C. UNE ACTION EUROPÉENNE SOUVENT RESSENTIE COMME CONTESTABLE, ILLISIBLE ET ÉLOIGNÉE DES RÉALITÉS DU TERRAIN
1. Une réglementation européenne qui heurte parfois le coeur de la souveraineté des États
Plusieurs initiatives récentes de la Commission européenne ont soulevé des réserves de la part des États membres au motif qu'elles touchaient à des aspects essentiels de leur souveraineté.
C'est particulièrement vrai au titre de la coopération judiciaire en matière civile et pénale, qui touche au coeur du pouvoir régalien.
On peut mentionner à titre d'exemple la proposition de règlement relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l'acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu'à la création d'un certificat européen de filiation42(*).
La proposition initiale de la Commission européenne aboutissait, en effet, à reconnaître automatique les filiations établies dans chaque État membre, y compris par l'intermédiaire de la GPA, alors que cette question relève de la compétence de chaque État membre et revêt une sensibilité politique évidente.
LE TEXTE SUR LA RECONNAISSANCE EN MATIÈRE DE FILIATION
Ce texte, pour l'essentiel, vise à imposer, pour les familles connaissant « une situation transfrontière », une reconnaissance mutuelle « automatique » des filiations établies dans chaque État membre, « quelle que soit la manière dont l'enfant a été conçu ou est né, et quel que soit le type de famille de l'enfant », reconnaissance formalisée par la création d'un « certificat européen de filiation ».
Dans sa résolution43(*), le Sénat a :
• déploré les insuffisances de l'étude d'impact pour identifier les difficultés constatées dans l'application du droit en vigueur (l'exposé des motifs de la proposition de règlement affirmant ainsi que deux millions de personnes seraient concernées par la réforme alors que l'analyse d'impact précitée en recensait 103 000) et les insuffisances de la rédaction du texte (ex : les « situations transfrontières » justifiant la réforme n'y sont pas définies) ;
• rappelé également que si l'article 81, paragraphe 3, du TFUE permettait bien au législateur européen de prendre une initiative législative en matière de droit de la famille ayant une incidence transfrontière, cette compétence était à la fois dérogatoire, facultative et soumise à une décision à l'unanimité du Conseil, supposant, par là même, la recherche d'un consensus ;
• constaté qu'en choisissant d'uniformiser, dans les 27 États membres, la reconnaissance de toutes les filiations reconnues dans un seul d'entre eux par la voie d'un règlement d'effet direct, la Commission européenne n'avait pas recherché ce consensus et n'avait pas respecté la compétence des États membres en matière de droit de la famille et de filiation, à l'exemple de la France qui refuse la reconnaissance automatique des filiations issues d'une gestation pour autrui (GPA) ;
• relevé que la reconnaissance automatique des filiations issues de GPA résultant de la proposition de règlement revenait sur l'équilibre délicat dessiné par la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), qui, d'une part, estime que le refus de toute reconnaissance de filiation est contraire à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales mais, d'autre part, a reconnu le droit pour un État partie de ne pas transposer sur les registres d'état civil, l'acte de naissance d'un enfant né à l'étranger d'une GPA désignant la « mère d'intention » comme sa mère, dès lors qu'une solution alternative (comme l'adoption) lui est ouverte ;
• pris acte du fait que la réforme envisagée subordonnait l'invocation par les États membres d'un motif d'ordre public pour refuser une filiation au titre du respect du principe de non discrimination posé à l'article 21 de la Charte européenne des droits fondamentaux, et affirmé que la réforme devait également respecter les autres droits et principes fondamentaux protégés par la Charte européenne des droits fondamentaux, en particulier l'inviolabilité de la vie humaine (article premier de la Charte), l'interdiction de faire du corps humain une « source de profit » (article 3) et le droit des enfants à connaître leurs parents et leurs origines (article 24) ;
• considéré que la disposition de la proposition de règlement prévoyant que la Commission européenne pourrait définir seule le contenu du certificat européen de filiation par un acte délégué, alors que ce certificat est la disposition essentielle du texte, était inappropriée et contraire au principe de subsidiarité (les actes délégués ne pouvant être relatifs qu'à des « éléments non essentiels » des directives et règlements européens).
