III. RENDRE L'ACTION DE L'UNION EUROPÉENNE PLUS LÉGITIME, PLUS EFFICACE ET MIEUX ADMISE PAR LES CITOYENS
A. NE LÉGIFÉRER QUE SI NÉCESSAIRE ET DANS LE RESPECT DES COMPÉTENCES DES ÉTATS MEMBRES
1. Inviter les États membres réunis au sein du Conseil à prendre leur part dans le contrôle préalable des bases juridiques de toute initiative législative européenne
Comme le souligne le Conseil d'État dans son récent rapport sur la souveraineté, « le strict respect des traités doit toujours être et demeurer la base de toute l'action européenne, à commencer par celle des institutions de l'Union, et d'abord de la Commission, qui en est la gardienne, mais aussi de la Cour, qui est en charge d'en assurer le respect, et bien sûr des États membres. Si les traités sont des actes juridiques vivants qui ne peuvent être réduits à une stricte interprétation littérale, il n'en demeure pas moins primordial que la lettre de leurs stipulations soit respectée, en particulier lorsqu'elle pose des limites à la compétence de l'Union ou de ses institutions ».
L'enjeu est d'autant plus important, aux yeux du Conseil d'État, que l'un des éléments qui nourrissent la crise de confiance des citoyens à l'égard de l'Union européenne provient du sentiment d'un « exercice excessif, voire envahissant de ses compétences par l'Union, dans une logique du « toujours plus » ».
À cet égard, la Commission européenne, en sa qualité de « gardienne des traités » et disposant du monopole de l'initiative dans le cadre de la méthode communautaire, a une responsabilité particulière. Le Secrétaire général des affaires européennes en est convenu lors de son audition par les rapporteurs, reconnaissant la nécessité pour les services de la Commission européenne, dès avant l'examen d'une proposition législative par le collège des commissaires, de s'attarder de manière plus approfondie sur les deux questions fondamentales suivantes : pourquoi agir au niveau de l'Union européenne ? Et comment agir ?
Or la Commission européenne est - par essence - favorable à une intégration européenne toujours plus poussée et tend à vouloir étendre les compétences de l'Union européenne au-delà de la lettre des traités.
En réalité, le Conseil, qui représente les États, semble le mieux placé pour veiller au respect des compétences de ces derniers et devrait jouer dans ce domaine le rôle de « garde-fou ».
Or, l'expérience montre que, en pratique, les questions de la compétence de l'Union européenne, de l'adéquation de la base juridique et de l'instrument juridique retenu (règlement vs. directive, acte délégué, acte d'exécution...) qui sont étroitement liées, et le contrôle de l'opportunité d'une action européenne et de l'évaluation adéquate de son possible impact sont rarement débattus par les représentants des États lors de la négociation au sein du Conseil98(*).
Les rapporteurs considèrent que toute initiative législative de la Commission européenne devrait faire l'objet d'un examen systématique et approfondi de l'ensemble de ces questions préalables au sein du collège des commissaires et par les représentants des États membres réunis au sein du Conseil, avant d'engager la négociation sur le fond de l'initiative.
Proposition n° 1 : Inciter les États membres réunis au sein du Conseil à prévoir un examen systématique et approfondi de la base juridique et du choix de l'instrument juridique retenus pour toute initiative législative européenne, avant d'engager sa négociation.
2. Prévoir d'insérer dans toute législation européenne une « clause bouclier » respectant la compétence des États membres en matière d'ordre public et de sécurité nationale
Reprenant une préconisation du Conseil d'État, les rapporteurs suggèrent de prévoir, lors de la négociation des propositions législatives, une « clause bouclier » rappelant, dans chaque texte en discussion, que ses dispositions ne portent pas atteinte aux fonctions essentielles de l'État, notamment au titre de ses compétences en matière d'ordre public, de sécurité nationale et d'intégrité du territoire.
Rappelons que le paragraphe 2 de l'article 4 du traité sur l'Union européenne dispose que « l'Union respecte l'égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l'autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ».
Comme on l'a vu précédemment au sujet de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne sur le temps de travail des militaires ou la conservation des données de connexion, une telle « clause bouclier » serait particulièrement bienvenue s'agissant des textes relevant de la coopération policière et judiciaire.
Proposition n° 2 : Respecter la compétence des États membres en matière d'ordre public, de sécurité nationale et d'intégrité du territoire, en appelant la Commission européenne à y veiller dans l'élaboration de ses propositions législatives et en prévoyant, lors de la négociation des textes, une « clause bouclier » préservant le rôle des États membres en ces domaines.
3. Promouvoir le dialogue des juges nationaux et européen pour permettre aux États membres d'être toujours en mesure d'assumer leurs responsabilités
Dans son étude sur la souveraineté, le Conseil d'État préconise également d'encourager la Cour de justice de l'Union européenne à veiller à un respect strict des compétences établies par les traités, notamment en développant un dialogue entre juges européens et juges nationaux, « pour favoriser un équilibre renouvelé sur les problématiques de sécurité nationale et d'intégrité du territoire tenant pleinement compte des nouveaux enjeux stratégiques », sauf à mettre en péril la construction juridique européenne dans son ensemble.
