CONCLUSION
L'échéance prochaine des principales concessions d'autoroutes constitue un enjeu majeur pour l'État, ses intérêts patrimoniaux, les usagers de la route et le secteur des transports dans son ensemble. Cette période délicate doit être négociée avec la plus grande vigilance. Nous n'avons collectivement pas le droit à l'erreur. L'extrême sensibilité des questions relatives à la gestion du réseau autoroutier concédé rend l'exercice plus difficile encore.
Il ne fait pas de doute que les contrats de concessions historiques comportent de très nombreux défauts. Ils ont conduit à installer de façon structurelle une relation déséquilibrée entre l'État concédant et les sociétés d'autoroutes, au bénéfice de ces dernières. De cette situation résultera très vraisemblablement des niveaux de rentabilité des sociétés d'autoroutes nettement plus importants que les prévisions qui avaient été réalisées lors de la privatisation. Néanmoins, parce qu'elles exploitent juridiquement les infrastructures autoroutières « à leurs risques et périls », l'hypothèse d'une résiliation anticipée des concessions apparaît comme excessivement risquée pour l'État et d'un intérêt limité.
Bien plus importantes sont les questions relatives aux enjeux de la fin de ces concessions. La rentabilité très élevée des sociétés d'autoroutes devrait cependant inciter l'État à se montrer intraitable dans le cadre des procédures de fin des grandes concessions historiques. Si l'expiration des contrats des sept concessions historiques s'échelonnera entre 2031 et 2036 c'est maintenant que tout (ou presque) se joue. En effet, à l'issue des contrats, les concédants doivent remettre à l'État les infrastructures composant leurs concessions « en bon état d'entretien ». À première vue, rien de si compliqué. Pourtant, derrière ces quelques mots et l'interprétation qu'on leur en donne, se cachent des enjeux à plusieurs milliards d'euros pour l'État et les sociétés d'autoroutes.
Or, d'ici à la fin de l'année, l'État doit notifier le programme de travaux de la première concession arrivant à échéance en 2031, celle opérée par la société SANEF. Ce programme de travaux, que le concessionnaire devra exécuter à ses frais durant les cinq dernières années de son contrat, est le moyen qui doit permettre d'assurer la remise du patrimoine de la concession en « bon état ». Autant dire que la période actuelle et les semaines à venir sont décisives. Elles détermineront très largement l'ensemble du processus. Le traitement de la première concession arrivant à échéance fera nécessairement jurisprudence pour toutes les autres. En effet, il serait juridiquement extrêmement difficile, voire même impossible, d'adopter une approche différente pour les concessions qui viendront à échéance par la suite. Alors qu'il inaugure cette procédure sans pouvoir s'appuyer sur des expériences passées en la matière, l'État concédant n'a pas le droit à l'erreur car il n'aura pas de « seconde chance ».
Le sujet principal, qui représente un enjeu financier d'au moins un milliard d'euros, concerne le traitement d'ouvrages d'art sur lesquels les usagers peuvent actuellement circuler en toute sécurité mais dont la structure pourrait s'altérer rapidement quelques années seulement après la fin de la concession, exigeant ainsi des travaux très lourds et très coûteux. Est-ce que pour être remis en « bon état » à la fin de la concession ces ouvrages doivent faire l'objet de travaux aux frais des sociétés d'autoroutes d'ici à l'échéance des contrats ? L'autorité de régulation répond oui. Les stipulations des contrats permettent à l'État d'avoir cette exigence. Sans surprise, les sociétés d'autoroutes y sont très hostiles. Or, malheureusement, le rapporteur a eu la mauvaise surprise de constater que l'État serait sur le point de leur donner raison en retenant une doctrine de traitement de ces ouvrages très en-deçà des recommandations de l'ART et de ce que pourrait lui permettre les clauses contractuelles.