Dans sa réponse en date du 12 juin 2023, la Commission européenne a d'abord estimé que les « différences entre les États membres pour ce qui est du droit matériel de la famille et des règles de droit international privé caus(aie)nt des difficultés aux citoyens souhaitant faire reconnaître une filiation dans un autre État membre. »
Concernant les imprécisions du texte, la Commission européenne a admis que le nombre de personnes concernées par la réforme était plutôt 103 000 « parents mobiles » et leurs enfants et non « deux millions ». Elle a confirmé l'interprétation des situations transfrontières donnée par le Sénat, à savoir une situation concernant « au moins deux États membres ».
Elle a estimé que la proposition respectait les compétences des États membres « en ce qui concerne l'adoption de mesures relatives au droit matériel de la famille, telles que des règles touchant à la définition de la famille ou aux conditions d'établissement de la filiation en vertu du droit national. » Elle a simultanément réaffirmé sa compétence pour « adopter des mesures relatives au droit de la famille ayant une incidence transfrontière ».
Reconnaissant que « le droit de l'Union européenne en matière de libre circulation n'impos(ait) pas aux États membres de reconnaître la filiation aux fins de droits fondamentaux (voir arrêt VMA/Stolichna obstina du 14 décembre 2021 de la CJUE) », elle a considéré que cette situation pouvait « avoir des conséquences négatives importantes pour les enfants » et a affirmé que l'intérêt supérieur de l'enfant guidait le contenu de sa réforme.
Elle a justifié son choix d'un règlement par la nécessité d'user d'un instrument « garantissant une interprétation et une application pleinement cohérentes des règles ».
Sans autre explication, elle a également souligné que la réforme préserverait « l'aptitude qu'ont les États membres de réglementer la gestation pour autrui - y compris en l'interdisant - sur leur territoire ».
Elle a enfin argumenté en faveur de la délégation de compétences qui lui serait octroyée par la proposition de règlement pour définir le contenu du certificat européen de filiation, précisant que cette délégation serait soumise à des conditions strictes (consultation d'experts préalable ; possibilité pour le Conseil de la révoquer) et qu'une telle délégation existait déjà dans le domaine des successions.
Par la suite, le Parlement européen a adopté une position favorable à la réforme (14 décembre 2023) tout en rappelant que la question la plus sensible, celle de la GPA, demeurait de la compétence des États membres. En revanche, les débats semblent voués à durer au Conseil, certains États membres étant hostiles au principe même de la réforme (Hongrie ; Slovaquie).
De telles initiatives européennes, en interférant avec des choix de société qui relèvent des États membres et qui reflètent les histoires et les cultures différentes des nations composant l'Union européenne, sont de nature à nourrir une certaine amertume voire méfiance parmi les États membres envers l'UE.
2. Une complexité susceptible de nuire à l'efficacité du soutien apporté par l'UE : l'exemple de la politique agricole commune
La complexité des réglementations européennes tient à leur foisonnement et à leur lourdeur. La récente crise qui a secoué le monde agricole au niveau européen au début de l'année 2024 a été en grande partie motivée par la complexité de la politique agricole commune (PAC), qui s'est progressivement bureaucratisée en intégrant un nombre croissant d'objectifs.
Cette complexité, dénoncée avec force par les principales organisations d'agriculteurs, résulte pour beaucoup des dernières réformes de la PAC, qui, pour accélérer la nécessaire transition environnementale, ont privilégié des outils fondés sur la production de données d'évaluation et de traçabilité, en vue d'optimiser la gestion des aides et de les « verdir ».
