l'Union africaine. Par ailleurs, certains pays africains ne reconnaissent pas Israël et une grande majorité n'a que très peu condamné les attaques du Hamas du 7 octobre 2023.

L'Arabie Saoudite a depuis plusieurs décennies une forte influence en matière religieuse par le biais de la formation d'imams, véhiculant ainsi la version wahabite de l'Islam. Par ailleurs, le pays essaie désormais de jouer un rôle dans la résolution diplomatique des conflits : accord de paix de Djeddah entre l'Érythrée et l'Éthiopie en 2018, accueil des pourparlers entre les généraux Al Burhan et Hemmeti, etc.

Les relations du Qatar avec les pays africains sont plus récentes et le pays, qui soutient l'Islam politique et les Frères musulmans, a souffert en Afrique entre 2017 et 2021 de la crise diplomatique avec l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Les enjeux sont particulièrement importants pour le pays dans la corne de l'Afrique où l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis sont fortement impliquées dans les crises diplomatiques régionales. Le rôle de médiateur dans les crises du Qatar s'est fortement affirmé au cours des dernières années, en particulier au Soudan du Sud, au Tchad et désormais au Sahel.

Enfin, l'Iran a noué de longue date de fortes relations avec de nombreux pays africains, développant une rhétorique révolutionnaire et anti-impérialiste, notamment pour obtenir leur soutien lors du vote de résolutions aux Nations unies. Le pays s'efforce de contrer les influences de l'Arabie Saoudite et Israël sur le continent. Il a renforcé ses liens avec le Mali depuis le dernier putsch, et tente de faire de même avec le Burkina Faso et le Niger, dans une optique comparable à celle de la Russie.

Malgré ces avancées des puissances parfois hostiles à l'occident, l'influence de l'Union européenne et des pays européens en Afrique reste très importante, notamment les plans économique et commercial. Dans le nouveau contexte du développement de l'économie numérique et de la transition énergétique, l'Europe se trouve par ailleurs en concurrence avec les autres puissances, et en particulier avec la Chine, pour l'accès aux ressources rares (cobalt, le cuivre, lithium, etc. ) indispensables à ce nouveau modèle. Or, si la Chine dispose d'une pratique déjà constituée d'échange infrastructures contre ressources rares, l'Europe doit mettre en place sa propre stratégie. C'est dans cet esprit qu'en décembre 2022, l'Union européenne a dévoilé le projet Global Gateway, qui doit permettre de mobiliser 300 milliards d'euros de financements publics et privés dans les pays émergents pour développer des infrastructures, notamment au Burundi, au Gabon et en Tanzanie.

Sur le plan de la défense et du maintien de la paix, l'Union européenne s'est également investie à travers les missions de formation type EUTM Mali ou le financement de l'architecture de paix et de sécurité de l'Union africaine (APSA) et de ses opérations de paix.

Enfin, les Etats-Unis affichent en Afrique à la fois une présence économique et sécuritaire importante en comparaison des autres acteurs « occidentaux » et un relatif désintérêt pour cette région du monde compte tenu de leur focalisation sur l'indo-pacifique. Ce désintérêt relatif50(*) pourrait s'accentuer lors de la nouvelle présidence de Donald Trump.

Selon une vision des choses inspirée par l'idéologie du « Sud global », la progression de l'influence de l'ensemble de ces puissances moyennes en Afrique et le recul simultané de la France pourrait être interprétée comme une émancipation définitive du continent par rapport à l'une de ses anciennes puissances coloniales, ainsi qu'une profitable diversification de ses relations avec des pays émergents autour d'intérêts partagés et opposés à ceux de l'Occident. Un tel récit pêcherait cependant par son simplisme. Les pays émergents n'ont sans doute pas plus de « bonnes intentions » que les anciens colonisateurs, comme le montrent la prédation économique ou le rôle déstabilisateur joué par certains. La France garde ainsi des atouts et, souvent, la comparaison peut encore jouer en sa faveur. Encore faut-il pour cela affronter sans faiblesse les causes de la dégradation de son image sur le continent.


* 38 Ce qui correspond à la définition suivante : « Puissance en raison de son passé, de sa langue, de son influence culturelle, de la connaissance que l'on a d'elle à l'extérieur, de son indépendance stratégique. Moyenne en raison de sa démographie et de son économie, par comparaison aux États-Unis et Chine, et même à l'Allemagne. De rang mondial avec le 4° réseau diplomatique, sa place au Conseil de sécurité des Nations unies et dans les institutions internationales et son influence dans l'Union européenne ».

* 39 Ce n'est plus vrai actuellement, et en réalité cela ne l'a jamais été : même la « Françafrique » comportait des dépendances réciproques, certains dirigeants africains sachant parfaitement faire jouer à leur profit les rouages de la politique française.

* 40 Cette montée en puissance prend notamment la forme des BRICS+ qui s'élargissent progressivement.

* 41 Dont certains auraient été enrôlés dans l'armée russe sous la menace d'un non renouvellement de leur visa.

* 42 Evgueni Viktorovitch Prigojine, oligarque russe, né le 1er juin 1961 à Léningrad et mort le 23 août 2023 dans le crash de son avion, cofondateur et chef du Groupe Wagner.

* 43 Direction générale des renseignements de l'État-Major des Forces armées de la fédération de Russie.

* 44 La RussAfrique à l'épreuve de la guerre, juillet 2023, IFRI.

* 45 Après le coup d'État manqué de 2016, le durcissement du régime qui s'ensuit et la « dégüllénisation » de l'ensemble des administrations, la fondation Maarif a récupéré ces écoles après des négociations avec les pays concernés.

* 46 Cf. Article de Émile Bouvier : https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-Turquie-nouvelle-puissance-regionale-en-Afrique-3-3-La-presence-militaire.html

* 47 https://www.jeuneafrique.com/1563292/economie-entreprises/quand-les-pays-africains-tournent-le-dos-aux-prets-de-pekin/

* 48 Le marché de l'autoroute Nairobi-Malaba a été attribué à un opérateur chinois en septembre 2024, après avoir été promis à un consortium composé notamment du groupe Vinci.

* 49 Présence et influence des puissances moyen-orientales en Afrique sub-saharienne, Niagalé Bagayoko, 31 janvier 2024, FMES : https://fmes-france.org/presence-et-influence-des-puissances-moyen-orientales-en-afrique-sub-saharienne/#elementor-toc__heading-anchor-2

* 50 Le président Joe Biden a tout de même présenté une nouvelle stratégie pour l'Afrique en août 2022, explicitement en réponse à l'activisme chinois et russe sur le continent, et a accueilli de nombreux chefs d'État africains lors du U.S.-Africa Leaders Summit en décembre 2022 ainsi que lors du sommet d'affaires États-Unis Afrique de mai 2024.

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