B. L'ÉTAT DOIT DÉFENDRE SES INTÉRÊTS PATRIMONIAUX DE MANIÈRE INTRANSIGEANTE
1. Alors que les enjeux financiers pourraient dépasser 5 milliards d'euros, l'État doit faire valoir ses atouts
D'après l'ART, cumulés pour les sept concessions, le coût des programmes de travaux à exécuter d'ici à la fin des concessions pour remettre les biens de retour en « bon état » pourrait s'élever entre 5 milliards d'euros et 6 milliards d'euros. Sur cette somme, 4,4 milliards d'euros environ correspondent à la prolongation « en rythme de croisière » des opérations de gros entretien et de renouvellement actuellement réalisées par les concessionnaires. Ces efforts doivent se poursuivre. Par ailleurs, l'ART estime que « pour atteindre le niveau de bon état en fin de concession qu'exigera le concédant (...), un effort supplémentaire doit être demandé » aux sociétés d'autoroutes. L'autorité de régulation considère à ce stade que « cet effort supplémentaire devrait représenter des dépenses de plus d'1 milliard d'euros, correspondant principalement à des travaux de régénération d'ouvrages d'art ».
Ces enjeux financiers considérables, dans la mesure où ces programmes de travaux seront exécutés aux frais des sociétés d'autoroutes, rendent les procédures d'expiration des concessions historiques extrêmement sensibles. Dans ce contexte, s'il souffre de certains handicaps, l'État concessionnaire dispose également d'importants atouts qu'il doit faire prévaloir dans les discussions avec les concessionnaires.
Il s'agit notamment des analyses financières les plus actualisées de l'économie des concessions autoroutières qui démontrent la rentabilité prévisionnelle élevée, voire très élevée de certains concessionnaires. Ce contexte doit inciter l'État concédant à ne rien céder de ses prérogatives contractuelles lorsqu'il notifiera aux différents concessionnaires les programmes d'entretien et de rénovation qu'ils devront réaliser à leur charge au cours des cinq dernières années de leur contrat.
Dans leur rapport précité de 2021, l'IGF et le CGEDD incitaient ainsi l'État concédant à se saisir pleinement des prévisions financières relatives aux concessions : « la forte rentabilité des concessions doit être utilisée comme argument pour obtenir une pleine coopération des sociétés concessionnaires d'autoroutes dans la remise en bon état des biens de retour ». La proposition n° 10 de ce rapport recommandait à ce titre « d'utiliser les résultats des analyses de rentabilité (...) pour appuyer les futures négociations de l'État avec les sociétés concessionnaires d'autoroutes, en particulier celles qui porteront sur le programme d'investissements de remise en bon état des biens de retour ».
Quand bien même aucune décision n'a été prise à ce stade sur le futur modèle de gestion du patrimoine autoroutier qui prévaudra après l'expiration des concessions historiques, cette perspective constitue aussi un sérieux atout pour l'État. En effet, les sociétés d'autoroutes actuelles, si elles ambitionnent de participer à ce modèle futur, notamment si le système concessif devait être reconduit dans une version réformée, ont tout intérêt à se montrer coopératives dans le cadre de la phase d'expiration de leurs contrats.
L'ART souligne ainsi la position de force « historique » dont peut se prévaloir l'État dans le cadre des procédures de fin des concessions historiques : « la sous-direction FCA bénéficie probablement d'un avantage historique dans le cadre des négociations liées à la fin des contrats : les acteurs sortants ont intérêt à se montrer constructifs aujourd'hui s'ils souhaitent que leurs candidatures lors des futurs appels d'offres soient valorisées ».
2. Un besoin de renforcement temporaire des capacités et compétences de l'État concédant
La défense stricte des intérêts patrimoniaux de l'État passe notamment par un renforcement temporaire de ses compétences afin de rééquilibrer le rapport de force avec les sociétés d'autoroutes. Ce constat résulte de la conjugaison du surcroit exceptionnel d'activité lié à la procédure de fin des concessions et des enjeux financiers considérables attachés à celle-ci. Il est notamment dressé par l'ART : « pour préparer efficacement l'avenir du réseau autoroutier, il paraît pertinent de renforcer, au moins temporairement, les moyens du concédant ». Pour l'autorité, « au regard des enjeux associés à la fin des concessions, qu'il est pertinent que les services de la DGITM fassent appel à des renforts pour mener à bien les différents chantiers, qui s'ajoutent à la gestion courante des contrats ».