Ainsi, dans le cadre de la programmation 2023-2027, la « conditionnalité environnementale » (c'est à dire les exigences relatives aux bonnes conditions agricoles et environnementales que l'agriculteur doit respecter sur les surfaces, animaux et éléments dont il a le contrôle) a été considérablement renforcée, avec pour corolaire un accroissement manifeste des tâches administratives à remplir pour les agriculteurs : tenue à jour de documents d'identification portant sur les animaux d'élevage, mais également de documents relatifs au suivi sanitaire des troupeaux ou encore au suivi des travaux de culture et des applications d'intrants (le cadre réglementaire posant de nombreuses conditions relatives aux doses, à la fréquence et aux dates d'intervention sur les terres cultivées).
La refonte de la PAC s'est également accompagnée de l'élaboration de nouveaux formulaires, guides administratifs, lignes directrices, interfaces informatiques, auxquels les agriculteurs ont dû se confronter.
À titre d'exemple, il leur a été demandé de plus en plus fréquemment de dessiner des parcelles et des éléments de paysage sur un registre parcellaire graphique composé d'images aériennes, tout en réalisant de multiples tâches de traçabilité.
Indépendamment des difficultés rencontrées par les agriculteurs pour finaliser leurs demandes de financements au titre de la PAC, la complexité accrue de ces dernières a entraîné un allongement de leurs délais d'instruction (délais pendant lesquels les agriculteurs doivent trouver d'autres soutiens financiers).
Ainsi, les « bonnes conditions agricoles et environnementales » (BCAE) définies dans le cadre de la nouvelle PAC se sont révélées particulièrement difficiles à mettre en oeuvre, voire, dans certains cas, déconnectées des réalités locales, au risque de nuire à l'efficacité du soutien européen que la PAC est destinée à apporter aux agriculteurs.
Les agriculteurs ont ainsi relevé que certaines des exigences posées par les BCAE manquaient de clarté, étaient inapplicables ou se révélaient contre-productives :
- La BCAE 1 (obligation de maintien des prairies permanentes) prévoyait que la part de prairies permanentes ne diminue pas de plus de 5 % par rapport à 2018, année de référence. Une fois ce seuil atteint, il n'était plus possible de retourner la prairie pour en faire autre chose et des agriculteurs ont pu ainsi se trouver forcés de la replanter, même s'ils avaient mis fin à leurs pratiques d'élevage. La Commission a adopté le 12 mars dernier un acte délégué pour introduire davantage de souplesse ; la nouvelle écriture prend en compte la déprise de l'élevage, mais aussi l'artificialisation des terres qui rogne la surface agricole utile, pour parvenir à un calcul plus proche de la réalité des ratios.
- La BCAE 2 (protection des zones humides et des tourbières) interdit les remblais et dépôts, les nouveaux drainages, mises en eaux, prélèvements de tourbes et retournement de prairies sur les zones humides et tourbières. Or, il n'existe pas encore de cartographie exhaustive de toutes ces zones en France. Un programme a été initié pour réaliser une photographie nationale de tous les types de milieux et zones humides, en recourant à des données de télédétection et à une approche prédictive, mais cette cartographie recense toutes les zones humides « probables », en intégrant celles qui ont disparu, induisant un diagnostic faillible à tendance maximaliste qui a fait l'objet de très nombreuses critiques. Le ministère de l'agriculture a donc renoncé à utiliser cette carte pour la mise en oeuvre de la BCAE 2 et préfère se fonder sur les inventaires départementaux - qui sont très hétérogènes et incomplets, avec des méthodologies et une maille variables. L'application de cette BCAE 2 soulève donc d'ores et déjà de vraies difficultés.
