II. DU FAIT D'UNE MISE EN ROUTE TARDIVE ET DE CAPACITÉS LIMITÉES, L'ÉTAT SE TROUVE DANS UNE SITUATION INCONFORTABLE

A. L'ÉTAT EST « DOS AU MUR » À L'APPROCHE DES ÉCHÉANCES LES PLUS DÉTERMINANTES DE LA PROCÉDURE D'EXPIRATION DES CONCESSIONS

La définition de la doctrine relative au « bon état » des biens de retour ne constitue que le premier jalon d'une procédure d'expiration des concessions qui, en théorie, après cette première étape, et selon les recommandations de l'ART, aurait dû s'étaler sur une période de dix ans. Toutefois, comme précisé supra, compte-tenu du démarrage tardif des opérations et des désaccords avec les sociétés d'autoroutes, la définition de la doctrine du bon état des biens de retour n'avait toujours pas abouti au début de l'année 2024. Du fait de ce retard, les dix années recommandées par l'ART ne seront pas respectées pour les premières concessions arrivant à échéance.

Cependant, le plus inquiétant est la menace que fait peser ce retard sur l'ensemble du processus puisque cette doctrine détermine toutes les autres étapes à venir de la procédure et tout particulièrement la plus critique d'entre elles à savoir la notification par l'État du programme d'investissement que devront réaliser à leurs frais les sociétés au cours des cinq dernières années de leurs concessions pour garantir la remise en bon état d'entretien des biens de retour.

Compte-tenu des échéances, l'État concédant se retrouve ainsi dans une situation très inconfortable, « dos au mur » puisque le programme d'investissements de la première concession arrivant à terme (en 2031) doit être notifié à la société SANEF d'ici au 31 décembre prochain. Or, comme souligné supra, la doctrine du bon état des biens de retour que doit finaliser l'État concédant sous la pression de ces délais très contraints sera largement irréversible et déterminera la teneur des procédures d'expiration des six autres concessions historiques.

Alors que plusieurs milliards d'euros sont en jeu et que la valeur du patrimoine autoroutier concédé est estimée à 194 milliards d'euros, le rapporteur considère qu'il est anormal que l'État se soit mis dans une posture si délicate.

Après une mise en route trop tardive au regard des enjeux et de la complexité de la fin des concessions, le rapporteur a néanmoins pu observer que désormais les services de l'État ont concentré leur activité dans cette perspective. La DGITM déploie ainsi à cette fin un plan d'action, une « feuille de route pour la fin des concessions », pour « structurer et renforcer l'efficacité de son intervention dans le domaine »83(*).

Cette mobilisation est absolument essentielle au regard de l'ampleur exceptionnelle de la tâche à accomplir par les services de l'État. En effet, compte-tenu de la concentration des échéances de fin de concessions historiques sur une période de cinq ans et de la complexité des multiples étapes qui jalonnent les procédures d'expiration de ces concessions, l'autorité concédante va connaître un pic d'activité absolument inédit pendant plus de dix ans, jusqu'à l'échéance du contrat d'AREA en 2036.

Échéances à venir des procédures d'expiration des concessions historiques

Concessionnaire

Remise EDL

Notification PER

Début PER

Fin de concession

SANEF

30/06/2024

31/12/2024

01/01/2027

31/12/2031

ESCOTA

31/08/2024

28/02/2025

01/03/2027

29/02/2032

SAPN

28/02/2026

31/08/2026

01/09/2028

31/08/2033

COFIROUTE

31/12/2026

30/06/2027

10/07/2029

30/06/2034

APRR

31/05/2028

30/11/2028

01/12/2030

30/11/2035

ASF

31/10/2028

30/04/2029

01/05/2034

30/04/2036

AREA

31/03/2029

30/09/2029

01/10/2031

30/09/2036

EDL : état des lieux du patrimoine de la concession.

PER : programme d'entretien et de rénovation à réaliser à ces frais par le concessionnaire au cours des cinq dernières années du contrat.

