L'ESSENTIEL
Depuis un an, le feuilleton à rebondissements de l'attribution des droits audiovisuels du championnat français de football n'a cessé de défrayer la chronique. Ce feuilleton n'est pas terminé. À l'été, les présidents de club ont sans doute espéré inverser le cours du match dans le temps additionnel, grâce au talent d'un seul. Mais ce miracle, qui se réalise parfois sur les terrains de football, n'a pas eu lieu. Alors que des droits proches d'un milliard d'euros étaient espérés, les négociations menées, après un appel d'offres infructueux, ont conduit à un montant de droits domestiques annuels d'environ 450 M€ en moyenne sur cinq saisons, dont une partie est toujours en négociation avec l'un des deux diffuseurs. Quant aux droits internationaux, leur montant, évalué à 140 M€ environ, reste à confirmer.
Pourtant, en 2022, la Ligue de football professionnel (LFP) a lancé un plan de développement du championnat dans le cadre d'un accord avec le fonds d'investissement CVC Capital partners. En échange d'une participation de 13 % dans la filiale créée par la LFP, CVC a apporté 1,5 Md€ au football français, valorisant ainsi le championnat 11,5 Md€. Mis en difficulté en 2020 par la pandémie de covid-19, puis par le départ de leur diffuseur Mediapro, les clubs ont accueilli cette opération comme une bouée de sauvetage. Peu avant la conclusion du partenariat, la loi du 2 mars 2022 visant à démocratiser le sport en France, a fixé les conditions dans lesquelles une ligue de sport professionnel peut créer une société commerciale pour la commercialisation et la gestion des droits d'exploitation des compétitions qu'elle organise. Or deux ans plus tard, l'objectif de rattrapage des quatre plus grands championnats européens s'éloigne. Les clubs subissent une forte baisse des montants qu'ils se répartissent chaque année au titre des droits audiovisuels dont ils sont propriétaires depuis que la Fédération française de football (FFF) les leur a cédés en 2004.
Comment en est-on arrivé là ? C'est la première question que s'est posée la mission d'information.
Celle-ci s'est également intéressée à l'intervention des fonds d'investissement au niveau des clubs. La pandémie de covid a en effet accéléré la croissance des investissements étrangers dans le football européen. Compte tenu des difficultés que va engendrer la baisse des droits pour les clubs français et en l'absence de nouvelle « solution-miracle », le risque existe de voir des propriétaires mettre la clef sous la porte, au profit de fonds d'investissement internationaux. Ces investisseurs apportent des capitaux indispensables pour financer un sport de plus en plus coûteux, mais ils n'ont pas vocation à s'attacher à long terme à un club ni à s'implanter dans un territoire. Les fonds arrivent et repartent en fonction d'arbitrages financiers au niveau mondial. Le risque est non seulement financier mais aussi sportif : pour créer des synergies et diversifier leurs risques, ces propriétaires possèdent souvent plusieurs clubs. L'équité des compétitions risque ainsi d'être mise à mal. Bien que la création de ligues fermées ne soit pas envisagée pour le moment, le football européen semble évoluer vers un modèle à plusieurs vitesses, avec potentiellement, à l'avenir, des équipes de clubs dont certains dominants et d'autres voués aux seconds rôles. Cette évolution entre en contradiction avec le modèle sportif européen, fondé sur le système de promotion-relégation. Ce modèle permet à toute équipe professionnelle d'espérer jouer un jour la compétition reine qu'est la Ligue des champions. Mais c'est un modèle risqué pour un investisseur compte tenu du risque de relégation, inconnu des ligues fermées du sport professionnel américain.
Au sein de ce modèle européen, le modèle français se distingue par une organisation pyramidale fondée sur la notion de délégation de service public. Dans ce schéma, des fédérations sportives reçoivent délégation de l'État et peuvent subdéléguer à une ligue professionnelle des missions de service public relatives à la représentation, la gestion et la coordination des activités sportives à caractère professionnel de la discipline concernée. Dans leur activité, les ligues sont garantes de l'intérêt général et des principes d'unité et de solidarité entre les activités à caractère professionnel et les activités à caractère amateur. Elles appliquent, par ailleurs, un principe de mutualisation entre clubs des produits qui leur reviennent. L'État joue un rôle central pour superviser ce dispositif et assurer sa cohérence.
La mission est attachée à ce modèle français qui met l'accent sur la solidarité et sur la redistribution, tout en garantissant des compétitions équitables et attractives jusqu'au plus haut niveau. Le sport amateur doit pouvoir compter sur le sport professionnel, d'autant que le recul des budgets publics menace de remettre en cause le financement des politiques publiques sportives. Un renforcement de la régulation doit permettre d'adapter le modèle français aux enjeux économiques actuels, tout en préservant ses principes fondamentaux.
