B. UNE AIDE AU DÉVELOPPEMENT TOUJOURS CRITIQUÉE DANS SA MISE EN oeUVRE ET QUI NE BÉNÉFICIE QUE MODÉRÉMENT À L'INFLUENCE FRANÇAISE

1. Une aide au développement prise dans un faisceau de contradictions

Lors du sommet Afrique-France de Montpellier d'octobre 2021, l'aide publique au développement a été dénoncée par des représentants choisis de la jeunesse africaine comme « paternaliste » et ayant des arrière-pensées politiques. Plusieurs aspects sont ainsi critiqués :

· l'APD, mise en place dans la continuité du colonialisme, en porterait encore la trace, les donateurs prescrivant de manière plus ou moins autoritaires des programmes de développement entièrement conçus par eux ;

· l'APD va de pair avec des conditionnalités, d'abord financières et de réduction des dépenses publique puis, plus récemment, en termes de gouvernance, de démocratie ou de valeurs « universelles », alors même que les aides de la Chine ou de la Russie sont perçues, à tort, comme totalement non conditionnelles ;

· l'APD répondrait à des intérêts cachés, politiques ou militaires mais surtout économiques, alors que les populations concernées la verraient plutôt comme une juste compensation pour les spoliations de l'époque coloniale ou post-coloniale ;

· l'APD constituerait un soutien aux régimes davantage qu'aux populations, comme le montrerait la persistance des aides, notamment budgétaires, à des régimes corrompus et brutaux, qui n'hésitent pas à en détourner une partie substantielle, comme cela se serait encore produit lors de la crise de la covid-19 ou au Sahel pendant l'opération Barkhane.

Certes, notre pays n'est pas resté sourd à ces critiques. En particulier, le CICID et le Conseil présidentiel de 2023 ont acté un changement de vocabulaire en évoquant au lieu de l'« aide » la notion d'« investissement solidaire et durable » (ISD). Parallèlement, un nouvel agrégat comptable, l'indicateur « TOSSD » (Soutien public total au développement durable ou Total official support to Sustainable Development), a été mis en place pour mesurer cet ISD, afin de valoriser l'ensemble des financements internationaux concourant au développement durable des pays éligibles à l'APD, y compris les financements privés. Il n'est cependant pas certain que ces changements terminologiques et comptables modifient en profondeur les perceptions des pays concernés et de leurs populations.

Par ailleurs, l'objectif d'influence et de défense des intérêts français est désormais plus nettement affiché dans les annonces relatives à l'APD française. Pourtant, la France n'est pas toujours bien identifiée derrière les projets mis en oeuvre par l'AFD. Ainsi, selon une chercheuse entendue par la commission, dans un pays comme le Sénégal, la politique d'investissement solidaire française pâtit d'une absence de « grand récit » qui permettrait de donner en sens global aux divers projets lancés dans ce cadre. Au contraire, le récit des « Routes de la Soie » chinois, quelles que soient les arrière-pensées dont il est le véhicule, fait preuve d'une efficacité certaine.

Au total, la politique d'aide publique au développement est prise dans un faisceau de contradictions qui rendent très difficile d'améliorer son image auprès des partenaires africains. Ainsi, ne pas afficher clairement les intérêts français en jeu - notamment en termes d'influence- peut laisser croire à un agenda caché et inavouable, mais les manifester clairement risque de susciter l'indignation, l'aide étant considérée comme une compensation pour des inégalités mondiales elles-mêmes injustes.

2. Le tournant de la politique de solidarité internationale vers les objectifs de transition énergétique : l'exemple de l'Afrique du Sud

La commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat s'est souvent interrogée, par le passé, sur le sens et sur l'efficacité de l'un des volets de la politique d'aide au développement française : celui qui, s'adressant aux pays à revenu intermédiaire ou aux pays émergents, consiste en l'attribution à ceux-ci de prêts peu ou pas concessionnels (donc à taux de marché) pour des projets de grande ampleur ayant un impact climatique positif.

Cette interrogation est particulièrement forte s'agissant de pays ayant une attitude souvent non coopérative voire hostile à la France, à ses intérêts et aux valeurs qu'elle porte, au premier rang desquels la Chine, d'autant que ce pays apparaissait encore il y a quelques années parmi les pays recevant les financements d'APD les plus importants52(*).