Ce renforcement est nécessaire dans le domaine technique, pour lequel, comme indiqué supra, la DGITM fait notamment appel à l'expertise du Cerema et de bureaux d'études privés. Mais il est aussi impératif en matière juridique et financière, domaines dans lesquels les sociétés d'autoroutes sont extrêmement bien pourvues et accompagnées.
S'il ne doit pas être négligé, le coût budgétaire de ce renforcement des capacités de l'État concédant présente pour l'ART un intérêt « évident au regard des enjeux financiers qui s'attachent à la préparation de la fin des contrats de concession historiques ». Le rapporteur partage cette analyse et souligne qu'il convient de mettre en perspective les quelques millions d'euros que pourraient représenter cet appui temporaire avec les milliards d'euros qui sont en jeu.
3. L'État ne doit pas perdre de vue que c'est lui seul qui dispose du pouvoir de notifier le programme de travaux aux sociétés d'autoroutes
a) L'État ne doit pas chercher à tout prix l'accord des concessionnaires au détriment de ses propres intérêts patrimoniaux
S'il est légitime que le concédant échange avec les sociétés d'autoroutes dans le cadre de la procédure de fin des concessions historiques, la recherche d'un accord avec celles-ci ne doit en aucun cas conduire l'État à ne pas exercer toute la plénitude des prérogatives de puissance publique que lui confèrent les contrats. Une telle issue, qui constitue un risque réel au sujet duquel l'ART a entendu tout particulièrement alerter le rapporteur, reviendrait à « brader » les intérêts patrimoniaux de l'État. Elle n'est pas envisageable. Cela implique que l'État concédant s'en tienne à une lecture très stricte et intransigeante des stipulations des contrats. Cette lecture sera nécessairement contestée par les sociétés d'autoroutes dont l'intérêt est de limiter l'ampleur et le coût des travaux qui seront mis à leur charge pour remettre en état les biens de retour de leurs concessions. Dans cette hypothèse, le rapporteur considère que l'État ne doit pas se laisser intimider et ne pas craindre de défendre ses droits légitimes devant le juge si cela s'avérait nécessaire.
L'ART a ainsi mis en garde la DGITM et alerté le rapporteur sur cet enjeu, considérant qu'il était impératif que l'État maintienne une position très exigeante, en particulier sur la notion de « bon état » des biens de retour et la définition des programmes de travaux. L'autorité de régulation craint notamment que certaines formulations malheureuses introduites dans l'annexe portant sur le bon état en fin de concession conduisent l'État à sacrifier une part de ses prérogatives afin de trouver une forme de « compromis » avec les sociétés d'autoroutes. Les contrats prévoient notamment que l'État dispose de la prérogative inconditionnelle de notifier les programmes de travaux de fin de concessions aux sociétés d'autoroutes. En aucune façon cette notification se trouve conditionnée à un consensus préalable avec les concessionnaires.
Ainsi, l'ART estime que si l'annexe a « utilement précisé les modalités de travail entre le concédant et le concessionnaire, cela ne doit pas conduire le concédant à renoncer à ses prérogatives de puissance publique. Elle prévoit en particulier que les concessionnaires participent activement à l'établissement du programme de travaux, ce que les contrats ne prévoyaient pas aussi explicitement. Cette clarification de la contribution attendue des concessionnaires est le signe d'une approche pragmatique, dans laquelle le concédant reconnaît que les concessionnaires sont ceux qui disposent de la meilleure connaissance du réseau qu'ils exploitent. Pour autant, le concédant devrait rester vigilant et veiller à conserver un regard critique sur les propositions des concessionnaires »105(*).