- La BCAE 4 (Bandes tampons le long des cours d'eau) contraint les exploitants agricoles à maintenir une bande tampon de 5 mètres le long des cours d'eau, au sein de laquelle les produits phytosanitaires et engrais sont interdits. Or, la définition de ces cours d'eau est très large ; il en résulte qu'une zone se trouve ainsi assujettie à cette BCAE très contraignante, alors même qu'elle ne remplit aucune des fonctions d'un cours d'eau (parce qu'elle est à sec la plupart du temps, ou ne comprend aucune des espèces liées aux cours d'eau, par exemple) ;
- La BCAE 7 sur la rotation des cultures, qui vient d'être révisée, comprend une obligation annuelle (sur au moins 35 % de la surface en culture, la culture principale doit différer de la culture de l'année précédente, à défaut de quoi une culture secondaire doit être mise en place) et une obligation pluriannuelle (à compter de 2025, sur chaque parcelle, on doit constater, sur la campagne en cours et les trois campagnes précédentes, au moins deux cultures principales différentes, ou bien qu'une culture secondaire a été mise en place chaque année). Or, en pratique, ces règles ont obligé certains agriculteurs à réduire la diversité de leur assolement.
- La BCAE 8 (qui vient aussi d'être révisée) prévoyait l'obligation de consacrer 4 % des terres arables d'une exploitation à des zones non productives (jachères), alors même que les agriculteurs continuent à s'acquitter de coûts fixes pour ces parcelles (location de la terre, amortissement du matériel, etc.). Pour certaines exploitations, ces 4 % représentaient l'essentiel de la marge dégagée au niveau de l'exploitation si bien que cette BCAE constituait un non-sens économique.
Ces normes sont également très pointilleuses : la BCAE 8 comprend ainsi l'interdiction de tailler les haies et les arbres pendant la période de nidification et de reproduction des oiseaux, soit du 16 mars au 15 août et l'obligation de maintenir tous les « éléments topographiques » (haies, bosquets, mares) qui étaient présents sur les photos aériennes de 2015.
Par ailleurs, avant la récente clarification de la notion de force majeure opérée par la simplification de la PAC qui vient d'être adoptée à l'été 2024, il était difficile de déroger aux BCAE dans certains cas (aléas climatiques, contraintes de gestion), pour tenir compte des réalités locales :
- En cas de sécheresse, il était jusqu'à présent très difficile de déroger aux obligations relatives aux rotations (alors même qu'il n'était pas possible d'implanter de nouvelles cultures, puisque l'absence d'eau les empêchait de pousser) ; il fallait systématiquement demander une autorisation à la Commission, qui était fondée à ne pas la donner.
- Idem pour le respect de la BCAE 9 (interdiction du labour des prairies sensibles) : il était auparavant impossible de procéder au labour de ces prairies en cas de sécheresse ou de besoin de fourrage ; certains agriculteurs étaient contraints de devoir acheter de l'alimentation pour leurs animaux, faute de pouvoir cultiver leurs terres. La nouvelle écriture autorise un recours facilité au labour en cas de lutte contre les nuisibles ou en cas d'impact du dérèglement climatique.
- Autre exemple : les inondations dans le Pas-de-Calais ont bouleversé les calendriers des travaux des champs, si bien que de nombreux agriculteurs n'ont pu semer les cultures d'hiver en novembre. Ils se sont vus reprocher de n'avoir pas respecté la BCAE 6, qui rend obligatoire la couverture des sols (avec un semis de couverture végétale) pendant la période hivernale, pour limiter leur érosion. Or, ce semis aurait dû avoir lieu en septembre, soit deux mois avant les inondations.
Les crispations que ces diverses règles ont engendrées chez les agriculteurs ont conduit à des tensions telles que la Commission européenne a dû présenter au printemps dernier une proposition de règlement visant à modifier la politique agricole commune (PAC) et l'a fait adopter en un temps record avant les élections européennes de juin 2024, pour permettre son entrée en vigueur aussi rapidement que possible.