Lors de plusieurs auditions, les membres de la commission avaient interrogé Rémy Rioux, directeur général de l'AFD, à ce sujet. Celui-ci avait rappelé d'une part que, comme pour l'ensemble des pays ayant atteint le niveau intermédiaire supérieur de richesse, l'aide au développement à destination de la Chine ne coûte pas d'argent au contribuable français puisqu'elle consiste en prêts non concessionnels. Au contraire, ces prêts constituent même une source substantielle de bénéfices. D'autre part, ces projets ayant un impact en termes de biodiversité et de lutte contre le réchauffement climatique, ils contribuent aux engagements internationaux de la France dans ce domaine et permettent de financer les biens publics mondiaux que sont la diversité des espèces et la stabilité du climat, au bénéfice de tous. Certains membres de la commission avaient alors objecté qu'il était néanmoins aberrant de soutenir un pays ayant une politique étrangère et une attitude globalement agressive à l'égard de l' « Occident » et de la France. Au demeurant, l'espoir que la coopération de développement avec la Chine pourrait, à long terme, infléchir ses positions dans un sens plus conforme à nos valeurs et à nos intérêts, ne semble plus guère fondé aujourd'hui.

Dans ce contexte, le déplacement de la mission en Afrique du Sud effectué dans le cadre du présent rapport constituait une opportunité d'évaluer le sens et l'efficacité de cette politique d'aide au développement française à destination des pays émergents mise en oeuvre dans une optique d'accélération de la transition énergétique, dans un contexte défavorable sur le plan de l'influence française.

L'Afrique du Sud est en effet loin de partager les options françaises en matière de relations internationales et de constituer pour notre pays un partenaire « facile ». Le pays adhère au BRICS depuis 2011, promeut le concept de « Sud global » et s'efforce de transformer un ordre international perçu comme inféodé à l'Occident. Ainsi, les autorités du pays ont refusé de condamner l'invasion russe de l'Ukraine. Contrairement cependant à la Chine, l'Afrique du Sud adhère profondément aux principes démocratiques.

Dès lors, une triple question peut être posée s'agissant de cette intervention de l'AFD en Afrique du Sud : celle de son efficacité, celle du dialogue politique qu'elle permet ou non d'entretenir et, enfin, celle de son impact final sur les relations entre la France et son partenaire sud-africain, en particulier en termes d'influence.

a) L'efficacité de l'intervention de l'AFD en Afrique du Sud

La délégation de la commission en Afrique du Sud a pu échanger avec les équipes de l'AFD sur le « partenariat pour une transition énergétique juste » (Just Energy Transition Partnerships, « JETP »), ainsi qu'avec une équipe administrative du ministère sud-africain en charge de son application.

Les partenariats « JETP »

Les partenariats « JETP » constituent une forme de coopération multilatérale entre un groupe de pays bailleurs composé de membres du G7+, du Danemark, de la Norvège, des Pays-Bas et de l'Union européenne (l'International Partners Group « IPG »), et des pays émergents et en développement, dans l'optique d'accélérer leur transition énergétique. En effet, ces pays, souvent fortement émetteurs de gaz à effet de serre et très dépendants des combustibles fossiles lourds (charbon, fioul), sont confrontés à d'importantes difficultés financières et humaines qui réduisent leur capacité à réaliser cette transition. Les JETP constituent donc des plateformes permettant de mobiliser un soutien politique et à financer cette transition. Sont concernés les pays qui font preuve d'un engagement politique fort pour accélérer leur transition : ils doivent ainsi indiquer être attentifs à l'implication de la société civile dans le processus, à ce que les bénéfices économiques et sociaux de la transition profitent à la population et à ce que les potentiels effets négatifs sur les populations les plus vulnérables (notamment les travailleurs, les femmes ou les communautés locales) soient atténués. Quatre partenariats sont actuellement à l'oeuvre, avec l'Afrique du Sud, l'Indonésie, le Vietnam et le Sénégal.

L'Afrique du Sud est le 17ème émetteur mondial de GES (alors qu'elle n'est que la trentième économie mondiale) et possède une des parts de mix électrique alimentée par le charbon la plus importante au monde, avec 81,4%. Elle s'est fixée une fourchette d'émissions cible (398-510 Mt CO² en 2025 et 350-420 Mt CO²), dont la plus ambitieuse est compatible avec l'objectif de réchauffement global de 1,5°C, ce qui implique un pic d'émission atteint avant 2030.

La dimension « juste » de cette transition est centrale aux yeux les partenaires occidentaux. Au-delà de la prise en compte de l'impact social sur le secteur du charbon, elle doit permettre la réduction de la pauvreté et des inégalités, le développement de nouveaux secteurs et la création d'emplois qualifiés.

