B. UNE APPROCHE ORIGINALE : LA PRISE EN COMPTE DES FACTEURS TERRITORIAUX DANS LES DYNAMIQUES INDUSTRIELLES

1. Un sous-jacent théorique trop longtemps ignoré : l'impact des facteurs locaux sur les dynamiques industrielles

Interrogé par les rapporteurs, Olivier Lluansi, préfigurateur du programme Territoires d'industrie, a souligné l'importance, longtemps méconnue et même ignorée, des facteurs territoriaux dans le succès d'un projet industriel : hors dynamiques macro-économiques et de filières, l'impact de ce facteur a été évalué par divers travaux économiques à pas moins de 40 %. Cette dynamique serait en effet déterminée en premier lieu par les conditions macroéconomiques (environ la moitié des facteurs déterminants), les 10 % résiduels étant expliqués par la concentration, dans un territoire donné, d'industries particulièrement dynamiques ou particulièrement en déclin sur le plan national (effet de spécialisation)14(*).

Si cet effet local a été bien documenté, par exemple dans le cas des districts industriels italiens, qui ont, selon Olivier Lluansi, directement inspiré le programme Territoires d'industrie15(*), l'idée de le construire de manière proactive était tout à fait novatrice.

Le cas des districts italiens

Les districts industriels italiens ont joué un rôle clé dans le développement économique du pays. Les districts sont majoritairement composés de petites et moyennes entreprises (PME) qui collaborent et se spécialisent dans différentes étapes de la production, créant ainsi un réseau dense et interconnecté. Par ce biais, l'Italie combine tradition artisanale et innovation industrielle (exemples : la production de marbre à Carrare, de maroquinerie à Florence, de soie à Côme, et de chaussures dans les Marches). L'Italie accompagne de manière ciblée des villes industrielles, avec l'idée de créer des filières locales (districts industriels).

À l'inverse, et à rebours des idées reçues, l'intensité industrielle de départ d'un territoire et sa spécialisation sectorielle n'auraient qu'une influence marginale sur l'évolution de l'emploi industriel16(*). Une récente étude de Bpifrance montre d'ailleurs que la culture et l'histoire des territoires sont des facteurs de moins en moins déterminant pour le choix de nouvelles implantations industrielles (22 % pour les implantations déjà réalisées, contre seulement 11 % pour les implantations futures, selon les industriels interrogés)17(*) - seul facteur en régression parmi tous les autres facteurs testés.

Au contraire, « l'hétérogénéité observée pourrait provenir de caractéristiques intrinsèques à chaque TI [Territoire d'industrie] et, plus particulièrement, des facteurs invisibles [...] parmi lesquels intervient la dimension culturelle indissociable d'un projet mobilisant des ressources locales et s'appuyant sur des savoir-faire, des traditions, des expériences »18(*).

De manière convergente, une récente étude de Bpifrance estime à 70 % le potentiel de réindustrialisation, en France, qui se trouve dans le tissu industriel déjà existant, seuls 30 % devant être réalisés par de nouveaux projets, français ou étrangers19(*).

Selon Olivier Lluansi, les actions de politique industrielle procédant d'une approche par filières nationales et par un soutien privilégié à l'innovation de rupture (approche qui est notamment celle du programme d'investissements France 2030) doivent, en conséquence, être complétées par une approche territoriale. Cette approche territoriale permettrait la création d'environ 430 à 450 000 emplois, soit précisément le même ordre de grandeur que le potentiel de création d'emplois porté par France 203020(*). L'effet d'entraînement de l'industrie sur l'activité locale, mesurée en termes d'effet d'entraînement d'emploi l'industriel sur le reste de l'emploi local, a en outre été mis en évidence de longue date par les économistes21(*).

« Si depuis 2010, on a seulement réussi à stabiliser la part de l'industrie dans le PIB, c'est parce que le levier territorial n'a pas été suffisamment activé. »

Olivier Lluansi

Recommandation n° 1 : Pérenniser le programme en assumant sa composante territoriale et son rôle de moteur de la cohésion des territoires ; encourager les candidatures porteuses d'un véritable projet industriel de territoire et disposant d'aménités pour le développer, en les incitant à candidater.

2. Une architecture de gouvernance reflétant la logique ascendante et territorialisée du programme
a) Au niveau local, une architecture de gouvernance bicéphale associant élus et industriels, plébiscitée

De nombreux travaux académiques ont d'ailleurs mis en évidence le rôle de l'environnement local dans les dynamiques industrielles, et notamment l'innovation, l'existence des dynamiques locales étant notamment créée par la capacité de l'ensemble des acteurs du territoire à créer des dynamiques collectives autour de projets communs. Dans ce cadre, les modalités de gouvernance territoriale sont déterminants.