Les premiers résultats d'une enquête initiée par la Commission avaient déjà confirmé le constat d'une charge administrative accrue liée à la mise en oeuvre de la nouvelle PAC. La Commission a en effet présenté au mois de mai 2024 les premiers résultats d'une enquête en ligne auprès des agriculteurs, pour mieux comprendre les complexités liées à la PAC. Cette dernière a montré que :
- 78 % des agriculteurs demandaient de l'aide pour faire leur déclaration PAC ;
- en moyenne, les agriculteurs passent 5 jours par an aux tâches administratives ;
- 44 % des répondants donnent plusieurs fois une même information à l'administration, notamment sur l'utilisation des sols ;
- 70 % des répondants ont été contrôlés au moins une fois au cours des 3 dernières années et 16 % ont eu au moins 3 visites d'inspection sur les 3 dernières années (inspections PAC et hors PAC), un contrôle prenant entre une demi-journée et une journée de travail. À cet égard, la rationalisation des contrôles et le renforcement du droit à l'erreur font partie des demandes consensuelles portées par les syndicats agricoles.
Au total, la simplification de la PAC demeure une attente forte de la part du monde agricole ; elle augmenterait l'efficacité de cette politique, au service de l'autonomie alimentaire de l'Union européenne.
Un développement symétrique pourrait être fait concernant la complexité de la politique de cohésion que persistent à dénoncer l'ensemble des acteurs locaux et qui transparaît dans la faible consommation des crédits de cette politique, dont le taux d'exécution n'atteignait début août 2024, que 4 % pour la France44(*) alors que bientôt quatre ans se seront écoulés depuis la mise en place du cadre financier pluriannuel de l'UE 2021-2027. En septembre 2019, un rapport45(*) d'information sénatorial avait mis en évidence un ensemble de dysfonctionnements administratifs et institutionnels compliquant l'accès aux fonds européens et formulé plusieurs propositions en matière d'accompagnement des porteurs de projets, d'allègement des contrôles de la régularité de l'utilisation des fonds européens pour proportionner ces contrôles aux garanties présentées par le système national d'audit et de lutte contre la fraude etc... Même si quelques progrès ont été faits depuis, la complexité demeure assurément un obstacle à l'efficacité de cette politique européenne.
3. La méconnaissance des réalités locales : l'exemple des outre-mer
En raison de leur éloignement géographique et de leurs caractéristiques propres, les collectivités d'outre-mer ont besoin de bénéficier d'un régime particulier au regard du droit européen.
Rappelons que, au regard du droit européen, on distingue les régions ultrapériphériques et les pays et territoires d'outre-mer.
À la différence des pays et territoires d'outre-mer, comme la Polynésie française par exemple, qui ne sont pas soumis au droit de l'UE, les régions ultrapériphériques, dont relèvent les départements français d'outre-mer, font partie intégrante de l'Union européenne et se voient donc appliquer le droit de l'Union européenne.
Ces régions ultrapériphériques bénéficient toutefois, depuis le traité d'Amsterdam, de dispositions spécifiques, comme le prévoit l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
ARTICLE 349 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L'UNION EUROPÉENNE
Compte tenu de la situation économique et sociale structurelle de la Guadeloupe, de la Guyane française, de la Martinique, de la Réunion, de Saint-Barthélemy, de Saint-Martin, des Açores, de Madère et des îles Canaries, qui est aggravée par leur éloignement, l'insularité, leur faible superficie, le relief et le climat difficiles, leur dépendance économique vis-à-vis d'un petit nombre de produits, facteurs dont la permanence et la combinaison nuisent gravement à leur développement, le Conseil, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, arrête des mesures spécifiques visant, en particulier, à fixer les conditions de l'application des traités à ces régions, y compris les politiques communes. Lorsque les mesures spécifiques en question sont adoptées par le Conseil conformément à une procédure législative spéciale, il statue également sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen.
Les mesures visées au premier alinéa portent notamment sur les politiques douanières et commerciales, la politique fiscale, les zones franches, les politiques dans les domaines de l'agriculture et de la pêche, les conditions d'approvisionnement en matières premières et en biens de consommation de première nécessité, les aides d'État, et les conditions d'accès aux fonds structurels et aux programmes horizontaux de l'Union.
Le Conseil arrête les mesures visées au premier alinéa en tenant compte des caractéristiques et contraintes particulières des régions ultrapériphériques sans nuire à l'intégrité et à la cohérence de l'ordre juridique de l'Union, y compris le marché intérieur et les politiques communes.
