B. UNE INÉGALE APPROPRIATION PAR LES DIFFÉRENTS ACTEURS, DANS LES TERRITOIRES

1. Une inégale implication des régions, appelée à monter en puissance en phase 2
a) Une réticence initiale débouchant sur une implication hétérogène

Le lancement et le déploiement du programme Territoires d'industrie se sont faits dans un contexte de montée en puissance des régions en termes politique et économique, dans le sillage de la loi Maptam de 201467(*), qui les instituait « cheffes de file » en matière de développement économique, et de la loi NOTRe de 201568(*), qui a étendu leurs compétences en la matière69(*).

Cependant, de manière surprenante, et ainsi que le souligne la Cour des comptes dans son rapport d'évaluation, « [a]u démarrage du programme, la contribution des régions a été limitée et inégale en raison du manque de concertation en amont sur le principe et les modalités avec ces collectivités qui disposent pourtant désormais de la compétence de chef de file en matière de développement économique »70(*).

Ce défaut d'implication des régions, largement imputable aux services de l'État, a été doublé de la réticence de certaines régions à voir l'État intervenir dans un secteur dans lequel leur compétence venait d'être renforcée. Cela a été d'autant plus préjudiciable à la bonne marche du programme que, comme l'ont exprimé aux rapporteurs les représentants de Bpifrance, même si des représentants des opérateurs et des services déconcentrés de l'État siègent dans les comités locaux de chaque Territoire d'industrie, le partenaire institutionnel local privilégié des opérateurs est bien la région, compte tenu de ses compétences en matière de développement économique. Le bon fléchage des aides économiques élaborées sous la houlette des régions vers les Territoires d'industrie en a également été pénalisé, au détriment des demandeurs.

Une inégale implication de la Région

dans les différents Territoires d'industrie étudiés

· Dans le Territoire d'industrie d'Albert-Amiens, l'ensemble des parties prenantes a souligné l'excellente implication de la région Hauts-de-France, intervenue dès la phase 1 pour structurer le programme et mobiliser les entreprises.

La région a notamment, dès 2015, co-financé avec les fonds européens IndustrieLAB (commune de Méaulte), plateforme d'innovation et pôle de transfert et d'innovation au bénéfice des TPE et PME, géré par la région.

IndustrieLAB sert aujourd'hui de support et d'ancrage au développement de la plupart des initiatives développées par le Territoire d'industrie dans le cadre de son volet « innovation », avec notamment des actions d'appui à la diversification de l'offre de services d'IndustriLAB, le développement d'IndustriLAB en tant que lieu de découverte et d'initiation à la filière industrielle pour les étudiants et les publics scolaires, ou encore un partenariat entre IndustrieLAB et la métropole d'Amiens en vue de l'élaboration d'un projet de pépinière-hôtel d'entreprises dédiée aux startups industrielles.

· Dans le Territoire d'industrie du Grand Chalon au contraire, l'impulsion est clairement donnée par Le Grand Chalon Agglomération, la région demeurant davantage en retrait, et intervenant surtout en tant que cofinanceur (par exemple pour des projets d'aménagement foncier, cf. ci-dessus).

· Le Territoire d'industrie de la Vallée de la Maurienne se singularise par l'existence d'un binôme informel constitué de la sous-préfète de Saint-Jean-de-Maurienne, et de la députée, au titre de ses fonctions de conseillère régionale, venant doubler le binôme de gouvernance élu-industriel constitué au niveau local : fortement impliquées dans la réussite de ce projet de territoire, elles font le constat d'un meilleur portage des actions et demandes du Territoire d'industrie, notamment au niveau régional.