La formulation la plus problématique introduite dans l'annexe concerne la définition de la doctrine de « bon état » des biens de retour : « l'affichage dans l'annexe de la « volonté d'aboutir à une définition commune » des critères d'appréciation du bon état apparaît regrettable : il devrait être clair pour toutes les parties que les concessionnaires et le concédant ne sont pas, s'agissant de la fixation des exigences en matière de bon état, sur un pied d'égalité »106(*).
b) L'État ne devrait pas se précipiter pour finaliser les programmes de travaux qui seront notifiés aux premières concessions arrivant à échéance
Les échéances de la procédure de fin des concessions sont très contraignantes pour les services de l'État. Concernant la première concession arrivant à expiration, opérée par la société SANEF, après une remise de l'état des lieux en juin dernier, l'État ne dispose que de six mois pour notifier, avant le 31 décembre 2024, le programme de travaux qui devra être exécuté par le concessionnaire. Au cours de ces six mois, les services de l'État auront dû préalablement d'une part arrêter la doctrine de bon état de biens de retour, principalement s'agissant des ouvrages d'art « évolutifs », et d'autre part auditer l'état des lieux et instruire la proposition de programme d'entretien et de rénovation remis par la société d'autoroutes.
Alors que les services de l'État se lancent à peine dans les méandres de ces procédures extrêmement complexes et qu'ils ne disposent pour cela d'aucun retour sur expérience, ces objectifs apparaissaient d'emblée comme extrêmement ambitieux. Ils le sont d'autant plus que des divergences importantes demeurent entre l'État concédant et la société SANEF au sujet de la définition de la doctrine de « bon état » en fin de concession des biens de retour, tout particulièrement s'agissant des ouvrages d'art « évolutifs », une problématique qui se présentera avec encore davantage d'acuité sur d'autres concessions historiques.
Le risque apparaît désormais élevé que l'État ne soit pas en mesure de finaliser le programme de travaux exhaustif dans les temps et dans des conditions permettant de garantir pleinement ses intérêts patrimoniaux.
Cette crainte est notamment exprimée par l'ART : « il est possible que le concédant ne parvienne pas à finaliser un programme de travaux complet pour le groupe SANEF avant la fin de l'année. Cela peut s'expliquer non seulement par la complexité de l'exercice, qui constitue une première de l'histoire des concessions autoroutières françaises, mais aussi par les fortes réticences de certains concessionnaires à reconnaître la nécessité de réaliser un effort supplémentaire en matière d'entretien, de maintenance et de renouvellement de l'infrastructure en fin de contrat. En effet, des objectifs ambitieux ne pourront être défendus que s'ils sont appliqués uniformément à toutes les concessions »107(*).
Dans ces conditions, vouloir précipiter les opérations pour respecter l'échéance du 31 décembre 2024 pourrait aboutir à la définition d'un programme insuffisamment ambitieux non seulement pour les premières concessions arrivant à échéance mais également, « par ricochet » pour l'ensemble des autres concessions dans la mesure où il serait juridiquement très périlleux de revenir en arrière sur des points de doctrine qui auront été défini dans le cadre de l'expiration des premiers contrats.
C'est l'enjeu que l'ART a signalé au rapporteur : « il paraît préférable, compte tenu des répercussions qu'ils auront sur le bon déroulement de la fin de l'ensemble de contrats historiques, de mener convenablement les travaux concernant SANEF plutôt que de les précipiter pour respecter le calendrier prévu »108(*). L'autorité considère ainsi qu'un retard, aussi regrettable soit-il, resterait « moins préjudiciable que la fixation d'un programme de travaux reflétant des exigences limitées concernant l'appréciation du bon état, une faible ambition à l'échelle de la concession SANEF aurait en outre nécessairement des répercussions sur le niveau réaliste des ambitions à l'échelle de l'ensemble des concessions historiques »109(*).
Au regard des risques qui pourraient affecter l'ensemble de la procédure au détriment de la préservation des intérêts patrimoniaux de l'État, si la DGITM n'était pas en mesure de le finaliser de façon optimale dans le calendrier prévu, il apparaît raisonnable qu'elle n'exclue pas d'emblée l'hypothèse de ne notifier au 31 décembre 2024 qu'un programme de travaux partiel à la société SANEF. Une notification d'un programme, même partiel, apparaît en effet nécessaire pour garantir la sécurité juridique de la procédure.