Source : réponses de la DGITM au questionnaire du rapporteur

Les étapes84(*) qui jalonnent les procédures qui nous séparent de la date d'expiration des contrats historiques ont été synthétisées par l'ART dans le graphique ci-après. La procédure se décompose en plusieurs opérations clés :

l'inventaire des biens de la concession selon une nomenclature harmonisée ;

l'état des lieux du patrimoine de la concession établi à partir des indicateurs spécifiques retenus pour mesurer l'état d'entretien des biens de retour en fin de concession ;

la notification par l'autorité concédante d'un programme d'investissements, baptisé « programme d'entretien et de rénovation », que le concessionnaire devra réaliser à ses frais durant les cinq dernières années du contrat pour que les biens de retours soient restitués à l'État en « bon état » ;

- la réalisation de contrôles par les services de l'État sur les documents transmis par les concessionnaires, au cours de la réalisation du programme de travaux puis à l'expiration de la concession ;

- la transition entre le concessionnaire actuel et le futur gestionnaire de l'infrastructure.

Les étapes contractuelles de la remise de l'infrastructure en « bon état »

Source : réponses de l'ART au questionnaire du rapporteur

1. Contrairement à ce que prévoyaient les contrats, les inventaires n'ont jamais été réalisés

La première étape de la procédure de fin des concessions autoroutières, indispensable pour permettre à l'État concédant d'avoir une vision suffisamment claire du patrimoine autoroutier concerné, consiste à réaliser un inventaire des biens des concessions à partir d'une nomenclature harmonisée permettant notamment de distinguer les biens de retour, les biens de reprise et les biens propres.

Cependant, si les contrats stipulaient que cet inventaire devait être réalisé dans la deuxième moitié de la décennie 2010, aucune des concessions historiques n'en disposait jusqu'en 2023. En 2020, dans son premier rapport sur l'économie des concessions autoroutières, l'ART déplorait cette situation. Elle soulignait ainsi le caractère fondamental, pour assurer à l'État une connaissance suffisante du patrimoine autoroutier concédé de « l'inventaire et de la nomenclature à jour des biens de la concession, dont les contrats prévoient l'établissement contradictoire aux frais du concessionnaire. Il ressort néanmoins des différents échanges de l'Autorité avec le concédant avec les sociétés concessionnaires que l'établissement de ces documents n'a, à ce jour, abouti pour aucune concession, alors même qu'ils devraient être établis depuis plus de dix ans pour presque toutes les concessions actuellement en service ».

Dans ce même rapport, l'ART soulignait que pour les premières concessions arrivant à échéance, la procrastination n'était plus de mise et que l'inventaire devait impérativement être réalisé avant 2024 : « les premières concessions arrivant à échéance à partir de 2031, il importe que les sociétés concessionnaires et le concédant réalisent l'inventaire et la nomenclature au plus tard d'ici 2024, pour que ces documents puissent contribuer à l'établissement du programme d'entretien et de renouvellement et du programme des opérations préalables à la remise des ouvrages, sept ans avant le terme de la concession ». Pour la concession de la société SANEF, la première arrivant à échéance85(*), l'inventaire a pu être réalisé en 2023, pour la concession de la société ESCOTA86(*), ce document a été transmis en février 2024.

2. Un état des lieux réalisé par le concessionnaire doit mesurer l'état d'entretien des biens de retours dans la perspective de leur remise au concédant à l'issue du contrat

Une fois la composition du patrimoine de la concession clarifiée à travers son inventaire décliné en différents types d'objets, la deuxième étape de la procédure est de mesurer leur état au moyen d'indicateurs. Comme précisé supra, des indicateurs spécifiques ont été retenus pour apprécier le « bon état d'entretien » en fin de concession des biens de retour. L'état des lieux du patrimoine de la concession consiste ainsi à évaluer l'état actuel de chaque bien au regard de ces indicateurs. Le programme de travaux qui sera ensuite notifié au concessionnaire par le concédant aura vocation à amener chacun de ces biens aux cibles de « bon état d'entretien » en fin de concession qui auront été déterminées dans le cadre de la doctrine adoptée en la matière par l'État.

Cet état des lieux, comme d'ailleurs le programme d'investissement nécessaire à la remise en état des biens de retours, n'était pas explicitement prévu dans les contrats d'origine. Ils ont été formellement ajoutés à travers les annexes dédiées à la définition du bon état en fin de concession intégrées par avenants aux cahiers des charges. Pourtant, ces deux éléments sont décisifs et au coeur même de la procédure d'expiration des contrats.

Cet aspect a été souligné par l'ART auprès du rapporteur : « il convient tout d'abord de rappeler l'intérêt de cette étape, que ne prévoyait pas explicitement le contrat avant l'ajout, à l'occasion des avenants conclus en janvier 2023, de cette annexe. Il s'agit d'un préalable indispensable à l'établissement, par le concessionnaire, d'une proposition de programmes de travaux prévu par l'annexe et que le contrat de concession ne prévoyait pas non plus à l'origine »87(*).