Source : commission des affaires économiques,
informations recueillies lors des déplacements et auditions de la mission

La mise en place du FAIIT dans le sillage de la crise covid a marqué un net renforcement de l'implication des régions dans le dispositif, la sélection des dossiers se faisant par accord entre la préfecture de région et le conseil régional, sous le contrôle de la DTI et de la DGE. Compte tenu des prérogatives de la région, les rapporteurs suggèrent qu'une part des fonds étatiques disponibles pour les Territoires d'industrie soient régionalisés, sur le modèle du FAIIT, avec un cofinancement par les régions et une gouvernance président de conseil régional-préfet de région, de manière à créer un effet de levier financier et une synergie entre les priorités nationales et régionales, tout en s'assurant que les secondes ne prennent pas de manière abusive le pas sur les premières.

b) Une implication croissante des régions, avec le soutien de l'État

Pour autant, des comités de pilotage régionaux ont été mis en place dès la phase 1 du programme dans certaines régions, sous la présidence du président de région et en présence du préfet de région, afin d'élaborer des stratégies régionales Territoires d'industrie, en vue notamment de participer à la mobilisation coordonnée des outils et moyens de l'État, des opérateurs et du conseil régional71(*). Y participaient également les représentants des différents Territoires d'industrie du ressort, ainsi que du monde industriel, et des opérateurs de l'État pertinents. La crise de la covid a souvent interrompu les travaux des comités régionaux, qui se sont dès lors poursuivis avec une intensité très variable72(*).

La deuxième phase du programme devrait également voir la situation s'améliorer, puisque les régions ont été consultées pour la sélection des Territoires d'industries, et que l'État a institué un véritable copilotage du programme avec les régions.

Un poste de coordinateur régional des Territoires d'industrie peut désormais être cofinancé par l'État (via la DTI) et la région73(*). Outre sa mission générale d'animation, il a vocation à servir notamment de relais à l'ANCT, au niveau régional, pour diffuser l'information sur les dispositifs d'aides à l'industrie existants, les modifications législatives et réglementaires susceptibles d'affecter le secteur industriel, le logement des salariés...

Selon Intercommunalités de France, le tandem EPCI-régions en matière de politique industrielle est actuellement en voie de consolidation, au travers de deux volets :

- la création d'une animation conjointe, qui passe par des réseaux de développeurs intercommunaux et/ou d'agences permettant d'accompagner les industriels sur le terrain ;

- la mise en oeuvre de politiques publiques complémentaires, les EPCI se concentrant sur le foncier, l'aménagement, les réseaux, l'emploi et l'attractivité, tandis que les régions se concentrent sur le numérique, les aides, la décarbonation et la formation.

c) Un bilan financier difficile à établir

En ce qui concerne la participation des régions au financement du programme, les rapporteurs relèvent que selon la Cour des Comptes, les régions, « [c]ontactées dans le cadre de l'évaluation, [...] n'ont pas été en mesure de détailler les montants de leurs différentes interventions sur les territoires labellisés Territoires d'industrie, à l'exception des aides directes aux entreprises »74(*), faute de suivi territorial adéquat.

La DGE75(*) estime cependant à 580 M€ ce financement apporté directement ou indirectement au programme par les régions, depuis son lancement en 2018, ventilé entre :

- 150 M€ de contribution au FAIIT ;

- 430 M€ de mobilisation d'aides au titre des politiques régionales en matière économique - dont on ne sait pas cependant si elles sont réellement fléchées vers les Territoires d'industrie.

Recommandation n° 7 : Renforcer l'implication des régions en soutenant la création de postes de coordinateurs régionaux, en affermissant la coordination région-préfecture de région et en régionalisant une partie des appels à manifestation d'intérêt (AMI) et des appels à projets (AAP) déployés dans les Territoires d'industrie.

2. Les chambres de commerce et d'industrie, grandes absentes des Territoires d'industrie

Lors de leurs déplacements, et en tenant compte de leur expérience locale, les rapporteurs ont noté avec étonnement l'inégale implication des chambres de commerce et d'industrie (CCI) dans les Territoires d'industrie. La tête de réseau, CCI France, n'est d'ailleurs pas partenaire du programme au niveau national. Selon les chiffres fournis par CCI France en effet, seules 14 CCI sont directement impliquées dans la gouvernance de Territoires d'industrie, soit en tant que signataires de contrats Territoires d'industrie, soit parce qu'un élu consulaire est le binôme industriel du Territoire d'industrie, ou encore parce qu'elles animent ou coaniment un Territoire d'industrie, en tant que chefs de projet ; 32 CCI seraient par ailleurs « associées » aux comités, ateliers et groupes de travail.