L'architecture de pilotage du programme Territoires d'industrie repose, au niveau local, sur un binôme composé d'un industriel local et d'un élu de l'une des intercommunalités du Territoire d'industrie (souvent le vice-président délégué au développement économique de l'intercommunalité concernée). Ce binôme préside un « comité de projet », mis en place dans chaque Territoire d'industrie, où siège également le représentant de l'État (généralement le sous-préfet), ainsi que toute personne ou tout organisme intéressé au programme, la composition du comité demeurant très souple.

Le rôle du comité de projet est, en phase de lancement, l'établissement d'un projet de territoire, décliné en des « fiches-actions » compatibles avec les objectifs du programme, puis en phase de déploiement, le suivi et l'animation du programme.

Selon l'étude précitée de Bpifrance, le facteur de bonnes relations avec les élus locaux est cité comme déterminant pour leur choix d'implantation par 22 % des industriels, contre seulement 14 % auparavant22(*). Or les référents territoriaux industriels des Territoires d'industrie interrogés par la Cour des comptes estiment ainsi que le premier acquis du programme Territoires d'industrie a été sa contribution au développement d'une dynamique coopérative de tous les acteurs concernés, publics et privés (99 % estiment que c'est le cas23(*)).

Certains Territoires d'industrie ont d'ailleurs souhaité approfondir cette dynamique, en mettant également en place, outre les instances de pilotage du programme, des clubs de rencontre plus informels, visant à faire synergie et à insuffler un sentiment d'appartenance au territoire.

Ainsi, le Grand Chalon a mis en place des « clubs TI », ouverts à toutes les entreprises industrielles du territoire, visant à les regrouper autour d'une thématique (marque employeur, visite de structures de formation visites d'entreprises...).

Ce dialogue noué entre les différents acteurs dans le cadre des comités de Territoires d'industrie a permis de faire émerger de bonnes pratiques dont il convient d'encourager la pérennisation.

b) La qualité du dialogue avec l'État, un autre élément facilitateur crucial

La qualité du dialogue entre l'administration et les opérateurs de l'État a également été une des valeurs ajoutées du programme, en permettant aux services de l'État et à ses opérateurs de davantage s'impliquer dans l'écosystème industriel local et de mieux informer les entreprises des aides publiques disponibles. Cet aspect est mis en avant par 97 % pour industriels interrogés par la Cour des comptes, même si près de 40 % d'entre eux estiment que la contribution du programme à ce facteur n'a été que modérée.

La participation d'un représentant des services déconcentrés de l'État dans les comités de projet - dont les rapporteurs ont pu mesurer la pleine implication dans les Territoires d'industrie du Grand Chalon et d'Albert-Amiens, ne suffit en effet pas toujours à mobiliser en deuxième intention d'une manière suffisante les services en région des opérateurs de l'État impliqués dans le programme.

Dans tous les cas, le dialogue noué entre l'ensemble des parties prenantes dans le cadre des comités de projet des Territoires d'industrie a permis de faire émerger de bonnes pratiques dont il convient d'encourager la pérennisation.

c) Les chargés de mission, des facilitateurs

Afin de renforcer la dynamique territoriale et de « faire le lien » entre les différentes parties prenantes, certaines collectivités territoriales impliquées dans des Territoires d'industrie ont mis en place rapidement des chefs de projets, chargés d'animer le comité de projet.

L'intermédiation territoriale dans les coopérations entre acteurs,
un facteur-clé du succès des Territoires d'industrie

« Les rôles de facilitateur/entremetteur, de fédérateur et d'orchestrateur [...] ressortent pour identifier et caractériser les relations et fonctions que jouent ces dispositifs ou acteurs intermédiaires dans le système territorial et avec l'ensemble des parties prenantes des projets ou actions développés. Ainsi, le facilitateur aide à fluidifier les relations, les échanges et les prises de connaissance entre les différents acteurs, qui ne se connaissent pas nécessairement bien sur un territoire ou qui n'ont pas l'habitude de travailler ensemble. De son côté, le fédérateur désigne davantage la capacité d'un acteur ou d'un dispositif à créer de la confiance entre les acteurs du territoire [...]. Quant au rôle d'orchestrateur, il s'agit d'animer le réseau de partenaires locaux ou d'acteurs. Par ce rôle, il permet de lever les freins ou des résistances de certains acteurs à participer à la dynamique des projets et actions entreprises sur le territoire. »24(*)

Dans les Territoires d'industrie, l'intermédiation est assurée au niveau local par le binôme élu/industriel, à la tête du comité de projet, ainsi que par le chef de projet Territoires d'industrie. Cette intermédiation est complétée par la mise en place de comités de pilotage régional et national.