L'annexe intégrée aux cahiers des charges prévoit qu'il revient au concessionnaire de réaliser cet état des lieux et non à l'autorité concédante. En amont, l'État concédant a normé ce document qui doit notamment être construit sur la base des indicateurs retenus dans le cadre des procédures de définition du « bon état » des biens de retour. En juin 2024, SANEF a été la première société d'autoroutes à remettre à l'État un état des lieux des biens de sa concession.

Néanmoins, le rapporteur estime que l'on est en droit de s'interroger sur le fait que la réalisation de ce document décisif soit confiée aux sociétés concessionnaires. À première vue, le conflit d'intérêt semble en effet flagrant. Si l'on dresse un parallèle avec les locations immobilières, ce n'est pas le locataire qui se charge de réaliser son état des lieux de sortie. A minima, il est impératif que l'État exerce des contrôles approfondis sur l'exactitude et la sincérité de ce document fondamental puisqu'il déterminera le calibrage du programme de travaux qui sera réalisé aux frais du concédant au cours des dernières années de son contrat.

3. Notifié par l'État mais exécuté aux frais du concessionnaire, le programme d'entretien et de renouvellement doit garantir la remise en bon état des biens de retour à l'expiration de la concession

Le coeur de toute la procédure, consiste en la définition du programme de travaux, dit « programme d'entretien et de renouvellement » nécessaire à la restitution des biens de retour en bon état à l'issue de la concession. Ce programme, à la charge du concessionnaire doit être exécuté au cours des cinq dernières années du contrat.

Au moment de la transmission de l'état des lieux du patrimoine de leur concession, les sociétés d'autoroutes doivent également remettre à l'État une proposition de programme d'entretien et de renouvellement. En juin 2024, la société SANEF a ainsi été la première à soumettre à l'État sa proposition de programme d'investissement qui aura vocation à être exécuté entre 2027 et 2031.

Après la remise de l'état des lieux et de la proposition de programme d'investissements du concessionnaire, les services de l'État ne disposent ensuite que de six mois pour instruire et expertiser ces deux documents essentiels. En dehors de la définition de la doctrine du « bon état » en fin de concession de laquelle découle l'ensemble des procédures pour toutes les concessions, cette phase apparaît sans conteste comme la plus critique pour l'État concédant. Les enjeux sont considérables. Sur l'ensemble des sept concessions, ils se chiffrent à plusieurs milliards d'euros.

Après six mois d'instruction de la proposition de programme d'investissements du concédant et des contrôles par sondages de l'état des lieux, l'État notifie à la société d'autoroutes le programme d'entretien et de renouvellement qu'elle devra exécuter à ses frais au cours des cinq dernières années de son contrat. Au terme de la réalisation de ce programme de travaux, l'ensemble des biens de retour de la concession devront ainsi être remis à l'État dans un état correspondant aux cibles fixées par la doctrine de « bon état d'entretien » en fin de concession.

C'est avant le 31 décembre 2024 que l'État devra notifier à la société SANEF le programme d'investissements qu'elle aura à mener à bien au cours de la période 2027-203188(*).

4. Une garantie financière doit assurer l'exécution effective du programme de travaux notifié par l'État au concessionnaire

Les contrats historiques prévoient que le concessionnaire constitue une garantie financière à la hauteur du coût prévisionnel des travaux prévus dans le programme d'entretien et de renouvellement. Ainsi, le concédant s'assure que la société concessionnaire gardera les moyens financiers lui permettant d'exécuter l'intégralité des investissements arrêtés dans ce programme. Cette garantie doit être constituée par le concessionnaire dans les deux mois qui suivent la notification du programme de travaux.

À condition que les travaux prescrits soient effectivement réalisés, la garantie fera progressivement l'objet de mainlevées jusqu'à la fin du programme et l'expiration du contrat. En revanche, si le concessionnaire ne met pas en oeuvre l'intégralité du programme de travaux, tout ou partie de la garantie pourra être appelée par l'État concédant afin de lui permettre de faire réaliser par un tiers, mais aux frais du concessionnaire, les opérations concernées.

L'efficacité de cette mesure suppose cependant de chiffrer avec la plus grande précision possible le coût des travaux compris dans le programme d'entretien et de renouvellement.