L'application de l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne s'est toutefois révélée assez décevante en pratique.
De nombreuses normes adoptées au niveau européen ne tiennent pas suffisamment compte des spécificités propres aux territoires ultramarins.
On peut mentionner, à titre d'exemple, les politiques européennes en matière d'énergie, de gestion de l'eau, de traitement des déchets, ou encore en matière de pêche.
Ainsi, la révision du règlement concernant les transferts de déchets hors de l'Union européenne, telle que proposée par la Commission européenne46(*), ne contenait initialement aucune disposition particulière concernant les régions ultrapériphériques, malgré leur éloignement géographique et leurs contraintes spécifiques (insularité pour certaines, etc.).
Dans une résolution du 25 juillet 2023 portant sur la gestion des déchets dans les outre-mer, présentée sur la base des travaux des sénatrices Gisèle Jourda et Viviane Malet, au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, le Sénat a appelé à tenir compte en ce domaine des contraintes particulières des outre-mer47(*).
Il en allait de même au sujet de la proposition de directive sur la surveillance et la résilience des sols48(*).
Cette tendance a été aggravée ces dernières années sous l'effet de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne et de l'élargissement.
En effet, la France se trouve aujourd'hui seule, avec seulement deux autres pays (l'Espagne et le Portugal) sur vingt-sept États membres, à compter des régions ultrapériphériques (les Canaries pour l'Espagne et Madère et les Açores pour le Portugal) et il est souvent difficile de sensibiliser nos partenaires européens à cette question.
Ces régions représentent pourtant de formidables atouts pour l'Union européenne dans son ensemble, non seulement sur le plan géopolitique, mais aussi en termes de rayonnement et de ressources, à l'image de la Guyane et de son centre spatial, si précieux pour l'Union européenne.
En 2013, le député Serge Letchimy, également président du conseil régional de Martinique, avait rendu un rapport, à la demande du Premier ministre49(*), portant sur les régions ultrapériphériques.
Dans son rapport, il mettait en évidence « l'inadaptation, voire les incohérences de certaines politiques communautaires », et mettait en avant la « nécessité d'une application plus réaliste et plus ambitieuse des dispositions de l'article 349 », tout en déplorant l'interprétation restrictive qu'en fait la Commission.
De fait, l'approche de la Commission européenne de l'article 349 du traité est particulièrement restrictive puisqu'elle considère qu'il suffit d'utiliser les instruments existants, comme la politique de cohésion et les autres politiques communautaires, en prévoyant des actions particulières fondées sur les caractéristiques propres à ces régions pour prendre en compte les « caractéristiques et contraintes particulières » de ces régions. La coexistence de ces différentes actions est supposée constituer une stratégie cohérente et intégrée.
Le député Serge Letchimy recommande à l'inverse une nouvelle approche fondée sur des dispositifs spécifiques mais au sein d'une logique globale, au service d'une stratégie propre.
Il formule 43 propositions, en demandant « la mise en place d'un cadre de gouvernance qui implique les collectivités locales, l'État et l'Union européenne, pour la définition d'un véritable modèle de développement compatible avec les caractéristiques propres de ces régions ».
Plus récemment, la prise en compte des spécificités des régions ultrapériphériques a fait l'objet de plusieurs travaux de la délégation sénatoriale aux outre-mer, présidée par la sénatrice Micheline Jacques.
Ainsi, dans un récent rapport d'information portant sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer dans l'Océan Indien, présenté au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, les sénateurs Christian Cambon, Stéphane Demilly et Georges Patient, rapporteurs,50(*) formulent plusieurs propositions pour renforcer la prise en compte des spécificités des régions ultrapériphériques.
Même s'ils reconnaissent que certains progrès sont en cours, par exemple pour permettre de déroger au marquage CE dans les outre-mer au profit d'un marquage RUP51(*), afin de faciliter l'approvisionnement de ces territoires en matériaux de construction, ils appellent à envisager d'autres adaptations pour toute une série de secteurs : produits agroalimentaires végétaux ou non végétaux, règles d'utilisation des pesticides en milieu tropical, cahier des charges de l'agriculture biologique, autorisation des nouvelles techniques génomiques, énergie et transition climatique, traitement des déchets...