Des engagements financiers massifs de l'AFD en Afrique du Sud

Dans le cadre du JETP conclu lors de la COP 26 (novembre 2021), l'Afrique du Sud s'est engagée en échange d'un soutien financier d'au moins 8,966 Mds$ sur 3 à 5 ans. Depuis, avec la contribution de 338 M€ de nouveaux pays bailleurs (Pays-Bas et Danemark) puis de 2,3 Mds$ USD (Canada, Espagne et Suisse, non membres de l'IPG), les engagements totaux s'élèvent à 11,6Mds USD.

La France s'est engagée à fournir 1 Md€ sur 5 ans dans ce cadre. L'AFD a déjà instruit un prêt budgétaire de 300 M€ au Trésor sudafricain (approuvé, signé et décaissé fin 2022). Des discussions pour un éventuel prêt de 500 M€ avec la compagnie d'électricité sud-africaine Eskom ont toutefois été suspendues compte tenu de la situation financière de l'entreprise publique.

D'autres projets de prêts de l'AFD sont en cours de mise en oeuvre :

-Un financement budgétaire de politique publique de 300/400M€ à destination du National Treasury axé sur la transition juste, passé au conseil d'administration de l'AFD en octobre 2024 ;

-Un prêt de 300M€ pour soutenir la décarbonation de Transnet, entreprise publique de transport, des ports et logistique, lequel a toutefois été reporté à ce stade compte tenu notamment de la situation financière de cette entreprise.

Il s'agit au total d'un projet de grande envergure et d'une grande complexité, ce qui peut susciter des interrogations sur la capacité de l'Afrique du Sud, qui rencontre de très nombreux problèmes économiques et sociaux, à le mener à bien, même si certains progrès ont été accomplis53(*).

Malgré ce projet, le mix énergétique sud-africain de long-terme, entre priorité donnée au nucléaire ou au gaz et stratégie de développement des énergies renouvelables, fait d'ailleurs toujours l'objet de critiques (recours persistant aux énergies fossiles au détriment des énergies renouvelables, manque de transparence sur la modélisation, respect compromis de l'objectif de neutralité carbone en 2050, etc).

Ainsi, l'efficacité globale du dispositif est encore loin d'être garantie, tout comme la dimension sociale, pourtant essentielle dans l'implication de l'AFD et de la France, mais d'autant plus difficile à mettre en oeuvre que l'économique sud-africaine souffre d'un grave sous-emploi, notamment des jeunes, et d'une société parmi les plus inégalitaires du monde.

b) Un dialogue politique en construction

La délégation de la commission en Afrique du Sud a pu rencontrer des membres de l'administration présidentielle et gouvernementale en charge de la mise en oeuvre du JET-P en Afrique du Sud. Il s'avère que ces partenaires ont bien conscience de l'implication plus forte de la France et de l'Allemagne dans le projet, en comparaison d'autres parties prenantes. En outre, le dialogue est approfondi : il ne s'agit pas seulement d'une coopération de « carnet de chèques ». Ce dialogue va au-delà des seuls projets financiers pour devenir un « dialogue de politique publique » entre l'équipe France et le partenaire, permettant à celui-ci, éventuellement, d'infléchir sa trajectoire économique. L'AFD est en outre sollicitée par le ministère des finances sud-africain pour un appui sur les réformes fiscales ou sur la loi de finances dans l'optique d'une réduction des inégalités. L'implication majeure de l'AFD dans le programme JETP constitue ainsi un véritable point d'accroche pour la diplomatie française dans un contexte local difficile (pays non francophone, attitude pro-russe et attachement au « Sud global » des autorités, etc.)54(*).

c) Un impact final en faveur de l'influence française qui reste sujet à caution

La relation avec l'Afrique du Sud représente un enjeu diplomatique important pour la France en raison de l'activisme de ce pays sur la scène continentale, voire mondiale.

En effet, l'Afrique du Sud s'efforce de conserver une visibilité de premier plan après l'isolement de l'apartheid. Le pays défend les peuples marginalisés, les intérêts des pays d'Afrique et des pays en développement, la promotion des droits humains, les principes démocratiques et le multilatéralisme, dans une optique de « non-alignement ». Il s'investit dans les instances des Nations unies, avec un mandat au Conseil de Sécurité des Nations unies en 2019 - 2020, des candidatures fréquentes dans les organisations internationales (récemment, avec succès, à la Cour internationale de Justice), un rôle de négociation actif sur les enjeux globaux, par exemple en matière climatique, ou encore un plaidoyer récurrent pour la réforme du multilatéralisme.