A. MEDIAPRO : UNE ÉQUATION ÉCONOMIQUE INTROUVABLE
En mars-avril 2020, le gouvernement décide de suspendre, puis d'interrompre le championnat de France de football à cause du covid. A posteriori, cette décision a souvent été jugée prématurée, alors que tous les autres grands championnats européens ont repris par la suite. La LFP refuse toute négociation du montant des droits audiovisuels de la saison suivante avec la société Mediapro Sports France, titulaire des droits, qui est placée, à l'automne 2020, sous le régime de la conciliation.
Pouvait-on sauver Mediapro ? Probablement pas, tant les difficultés structurelles étaient grandes. Aucun accord n'avait été trouvé avec Canal+. Mediapro ne comptait que 530 000 abonnés alors qu'il lui en aurait fallu 2,8 millions pour atteindre l'équilibre. Elle disposait de 4 500 euros sur ses comptes bancaires et n'avait pas démontré sa viabilité économique. Ses demandes étaient sans commune mesure avec le préjudice qu'elle subissait. Enfin, les ordonnances prises pour sauvegarder les entreprises pendant la pandémie lui permettaient de neutraliser toute action en justice de la LFP.
La Ligue avait précédemment sélectionné un diffuseur à la réputation discutable, sans garantie opérationnelle et adossé à un actionnaire chinois aux intentions floues. Elle a fait les frais de ce choix en 2020.
B. AMAZON : LE DIVORCE ACTÉ AVEC CANAL+
Après le départ de Mediapro, un rapprochement avec Canal+ paraît possible, début 2021. Ce n'est pas la voie suivie par la LFP. Les dirigeants des clubs ont préféré parier sur les GAFA et diviser au passage les audiences du championnat par 5.
Ce choix a reposé sur une présentation en conseil d'administration de la Ligue qui interpelle, s'agissant des deux offres concurrentes : celle de Canal+ et beIN Sports d'une part, et celle d'Amazon d'autre part. L'accent a en effet été mis sur la part variable proposée par Canal+, considérée comme un risque majeur, sans véritable évaluation de la capacité à atteindre les objectifs associés à cette part variable. La prudence l'a emporté sur l'ambition. Pour Amazon, la Ligue 1 représentait un produit d'appel dans son offre globale. L'entreprise a subi des pertes importantes et s'est retirée après seulement trois saisons.
Le manque à gagner pour le football français est alors considérable, de l'ordre de 530 M€ par an. Les nouveaux droits de la Ligue 1 sont inférieurs de 46 % aux 1,154 Md€ anticipés avec Mediapro.
C. LA SOCIÉTÉ COMMERCIALE, NOUVEL ELDORADO DU FOOTBALL
L'État a pris en charge l'essentiel des effets immédiats de la pandémie : aides à la billetterie (75 M€), réductions de charges (520 M€), prêts garantis par l'État pour les clubs (550 M€) et pour la LFP (225 M€). Mais il n'était pas tenu de compenser le départ du diffuseur ni le déficit d'exploitation structurel des clubs. Or les clubs avaient, imprudemment, commencé à engager des dépenses, anticipant le début d'une ère nouvelle pour le football français. Entre 2020 et 2023, ils ont subi 1,6 Md€ de pertes cumulées.
La Ligue et les clubs se sont, dès la fin 2020, lancés dans une quête d'« argent frais ». La possibilité de recourir au moins partiellement à l'endettement a été rapidement écartée au bénéfice d'une levée de fonds issue de la cession d'une partie du capital d'une société commerciale restant à créer et de l'éventuelle distribution de généreux bonus pour les dirigeants de la Ligue. Ce qui pose questions, c'est que les dirigeants de la LFP avaient objectivement un intérêt personnel à choisir de recourir à une solution reposant à 100 % sur une levée de capital, compte tenu des bonus importants qu'ils ont perçus suite au succès de l'opération.
La LFP a, dès lors, engagé un processus de consultation de fonds d'investissement, qui a abouti à la sélection de CVC. La loi du 2 mars 2022 est intervenue pour sécuriser juridiquement ce processus, en autorisant les ligues à créer une société commerciale pour la gestion et la commercialisation de leurs droits d'exploitation. Le Sénat a plaidé pour un renforcement des contrôles. Les parlementaires ne disposaient, alors, que d'informations sommaires sur le projet, pourtant très avancé, de la LFP.
D. DES PRÉSIDENTS SUR LE BANC DE TOUCHE
Après la promulgation du texte, une véritable course contre la montre s'est engagée. La guerre en Ukraine a servi à justifier une accélération du processus. Une assemblée générale décisive a eu lieu en avril 2022. Les présidents de clubs ont reçu, 48 heures avant cette réunion, les statuts et le pacte d'associés de la nouvelle société. Ils ne pouvaient objectivement pas appréhender tous les enjeux du contrat dans ces délais, d'autant que certaines pièces, importantes pour la compréhension de l'accord, étaient manquantes. Le plan d'affaires n'a été transmis ni aux présidents de clubs ni au ministère des sports avant l'approbation du partenariat, ce qui pose un grave problème de principe.