Ils préconisent ainsi d'inscrire dans le prochain programme de travail de la Commission européenne l'adoption d'un « paquet RUP », avec des mesures spécifiques pour lutter contre la vie chère, notamment dans les secteurs de l'agroalimentaire, du traitement des déchets et de l'énergie. Ils proposent aussi la création d'une politique européenne de voisinage ultrapériphérique, à destination des États voisins, afin de lever les obstacles à l'intégration régionale des régions ultrapériphériques.
Les propositions 2024 de la délégation sénatoriale aux outre-mer pour renforcer la prise en compte des particularités des régions ultrapériphériques
1. Défendre, à l'occasion du renouvellement du Parlement européen et de la mise en place de la nouvelle Commission européenne, la création d'une politique européenne de voisinage ultrapériphérique, à destination des États voisins les plus proches des RUP.
2. Faire inscrire dans le prochain programme de travail de la Commission européenne l'adoption d'un « paquet RUP » pour lever les obstacles législatifs à leur insertion régionale et lutter contre la vie chère, notamment dans les secteurs de l'agroalimentaire, du traitement des déchets et de l'énergie.
3. Faciliter radicalement les cofinancements au titre de l'instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (NDICI) et Feder pour mieux orienter les crédits européens vers les projets de coopération régionale, dans le cadre d'une politique européenne de voisinage ultrapériphérique.
4. Pour que les RUP cessent de subir les accords commerciaux de l'Union européenne avec des pays tiers :
- rendre obligatoires les études d'impact des projets d'accords commerciaux sur les RUP, en les y associant dès l'ouverture des négociations ;
- organiser au moins deux fois par an une réunion de suivi entre les autorités des RUP, des représentants des filières économiques, l'État et la Commission européenne à haut-niveau.
5. À partir du bilan du programme opérationnel 2021-2027, poursuivre la simplification de la gestion des fonds Interreg et rétablir la possibilité pour les terres australes et antarctiques françaises (TAAF) de bénéficier de ces financements.
6. Associer systématiquement la direction générale des outre-mer (DGOM) à la négociation des accords de coopération et des accords commerciaux européens.
Ce défaut de prise en compte des besoins spécifiques des outre-mer contribue à déprécier la perception de la valeur ajoutée et de la légitimité de l'action européenne.
* 42 COM (2022) 695 final.
* 43 Résolution n° 84 du Sénat.
* 44 Soit 714 millions consommés sur une dotation de 16,8 Md€ pour 2021-2027, le taux global pour l'UE étant de 6 % (19 Md€ consommés sur les 378 Md€ programmés), cette très faible exécution étant notamment imputable à la concentration sur l'absorption des crédits de Next Generation EU et à l'adoption tardive des règlements sectoriels sur la politique de cohésion (Source : annexe au projet de loi de finances pour 2025 « Relations financières avec l'Union européenne »).
* 45 Rapport d'information n° 745 (2018-2019) de Mme Colette MÉLOT, fait au nom de la mission d'information sur la sous-utilisation des fonds européens, déposé le 25 septembre 2019.
* 46 Déjà citée précédemment.
* 47 Résolution du Sénat n° 167 (2023-2024).
* 48 COM (2013) 416 final.
* 49 Rapport au Premier ministre de Serge Letchimy « Contribution à l'application du cadre dérogatoire au service d'un projet global de développement des régions ultrapériphériques », 24 mai 2013.
* 50 Rapport d'information n° 763 (2023-2024) présenté au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, portant sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer dans le bassin de l'océan Indien.
* 51 Ou plus exactement d'une équivalence admise dans les seules RUP compte tenu de l'étroitesse de ces marchés, de leur isolement et du risque faible d'une réexportation illégale vers l'Union européenne.