5. Aux différents stades de la procédure, l'État devra effectuer des contrôles approfondis pour que les biens de retour des concessions lui soient restitués en « bon état »

À différents stades de la procédure, l'État concédant devra réaliser des audits et des contrôles approfondis dans le but de s'assurer que les biens de retour lui soient effectivement remis en « bon état d'entretien » à l'expiration des concessions.

Les services de l'État disposent ainsi de six mois pour effectuer un contrôle par sondages de l'état des lieux communiqué par les concessionnaires.

Ensuite, tout au long de la mise en oeuvre du programme d'entretien et de renouvellement, l'autorité concédante devra réaliser des contrôles portant sur la bonne exécution des travaux prescrits, notamment pour décider de procéder ou non aux mainlevées partielles de la garantie financière.

Enfin, à l'expiration des concessions, l'État devra procéder à un contrôle exhaustif de l'état des biens de retour pour s'assurer qu'il corresponde bien aux cibles de « bon état d'entretien » en fin de concession qui avaient été déterminées.

Pour réaliser l'ensemble de ces contrôles, qui représentent un pic de charge tout à fait inédit pour les services de la DGITM, l'État concédant a prévu de renforcer ses capacités propres en s'appuyant sur les équipes du Cerema et du centre d'études des tunnels (CETU) ainsi qu'en faisant appel à des experts techniques extérieurs.

6. La continuité de gestion, une dimension cruciale pour l'avenir du réseau autoroutier concédé qui ne doit pas être négligée

Il est prévu qu'à l'issue de son contrat, le concessionnaire remette à l'État un « dossier de fin de concession » contenant les informations et données nécessaires à la poursuite de l'exploitation du réseau considéré. Cette étape ne doit pas être négligée car elle s'inscrit plus largement dans les enjeux relatifs à la continuité de la gestion du réseau autoroutier concédé après l'expiration des contrats, et ce, quel que soit le modèle qui sera retenu.

En effet, dans ce dossier devront figurer des informations et données extrêmement précieuses pour assurer la phase de transition. Il importe que ce dossier soit le plus exhaustif possible et comporte un historique extrêmement détaillé de l'ensemble des données relatives à la gestion courante et à l'entretien de la concession considérée. Ces données seront extrêmement importantes pour, le cas échéant, si ce modèle devait être retenu, permettre à l'État de bâtir les cahiers des charges relatifs à la mise en concurrence du réseau des concessions historiques. Elles seront également décisives pour éviter que le concédant en place bénéficie d'une asymétrie d'information en sa faveur dans le cadre d'une procédure de mise en concurrence. Quand bien même la concession ne serait pas le modèle retenu à l'issu des contrats historiques, ces informations seraient essentielles pour permettre à l'État de reprendre en main la gestion de son patrimoine autoroutier.

Actuellement, le contenu du dossier de fin de concession fait toujours l'objet de discussions entre les sociétés d'autoroutes et l'État. En toute hypothèse, il revient à l'État concédant de définir la composition de ce dossier et de fixer les exigences relatives aux informations qu'il devra contenir.

Compte-tenu des enjeux et parce que cette phase de transition conditionnera pour partie l'avenir du réseau autoroutier national, le rapporteur appelle l'État à imposer le niveau d'informations le plus exhaustif et le plus précis possible, quand bien même les sociétés concessionnaires seraient opposées à un tel niveau d'exigence.

En outre, les informations et données qui permettent d'assurer la gestion du patrimoine autoroutier au quotidien sont utilisées sur des systèmes d'information propres à chaque société d'autoroutes. Pour assurer la continuité de service à l'issue d'une concession, il semble ainsi indispensable qu'au moins pendant une période de transition, le nouveau gestionnaire du réseau considéré puisse avoir accès à ces systèmes d'information. La DGITM est consciente de cet enjeu et envisage de recourir à un système de contrat de prestations de service qui serait conclu à cet effet entre le concessionnaire actuel et le gestionnaire qui sera amené à lui succéder.


* 83 Rapport d'activité 2022 sur l'exécution et le contrôle des contrats de concessions d'autoroutes et d'ouvrages d'art, DGITM, 2023.

* 84 Les principales sont décrites dans les développements infra.

* 85 Le 31 décembre 2031.

* 86 Qui se terminera le 29 février 2032.

* 87 Réponses de l'ART au questionnaire du rapporteur.

* 88 Puis le 28 février 2025 le programme qui devra être exécuté par la société ESCOTA.

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