Selon les informations transmises par CCI France, dans ce cadre les CCI participent à la rédaction de documentation, fournissent des informations aux différentes parties prenantes, réalisent des diagnostics ou enquêtes, ou encore accompagnent des entreprises, notamment dans le cadre d'autres dispositifs déjà existants, par exemple la Team France Export. Elles organisent également des formations, ainsi que des événements de promotion de l'industrie sous la bannière « Territoires d'industrie ». Les rapporteurs estiment que cette implication est trop légère, et correspond tout au plus aux missions habituelles des CCI, y compris hors Territoires d'industrie.

Ils notent d'ailleurs avec intérêt que CCI France, dans ses réponses écrites, suggère de « mettre l'accent sur l'ingénierie et s'appuyer davantage sur les capacités existantes » dans les Territoires d'industrie, et que les CCI « se proposent de pouvoir intervenir dans cette mission d`ingénierie qu'elles maîtrisent bien », dans une logique de bon usage des deniers publics, puisque « cela permettrait de s'appuyer sur les capacités d'ingénierie existantes plutôt que de les doublonner ». Les CCI indiquent d'ailleurs s'être engagées à mettre en place dans les territoires des accélérateurs dédiés à l'accompagnement des projets de relocalisation et de réindustrialisation à destination des PME, en vue notamment de permettre aux entreprises d'optimiser leur chaîne d'approvisionnement, d'internaliser tout ou partie de leur production industrielle ou de développer leur sous-traitance en France, en mobilisant l'ensemble des écosystèmes régionaux et des partenaires, ce qui pourrait compléter l'offre actuelle de Business France. Par leur rôle de plaque tournante et leur bonne connaissance de l'écosystème, les CCI pourraient également faire office de point de contact unique pour orienter les entreprises dans le maquis des aides, lorsque les collectivités n'ont pas les moyens d'assurer cette mission.

Cette implication renforcée des CCI ne devrait bien entendu pas aboutir à évincer d'autres instances parfois très impliquées localement, comme les chambres syndicales territoriales de l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) : les rapporteurs ont pu le constater par exemple lors de leur déplacement à Chalon-sur-Saône : l'UIMM 71 y a notamment, depuis une quinzaine d'années, développé des actions structurantes dans le domaine de la compétence et des formations.

Recommandation n° 6 : Assurer une meilleure implication des CCI dans les Territoires d'industrie, notamment pour le soutien aux entreprises dans les appels à projets et le relais des offres de financement disponibles (en complément du chef de projet, dans chaque Territoire d'industrie) ; organiser la coopération avec CCI France au niveau national.

3. Un rôle d'animateur de l'État globalement bien perçu
a) Au niveau national, une gouvernance en mode projet agile et efficace

Dès le lancement du programme, la DTI créée pour assurer le suivi a été placée auprès de la DGE et du CGET, devenu depuis ANCT, sans toutefois « faire partie de l'organigramme ». Si les délégués aux Territoires d'industrie successifs ont bien reçu des lettres de mission des ministres de tutelle, « aucun texte n'a formalisé la création de cette structure »76(*). Cette équipe légère, n'ayant jamais comporté plus d'une dizaine de personnes, a piloté le programme « en mode projet ».

« [En 2018, l]a DTI était vue comme un « OVNI administratif » qui a permis l'accélération de projets industriels en donnant la main aux territoires. »

Jean-Baptiste Gueusquin, délégué aux Territoires d'industrie

M. Guillaume Basset, ancien responsable de la DTI a souligné devant les rapporteurs les bienfaits du mode de gouvernance : directement en prise avec les décideurs politiques, notamment avec les cabinets des différents ministres impliqués, la DTI a pu non seulement avoir une vision transversale des problématiques de réindustrialisation, mais également obtenir des arbitrages rapides en interministériel, et accélérer ainsi les prises de décision.