L'Afrique du Sud est par ailleurs le seul pays africain au G20 (et l'un des deux membres africains du fait de l'entrée de l'Union africaine en 2022) mais surtout a intégré les BRICS en 2010 puis a oeuvré à l'élargissement de ce groupe (Arabie saoudite, Iran, Émirats arabes unis, Égypte et Éthiopie ont été récemment intégrés).

En outre, le Président Ramaphosa tente de maintenir un leadership sud-africain sur des enjeux continentaux et s'efforce de concrétiser une diplomatie africaine, que ce soit au sein de l'Union africaine (UA) ou par des initiatives en propre. En matière de paix et de sécurité, l'Afrique du Sud a ainsi occupé de nombreux mandats au Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine depuis 2004 et a poursuivi sa volonté de médiation sur les crises récentes. Le pays s'investit aussi sur les enjeux de santé mondiale et sur la zone de libre-échange continentale africaine.

Tous ces éléments justifient un fort investissement diplomatique français, notamment via l'aide au développement.

Cependant, dans une évidente fidélité à ses anciennes alliances, héritées des soutiens apportés à la Lutte anti-apartheid et du poids des orientations du Congrès national africain (ANC) sur la politique étrangère, l'Afrique du Sud continue actuellement à cultiver une grande proximité avec Moscou, ce qui explique le positionnement du pays sur l'invasion russe de l'Ukraine depuis le début du conflit, le 24 février 2022 : absence de toute condamnation de la Russie sous couvert d'une interprétation ambigüe du droit international, et, en ce qui concerne l'ANC, facilitation du relais de messages pro-russes dans le pays. Certes, le Gouvernement Ramaphosa a également montré quelques signes d'ouverture vis-à-vis de l'Ukraine55(*). Mais globalement, les sympathies de l'Afrique du Sud continuent à aller très nettement vers les principaux compétiteurs stratégiques de la France, au premier rang desquels la Russie.

La délégation du Sénat a pu constater la persistance de cette orientation lors d'une rencontre avec des représentants issus de l'ANC de la Commission parlementaire des Relations internationales et de la Coopération de l'Assemblée nationale, qui ont d'emblée tenu à rappeler fermement à la délégation sénatoriale l'ensemble des attendus idéologiques qui fondent l'adhésion de l'Afrique du Sud au « Sud global » et son opposition aux agissements considérés comme « néo-coloniaux » de l'Occident56(*), France comprise.

Ainsi il ne semble pas que, pour le moment du moins, l'investissement très important de la France auprès de l'Afrique du Sud en matière d'aide au développement permette de faire évoluer ce pays dans un sens favorable à l'influence française, notamment au regard de la position sud-africaine au sein des instances internationales. Le poids des alliances traditionnelles (en l'occurrence avec la Russie) semble devoir résister à toute démarche contraire.


* 52 Ainsi, l'AFD indique sur son site internet que depuis 2004, elle a financé en Chine 48 projets pour un montant de 2,2 milliards d'euros.

* 53 Réaffirmation constante du président sudafricain que la transition énergétique juste constitue un projet de société, institutionnalisation d'une Commission présidentielle pour le climat, adoption de cadres stratégiques, adoption de la loi sur le climat, etc., peuvent rassurer quant à la trajectoire prise par le pays. Les réformes du secteur de l'électricité se poursuivent avec la publication, en août 2024 de la loi sur la réglementation de l'électricité (dégroupage d'Eskom, l'électricien public, et soutien renforcé aux investissements privés). Le nouveau gouvernement en place depuis juin 2024 dispose d'un ministre chargé de l'électricité et de l'énergie auquel est rattaché Eskom.

* 54 Enfin, le projet JET-P a vocation à devenir un exemple pour d'autres programmes de transitions énergétique, par exemple au Kenya ou, hors d'Afrique, au Vietnam.

* 55 Avec notamment la mise en oeuvre d'une « Initiative de paix » toutefois avortée en juin 2023, conduite par le président sud-africain aux côtés de six chefs d'État et de Gouvernement et représentants africains (Égypte, Sénégal, Congo-Brazzaville, Zambie, Ouganda, Comores).

* 56 On relève cependant un discours différent porté par d'autres membres de la coalition au pouvoir depuis les élections législatives de mai 2024, qui ont vu pour la première fois l'ANC perdre sa majorité absolue.

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