Plusieurs présidents ont confirmé ne pas avoir pris connaissance des documents. La perspective de la distribution de fonds l'a emporté sur toute autre considération. Cette opération a été accueillie comme une bouée de sauvetage. Au total, trois semaines se sont écoulées entre la remise des offres par les fonds d'investissement candidats et l'approbation de l'accord par les instances du football français.
E. CVC, UN ACTIONNAIRE PAS COMME LES AUTRES
Les enjeux du partenariat avec CVC ont été sous-estimés, y compris au niveau de la fédération et du ministère des sports. Les approbations prévues par la loi n'ont pas réellement permis de questionner les accords.
La durée illimitée (99 ans) de ce partenariat pose, en particulier, question. Cette durée est, en effet, peu conciliable avec le code du sport qui prévoit des contrats de délégation et de subdélégation avec les fédérations et les ligues de durées limitées.
Par ailleurs, CVC n'est pas un actionnaire comme un autre. Ses actions lui donnent des droits privilégiés sur les revenus du football français. Son dividende, d'un taux de 13 %, est assis sur un résultat retraité, qui ressemble davantage à un chiffre d'affaires qu'à un résultat. Il englobe l'ensemble des recettes audiovisuelles et commerciales du championnat. Cette assiette inclut les revenus des paris sportifs, ce qui est probablement conforme à la lettre de la loi du 2 mars 2022, mais contraire à son esprit. Les actions de CVC seront pleinement valorisées lors de leur revente à un nouvel actionnaire ; lequel n'aura, lui, rien apporté directement au football français.
Lors d'opérations similaires, la Liga espagnole et la fédération française de rugby dans le cadre du tournoi des six nations ont opté pour une durée de 50 ans.
F. UNE DISTRIBUTION CONTESTABLE DES RESSOURCES
Répartition de l'apport de CVC (M€)
Clubs évoluant en L1 au cours de la saison 2021-2022 |
1 080 |
Clubs évoluant en L2 ou en National au cours de la saison 2021-2022 |
90 |
Remboursement PGE (prêt garanti par l'État) |
169 |
Lancement LFP Media |
40 |
Fonds de réserve |
63,5 |
Fédération française de football (FFF) |
20 |
Honoraires et frais des conseils |
29 |
Prime et augmentation de la rémunération du président pendant 2 ans, primes du directeur général et de quelques salariés |
8,5 |
Total |
1 500 |
· Un championnat à plusieurs vitesses
Pour distribuer les fonds de CVC aux clubs, la LFP a choisi une clef de répartition spécifique, favorable aux grands clubs. Au même moment, une nouvelle répartition des revenus audiovisuels favorisait aussi les « locomotives ». Certains clubs ont été traités de manière surprenante : bien qu'accédant à la Ligue 1, le Havre Athletic Club (HAC) a perçu vingt fois moins que ses concurrents. Il subira pourtant le prélèvement de CVC comme les autres. Quant au Red Star, accédant à la Ligue 2, il subira aussi ce prélèvement sans avoir reçu aucune aide. Les versements ayant été réalisés en trois tranches, une répartition évolutive, recalibrée lors de chaque versement, aurait pu être imaginée. L'écart croissant entre clubs, concevable dans un contexte de revenus en augmentation, risque de mettre en difficulté nombre d'entre eux dans un contexte de recul des recettes audiovisuelles.
· Des banques d'affaires généreusement rémunérées
L'attention de la mission s'est portée sur une enveloppe de 37,5 M€ consacrée, non pas au développement des clubs, mais à la rémunération des conseils et des dirigeants de la LFP. Ce montant est conséquent, supérieur à celui perçu par la plupart des clubs de Ligue 1 (33 M€) et par la FFF (20 M€). Les banques d'affaires, proactives dans le montage du projet, ont perçu des honoraires (24 M€ sur les 29 M€ qui sont revenus aux conseils) qui représentent 1,6 % du montant de la transaction, en haut de la fourchette applicable pour un « méga-deal » tel que celui-ci.
· Des dirigeants très intéressés
Dans cette opération, le président de la LFP a touché un bonus de 3 M€. Il a également triplé son salaire (1,2 M€) pendant deux ans. Des bonus peuvent se concevoir dans l'exercice par la Ligue de son coeur de métier, la commercialisation des droits. Ces bonus sont beaucoup plus discutables dans le cadre d'une augmentation de capital. Cela pose une question de conflit d'intérêts. En effet, si l'utilité à long terme de l'opération avec CVC reste à démontrer pour les clubs, compte tenu du dividende à payer à vie, son intérêt pour les dirigeants de la LFP est en revanche évident, immédiat et sans contrepartie future.