Le principe de primauté du droit de l'Union européenne a été consacré par la Cour de Justice de l'Union européenne, dans son célèbre arrêt « Costa c/ Enel » en 196499(*). Selon cet arrêt, « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres [...] et qui s'impose à leurs juridictions ». Du fait de « sa nature spécifique originale », « issu d'une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc [...] se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même ». La primauté de l'ordre juridique de l'Union a été, par la suite, confirmée par plusieurs jurisprudences de la CJUE.
Dans le même temps , le traité sur l'Union européenne, en son article 4 alinéa 2, exige le respect de « l'identité nationale » des États membres « inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles » : au nom de son monopole d'interprétation du traité que ce dernier lui confie, la Cour estime qu'il lui revient de vérifier si une obligation du droit de l'Union ne méconnaît pas l'identité nationale d'un État membre, ceci afin d'éviter qu'en s'appuyant sur la réserve de l'identité nationale, une juridiction nationale puisse s'affranchir du respect du droit de l'Union ; pourtant, la Cour de justice de l'Union ne saurait définir l'identité constitutionnelle des États membres, puisque ces derniers ont le « dernier mot » sur les traités fondateurs de l'Union.
Ceci appelle un dialogue accru entre les juges européens et nationaux afin d'améliorer leur compréhension des enjeux des litiges dont ils sont saisis et de la diversité des situations nationales.
Dans le contexte actuel de menaces croissantes et quand sont en jeu des exigences risquant de porter atteinte à la sécurité nationale, le Conseil d'État appelle précisément le juge européen à accorder « davantage de place à la marge d'appréciation laissée aux États membres pour assurer leurs fonctions les plus essentielles ». Il invite la CJUE à s'inscrire à cet effet dans une logique comparable à celle que suit la Cour européenne des droits de l'homme.
Le Conseil d'État propose aussi, pour faciliter l'articulation entre juges européens et nationaux, de confier à un juge en fonction dans une cour suprême nationale la présidence du comité - prévu à l'article 255 du TFUE-consulté sur les personnes que les États membres proposent de nommer à la CJUE et d'assurer la présence d'une majorité de juges nationaux au sein de ce comité.
Les rapporteurs souscrivent également à ces recommandations, qui visent à garantir le respect de l'identité constitutionnelle des États membres, conformément à la jurisprudence récente du Conseil Constitutionnel100(*) et du Conseil d'État101(*), estimant qu'il appartient au juge administratif national d'écarter l'application d'un acte de l'Union qui, tel qu'interprété par la CJUE, aurait pour effet de priver de garanties effectives une exigence constitutionnelle ne bénéficiant pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente.
Proposition n° 3 : Promouvoir le dialogue des juges nationaux et européen pour permettre à chaque État membre d'être toujours en mesure d'assumer ses responsabilités
4. Limiter le recours aux procédures d'urgence, aux actes d'exécution et aux actes délégués
Comme cela a été souligné précédemment, la tendance de la Commission européenne à recourir aux règlements plutôt qu'aux directives, et le recours excessif aux actes d'exécution et aux actes délégués sont de nature à méconnaître les principes de subsidiarité et de proportionnalité, et à limiter le contrôle des Parlements nationaux.
Les rapporteurs estiment donc souhaitable de limiter le recours au règlement, ainsi qu'aux actes d'exécution ou aux actes délégués.
Les règlements devraient être limités aux seuls domaines qui nécessitent une harmonisation très poussée, pour éviter en particulier toute distorsion de concurrence entre les entreprises ou risquer de porter atteinte au bon fonctionnement du marché intérieur.
Le recours aux actes d'exécution et les actes délégués devrait, quant à lui, être réservé aux seuls aspects techniques à l'exclusion de toute considération de nature politique. Le Conseil, qui réunit les États membres, gagnerait à y veiller au premier chef.
Proposition n° 4 : Privilégier le recours aux directives plutôt qu'aux règlements et limiter le recours abusif de la Commission aux actes d'exécution et aux actes délégués
* 98 À titre de contre-exemple, on peut mentionner le refus de plusieurs États membres, dont la France, d'inclure une définition du viol dans la proposition de directive de 2022 sur les violences domestiques (COM (2022) 105 final), au motif que cela ne relève pas des compétences de l'UE.
* 99 Arrêt de la Cour de Justice du 15 juillet 1964, Flaminio Costa contre ENEL, Affaire 6-64.
* 100 Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France, où le Conseil Constitutionnel s'est estimé « compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit (...) dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l'Union européenne, est inhérent à l'identité constitutionnelle de la France. »
* 101 CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network et autres, n° 393 099 et autres, et CE, Ass ., 17 décembre 2021, M. Q..., n° 437 125.