Le programme était également suivi par le comité de pilotage national, co-présidé par le ministre chargé de l'industrie et par celui en charge de la cohésion des territoires, avec la participation des associations représentant les régions et les intercommunalités, des opérateurs de l'État concernés ainsi que de France industrie, dont la DTI assurait le secrétariat. Ce comité de pilotage, réuni régulièrement avant la crise covid, ne s'est plus réuni ensuite qu'une fois par an77(*). Pour la Cour des comptes, et pour les anciens délégués aux Territoires d'industrie interrogés par les rapporteurs, ce suivi en pointillé a permis d'éviter le micro-management des projets portés au niveau local, et de laisser par la force des choses, la dynamique ascendante du programme produire ses effets.

« L'échelon central s'est peu réuni au total, ce qui a évité le micro-management des projets. »

Cour des comptes78(*)

Recommandation n° 16 : Créer un délégué interministériel à la réindustrialisation pour faire travailler ensemble tous les ministères concernés (économie, transition écologique, cohésion des territoires, logement, travail, éducation nationale et enseignement supérieur) et porter une gouvernance des missions de politique industrielle en mode projet au niveau national.

b) Au niveau local, un rôle hétérogène mais plutôt bien perçu

Si le programme est piloté au niveau local par un binôme industriel-élu, les services préfectoraux ont été associés au déploiement du programme, par le biais de leur participation aux comités de projet locaux, et au niveau régional, par leur participation aux comités de suivi régionaux. Chaque préfet de région a été invité à désigner, au sein des services déconcentrés de l'État en région, un référent chargé du suivi du programme, ainsi que de la cohérence des actions menées avec les grandes orientations nationales et territoriales de politique industrielle. Selon la Cour des comptes, ce suivi a cependant été poursuivi inégalement selon les régions, compte tenu des nouvelles priorités en matière économique occasionnées par la crise de la covid et des nouvelles missions confiées dans ce cadre aux services déconcentrés de l'État79(*). Les rapporteurs notent cependant qu'aucun de leurs interlocuteurs, sur le terrain, n'a revendiqué ce rôle, même si les membres des services préfectoraux et les sous-préfets rencontrés l'assumaient de fait.

Pour autant, le bilan de l'implication de l'État au niveau local est globalement jugé positif par les différents interlocuteurs des rapporteurs, dans un contexte où l'intervention de l'État dans les territoires est souvent ressentie comme exagérément rigide et prescriptrice. Pour Olivier Lluansi, « l'État était animateur du dispositif et non prescripteur ». Si Intercommunalités de France a souligné l'implication inégale des services déconcentrés de l'État selon les Territoires d'industrie, l'association ne l'a pas imputé à un quelconque désintérêt, mais a plutôt souligné la multiplication des programmes, priorités et injonctions contradictoires, débouchant sur une faible disponibilité des services de l'État, dépassant largement le seul cadre du programme Territoire d'industries.

Au finale, les industriels interrogés par la Cour des comptes estiment néanmoins, pour plus de la moitié d'entre eux, que le programme a « beaucoup » permis d'améliorer la coordination de l'action publique en faveur de l'industrie (et 39 % « modérément », pour un total de 97 % d'appréciation positive).


* 67 Loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles.

* 68 Cf. ci-dessus.

* 69 Rapport Cour des comptes, p. 83.

* 70 Rapport Cour des comptes, p. 28.

* 71 Rapport Cour des comptes, p. 32.

* 72 Rapport Cour des comptes, p. 33.

* 73 Subvention de l'État de 30 000 € par an, à parité avec la région.

* 74 Rapport Cour des comptes, p. 86 (la demande portant sur les thématiques développement économique, formation professionnelle, mobilités, aide à l'export logement, éducation, fonds européens et numérique).

* 75 Réponse à un questionnaire budgétaire.

* 76 Rapport Cour des comptes, p. 33.

* 77 À compter de fin 2021, il a bénéficié en outre de l'appui d'un « comité stratégique » consultatif constitué de neuf experts et représentants du monde académique (rapport Cour des Comptes, p. 33).

* 78 Rapport Cour des comptes, p. 34.

* 79 Rapport Cour des comptes, p. 33.

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