Au même moment, la Ligue a acquis un nouveau siège pour 131 millions d'euros, alors même que les droits audiovisuels du prochain cycle n'avaient pas encore été négociés. Les frais du président de la LFP ont augmenté de 30 % en deux ans, pour atteindre près de 200 000 euros annuels.
G. UNE UTILISATION DES FONDS CVC INSUFFISAMMENT ENCADRÉE
Les fonds CVC ont été fléchés de façon souple, contrairement à ce qui a prévalu en Espagne, où 70 % des fonds de CVC ont été fléchés vers l'investissement, dès la conclusion de l'accord « LaLiga Impulso ». De fait, en France, la majorité des fonds a été allouée aux salaires et aux transferts, ainsi qu'au désendettement, tandis que 40 % seulement ont été consacrés aux infrastructures et au développement.
LIGUE 1 : AFFECTATION DES FONDS CVC (AU 30 SEPTEMBRE 2024)
H. LFP / LFP MEDIA : UNE GOUVERNANCE À REVOIR
· Le président de la LFP monopolise le jeu, alors même qu'une filiale commerciale a été créée pour gérer la négociation des droits. Les deux entités doivent être clairement séparées.
· La question des conflits d'intérêts est insuffisamment traitée. Le président de beIN Media Group, maison-mère de beIN Sports France, a participé à l'attribution des droits dont beIN Sports France est partiellement titulaire (conseil d'administration du 14 juillet 2024).
· Le mode d'association des présidents de clubs à la gouvernance pose question. Les démarches et actions de communication des différents acteurs sont peu coordonnées. Certaines décisions des présidents sont surprenantes (ainsi, l'insertion d'une clause de sortie au bout de deux ans dans le contrat de DAZN).
· La gouvernance de la LFP ne permet pas l'émergence de projets alternatifs. Elle n'associe pas de représentants des supporters, alors que de nombreuses questions ne peuvent être traitées qu'avec eux.
I. UNE ÉCONOMIE À RÉINVENTER
· Développer de nouvelles recettes et diminuer les charges
La baisse des droits audiovisuels implique de trouver de nouvelles recettes : développement des recettes commerciales, investissement dans les infrastructures et dans le digital, fusion du sport et du divertissement (sportainment). L'amélioration de l'image du football est une condition indispensable pour développer l'intérêt du grand public et restaurer la confiance des investisseurs et partenaires.
La diminution des charges implique une gestion plus équilibrée des effectifs et des salaires. Une vigilance particulière s'impose quant aux conséquences de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans l'affaire « Lassana Diarra », compte tenu du rôle essentiel que jouent les transferts de joueurs dans l'équilibre financier des clubs français.
· Réformer les appels d'offres et lutter contre le piratage
Le cadre juridique doit être rénové : d'une part, la réglementation des appels d'offres ne permet pas d'optimiser l'attribution des droits pour le consommateur, obligé de multiplier les abonnements. D'autre part, la banalisation du piratage constitue une menace existentielle pour l'économie du football, ce qui implique d'adapter les dispositifs existants, en visant, non pas le consommateur final, mais ceux qui publient des contenus illicites.
J. UN MODÈLE EUROPÉEN MENACÉ ?
· Une vague d'investissements étrangers
Les difficultés financières des clubs risquent de les inciter à se tourner, davantage encore qu'aujourd'hui, vers de nouveaux investisseurs. Depuis la pandémie de covid, le football européen a connu une vague d'investissements étrangers. Le risque est de voir des propriétaires historiques mettre la clef sous la porte, au profit de fonds qui arrivent et repartent en fonction d'arbitrages financiers au niveau mondial. Les clubs restent une valeur sûre, du fait de leur unicité. Ils drainent des milliers, voire des millions de fans et des quantités considérables de données qui sont également une source de valeur économique.
· L'essor de la multipropriété
Dix clubs de Ligue 1 sont aujourd'hui intégrés dans des structures multipropriétaires, généralement en seconde ligne par rapport à des clubs majeurs en Europe. En 2023 et 2024, l'UEFA a autorisé les clubs de Toulouse puis de Nice à participer à ses compétitions malgré la présence d'autres clubs issus de la même structure. Mais qu'en sera-t-il demain ? Les groupes multipropriétaires pourraient militer pour des ligues de plus en plus fermées, moins risquées pour un investisseur. Préserver notre modèle sportif implique de continuer à travailler avec les instances internationales à la mise en place de règles adaptées.
Les clubs participent à la vitalité économique de nos territoires et à leur identité. Ils doivent rester au centre d'un écosystème avant tout local.