À partir de 2019, l'État a proposé à certains Territoires d'industrie rencontrant des difficultés de financement particulières et aux moyens limités de cofinancer un poste de chef de projet par le biais du fonds national d'aménagement et de développement des territoires (FNADT).

À l'issue de la première phase du programme, un peu plus d'un tiers des Territoires d'industrie disposaient d'un chef de projet, financé25(*). La DTI note que cette quarantaine de chefs de projets qui avaient été mis en place notamment grâce au co-financement via le FNADT en première phase ont eu un « rôle [qui] s'est avéré particulièrement important pour la réussite des territoires qui en bénéficiaient 26(*) ». De fait, selon les sondages effectués par la Cour des comptes auprès des Territoires d'industrie, 88 % de ceux qui avaient, en phase 1, créé un poste de chef de projet ont constaté une mise en oeuvre satisfaisante ou correcte des plans d'action, contre seulement 65 % pour ceux qui n'en avaient pas créé.

En conséquence, le recrutement d'un chef de projet a été généralisé, pour tous les Territoires d'industrie, en phase 2. Selon la DGE27(*), en juin 2024, 65 % des Territoires d'industrie étaient dotés d'un chef de projet.

3. Un programme à l'origine dépourvu de tous moyens financiers

À l'origine du programme, en 2018 et 2019, aucun accompagnement financier spécifique n'était prévu pour les Territoires d'industrie.

Il leur était en revanche proposé des actions d'accompagnement et d'animation, avec une offre de services renforcée autour de dispositifs de l'État et de ses opérateurs partenaires (à l'origine la CDC, Bpifrance, Business France et Pôle emploi, avec lesquels des conventions-cadres ont été signées par l'État dès mars 2019), mais aussi, dans l'esprit de la DGE, les conseils régionaux, qui avaient vocation à orienter et prioriser leur offre de service vers les Territoires d'industrie.

L'offre de l'État se concentrait autour d'un soutien renforcé en animation (financement des postes de chefs de projet dans les Territoires d'industrie) et offre en ingénierie de l'ANCT, qui visait à aider les territoires à définir, structurer et accélérer leurs projets. Dans ce cadre, le marché d'ingénierie de l'ANCT pouvait - et peut toujours - être mobilisé, selon un principe de subsidiarité, pour la conduite d'études dans les Territoires, d'autres opérateurs avec lesquels collabore l'ANCT pouvant également être mobilisés pour de l'ingénierie (notamment la Banque des Territoires ou l'Ademe). À compter de 2020, un accompagnement renforcé a été mis en place par l'État à destination de certains territoires (notamment avec le dispositif Rebond industriel, cf. ci-dessous), et certains projets (« Territoires d'industrie en transition écologique »).

Les engagements des opérateurs de l'État partie prenante au programme étaient, comme le souligne la Cour des comptes dans son rapport, majoritairement fondés, à l'origine, sur des dispositifs existants, en particulier pour Bpifrance, Business France et Pôle emploi : il s'agissait par exemple, pour Bpifrance, de prioriser l'accès aux entreprises des Territoires d'industrie à ses « accélérateurs », ou pour Pôle emploi de mettre à disposition ses différents services.

De manière cohérente avec cette approche, les financements en faveur du programme annoncés par le Gouvernement au moment du lancement de la première phase28(*) concernaient en très grande majorité un fléchage vers les Territoires d'industrie de dispositifs déjà existants, pour un total évalué par la Cour des comptes à 1,367 Md€29(*). Ainsi, la Banque des Territoires, devait, dès l'origine, outre le fléchage d'une partie de ses propres ressources vers les Territoires d'industrie30(*) et de la mobilisation des dispositifs de droit commun, flécher vers les Territoires d'industrie des financements étatiques issus du « grand plan d'investissement » de 2017 ou du plan d'investissement d'avenir (PIA)31(*).

L'approche consistant à utiliser des programmes et financements déjà existants était cohérente avec la philosophie du programme, qui avait vocation, sous la double tutelle de la DGE et de l'ANCT, à se déployer en synergie avec d'autres programmes, et notamment avec les programmes et politiques de revitalisation des territoires portés par l'ANCT. Ce choix était a priori d'autant plus adéquat que les recoupements territoriaux avec d'autres labels portés par l'ANCT étaient très importants. Ainsi, 73 % des quartiers de politique de la ville (QPV) et 81 % des communes ACV se trouvent dans des territoires d'industrie. Pour les villes petites et moyennes en particulier, particulièrement concernées par les programmes ACV, mais aussi « petites villes de demain » (PVD), la dynamique industrielle est souvent liée étroitement à leur attractivité globale. Des synergies peuvent alors se mettre naturellement en place avec le programme Territoires d'industrie, notamment des travaux sur la mobilisation du foncier industriel et la revitalisation des friches, ou bien sur la requalification des entrées de ville.