Pourquoi l'État retiendrait-il une approche si conciliante vis-à-vis des sociétés d'autoroutes ? La principale raison semble être que l'État n'ose pas s'opposer frontalement aux sociétés d'autoroutes par peur de leur pouvoir de nuisance contentieux. En effet, le rapporteur a pu constater à quel point l'État craint que, s'il se montrait trop exigeant à leur égard, les sociétés d'autoroutes ne s'engagent dans un énième contentieux au long cours comme, il est vrai, elles en ont l'habitude. Le rapporteur concède que, si l'État exerce pleinement ses droits et les prérogatives de puissance publique exceptionnelles qu'il détient dans le cadre du modèle concessif, cette hypothèse est plus que probable. Cependant, il estime qu'il n'est pas acceptable que l'État cède ainsi par anticipation, sacrifiant ses intérêts patrimoniaux et ceux des usagers, tout cela pour trouver un « compromis » avec les sociétés d'autoroutes et éviter un conflit. Cette position conduirait à donner une prime à une forme de « chantage au contentieux » agité par les sociétés d'autoroutes. Selon le rapporteur, l'État concédant doit considérer et mieux prendre en compte les avertissements et recommandations de l'ART sur ce sujet et revoir sa copie sans craindre d'avoir à défendre devant le juge ses droits légitimes.
L'État devra se montrer tout aussi intraitable s'agissant des investissements prévus dans les contrats, financés par les péages des usagers mais non encore réalisés aujourd'hui, souvent car leur construction n'est plus pertinente. Leur recensement est en cours. Les enjeux financiers liés à ces investissements dits de « seconde génération », dont l'estimation doit encore être affinée, pourraient s'établir entre un et plusieurs milliards d'euros. Le rapporteur recommande qu'à hauteur des montants considérés, des investissements alternatifs utiles, notamment liés aux enjeux de décarbonation du secteur autoroutier, soient notifiés par l'État aux sociétés d'autoroutes pour qu'elles les réalisent à leurs frais d'ici à la fin des concessions. Autant dire que le temps presse. Il est ainsi urgent de réaliser le recensement complet des investissements de « seconde génération » et d'identifier les opérations alternatives qui pourraient être réalisées à leur place.
Au-delà des enjeux relatifs aux opérations d'expiration des concessions actuelles, une réflexion sérieuse doit être conduite sur « l'après ». À ce titre, le rapporteur note que la reprise du réseau concédé en régie par l'État ferait courir un risque majeur quant à l'état d'entretien des infrastructures. Il en veut pour preuve l'état de dégradation avancé et en aggravation du réseau routier national non concédé. Cet exemple, tant il est symptomatique de ce modèle, agit comme un véritable repoussoir de l'option d'une gestion en régie par l'État des autoroutes.
À l'issue de ses travaux, le rapporteur a par ailleurs acquis la conviction que les défauts du système actuel tenaient aux imperfections des contrats historiques mais pas au modèle concessif en lui-même. En effet, ce dernier, à condition d'être bien configuré, présente des avantages indéniables. Aussi, le rapporteur recommande-t-il qu'à l'issue des contrats historiques, un nouveau modèle de concessions autoroutières très profondément réformé soit mis en place. Rééquilibré au bénéfice des usagers et des intérêts patrimoniaux de l'État, ce modèle serait fondé sur des concessions courtes recouvrant des périmètres géographiques optimisés et dont les paramètres économiques et financiers, précisément définis, feraient l'objet d'un encadrement, d'un suivi approfondi ainsi que d'une révision quinquennale de façon à prévenir le phénomène de surrentabilité.
Enfin, le rapporteur considère également que les enjeux relatifs à la définition d'un nouveau modèle de gestion des autoroutes s'étendent bien au-delà de ce seul secteur. Aussi, si au terme de la concertation qui sera menée il s'avère certains que les investissements dans les infrastructures autoroutières seront inférieurs, peut-être même sensiblement, à ceux qu'il a fallu financer dans le cadre des contrats de concessions historiques qui arrivent à échéance, une part significative des recettes tirées du secteur autoroutier, qu'il serait pertinent de maintenir à leur niveau actuel, pourrait être mobilisée pour contribuer au financement de l'entretien des infrastructures routières non concédées ainsi que de la transition écologique du secteur des transports dans son ensemble. Cette perspective apparaît d'autant plus cruciale à un moment où les responsables politiques cherchent toujours désespérément les moyens de financer la transition écologique dans un contexte de forte dégradation des finances publiques.