Par ailleurs, le rapporteur souligne que la notification du programme de travaux devra prendre la forme d'un avenant au cahier des charges soumis aux avis de l'ART et du Conseil d'État. L'une comme l'autre pourra en effet s'assurer que les programmes de travaux notifiés par l'État respectent les stipulations des contrats, notamment s'agissant de la définition de la doctrine du « bon état » des biens de retours, et qu'ils sont suffisamment protecteurs des intérêts publics. Ce « filet de sécurité » juridique apparaît en effet tout à fait indispensable compte-tenu des intérêts et des sommes qui sont en jeu.
Recommandation n° 5 : la notification aux sociétés d'autoroutes des programmes d'entretien et de rénovation devra prendre la forme d'un avenant à leurs contrats soumis aux avis de l'ART et du Conseil d'État qui veilleront à ce que les intérêts de l'État aient été pleinement défendus dans le cadre de cette procédure.
c) L'État doit veiller à bien dimensionner les garanties financières que devront constituer les sociétés d'autoroutes
La réalisation effective des travaux qui auront été prescrits par l'État dans le cadre des programmes d'entretien et de rénovation doit être assurée par la constitution d'une garantie financière par les concessionnaires. Pour être efficace, cette garantie devra être calibrée de la façon la plus précise possible en prenant en compte de façon exhaustive les travaux prescrits dans les programmes.
Si besoin, comme le suggère l'ART, le concédant pourrait pour cela avoir recours à une méthode statistique intégrant notamment « des travaux génériques d'entretien et de maintenance des équipements » ou encore « le rythme usuel de dégradation des actifs » de façon à « éviter le risque d'une sous-estimation des travaux nécessaires à la restitution des infrastructures en bon état ». Pour que la garantie puisse réellement jouer son rôle, son calibrage devrait aussi intégrer les risques et aléas inhérents à tout chantier, « qu'il s'agisse d'incertitudes sur des facteurs génériques, comme l'évolution générale des prix, ou d'incertitudes sur des facteurs spécifiques, comme la complexité des travaux à réaliser ou la disponibilité des entreprises spécialisées et de leur matériel spécialisé »110(*).
Faute d'une garantie dimensionnée de façon suffisante, dans l'hypothèse d'un concessionnaire défaillant, le risque que l'État se voit restituer des infrastructures en mauvais état est réel.
4. L'état des lieux à l'échéance des concessions devra être réalisé de façon très rigoureuse
L'état des lieux à l'échéance de la concession, « le moment de vérité » du processus de fin des concessions en sera l'une des phases les plus délicates. En pratique, compte-tenu de l'ampleur de la tâche, cette opération s'étendra sur une longue période précédant l'expiration effective du contrat.
Un contrôle exhaustif des travaux réalisés dans le cadre du programme d'investissement devra être réalisé au cours de cette phase. Une circulaire de juillet 2023111(*) prévoit bien dorénavant ces vérifications exhaustives réalisées au moyen de contrôles effectués sur place. « Les inspections réalisées dans ce cadre seront organisées comme des inspections de travaux, avec l'établissement de procès-verbaux listant les observations du concédant et les travaux restant à réaliser par la société concessionnaire, et avec la mention des délais de traitement des observations et de réalisation des travaux restants »112(*).
Cependant, au-delà de ce contrôle exhaustif des gros chantiers, la vérification du bon état des biens en fin de concession suppose également un contrôle par sondage des opérations d'entretien et de maintenance plus modestes. Or, l'ART a signalé au rapporteur que ce contrôle n'a toujours pas été formalisé. Pour s'assurer de la remise en bon état des biens de retour, il est nécessaire que les modalités de ce contrôle soient définies.
Recommandation n° 6 : en amont de l'échéance des contrats, l'État devra réaliser une vérification exhaustive et rigoureuse de la réalisation effective de l'ensemble des travaux prévus dans le cadre des programmes de travaux mais aussi un contrôle par sondage des opérations d'entretien et de maintenance courantes effectuées au cours des dernières années de chaque concession.
* 105 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.
* 106 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.
* 107 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.
* 108 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.
* 109 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.
* 110 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.
* 111 Circulaire du 19 juillet 2023 relative aux modalités d'établissement et d'instruction des dossiers techniques concernant la construction et l'aménagement des autoroutes concédées modifiant la circulaire n° 87-88 modifiée du 27 octobre 1987.
* 112 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.