Dans les QPV également, l'industrie était vue comme une opportunité notamment en matière de développement des compétences et de réponses à des besoins de formation et d'insertion des jeunes issus de ces quartiers. Le développement d'écoles de production pouvait ainsi, par exemple, être pertinent à double titre et soutenu par le biais des deux programmes.

Selon la DTI32(*) elle-même, cette approche s'est néanmoins « révélé[e] insuffisante pour concrétiser les projets identifiés ».


* 14 Carré D., Levratto N. et Frocrain Ph., L'étonnante disparité des territoires industriels. Comprendre la performance et le déclin, Paris, Presses des Mines, 2019 ; cf. également Granier C., « Refaire de l'industrie un projet de territoire », Les Notes de La Fabrique, 2023.

* 15 Basset G., Gueusquin J.-B. et Lluansi O., « L'initiative territoires d'industrie : une innovation institutionnelle », propos recueillis par Nadine Levratto, Revue d'économie industrielle, n° 181/182, 2023, p. 231-24.

* 16 Carré D., Levratto N. et Frocrain Ph. 2019, article précité.

* 17 Bpifrance, « Industrie et territoires. Comment gagner la bataille de la réindustrialisation ? Regards croisés entre territoires, industriels et société civile. », 15 mai 2014.

* 18 Amdaoud M. et Levratto N., « Territoires d'industrie : hétérogénéité et convergence », Revue d'économie industrielle, 2023/1 (n° 181-182), p. 199-229, p. 224.

* 19 Bpifrance, « Industrie et territoires. Comment gagner la bataille de la réindustrialisation ? Regards croisés entre territoires, industriels et société civile. », 15 mai 2014.

* 20 Voir aussi Basset G. et Lluansi O. 2023, « Réindustrialisation : le potentiel caché de nos territoires », Note pour la Fabrique de l'industrie.

* 21 Cf. par exemple, cités par Carré, Levratto et Frocrain 2019, Moretti E. 2010, « Local multipliers », American Economic Review, 100(2), p. 373-377 ; Malgouyres C. 2017, « The impact of chinese import competition on the local structure of employment and wages : Evidence from France », Journal of Regional Science, 57(3), p. 411-441 ; Frocrain Ph. et Giraud P.-N. 2018, « The Evolution of Tradable and Non-Tradable Employment : Evidence from France. », Économie et Statistique, n° 503-504, p. 87-107.

* 22 Bpifrance, « Industrie et territoires. Comment gagner la bataille de la réindustrialisation ? Regards croisés entre territoires, industriels et société civile. », 15 mai 2014.

* 23 60 % « beaucoup », 39 % « modérément » ; source : Cour des comptes, Le programme « Territoires d'industrie ». 2018-2023, rapport public thématique, novembre 2024 (ci-après « Rapport Cour des comptes »).

* 24 Brou et Nadou 2023, article précité, p. 169, explicitant la typologie développée par Nadou F. et Pecqueur B., « Pour une socioéconomie de l'intermédiation territoriale. Une approche conceptuelle », Géographie, économie, société, 2020, n° 3/4, vol. 22, p. 265-284.

* 25 Pour un total de 8 M€ sur la période 2018-2023 (Cour des comptes, p. 61). L'aide pouvait aller jusqu'à 80 000 € pour deux ans (chiffres fournis par la DTI).

En phase 2, selon le dossier de presse du programme, p. 17, les chefs de projets peuvent faire l'objet d'une subvention en fonctionnement d'un montant total de 30 000 à 40 000 € (en fonction de l'importance du Territoire d'industrie), à la condition que les territoires assurent au moins 30 % du co-financement.

* 26 Réponse à un questionnaire budgétaire, novembre 2024.

* 27 Réponse à un questionnaire budgétaire, septembre 2024.

* 28 https://www.economie.gouv.fr/conseil-national-industrie-2018.

* 29 Rapport Cour des Comptes, p. 35.

* 30 26 M€ de soutien en ingénierie et 100 M€ d'investissement dans des projets d'équipement des collectivités.

* 31 Rapport Cour des Comptes, p. 36-37.

* 32 Réponse à un questionnaire budgétaire, novembre 2024.

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