DEUXIÈME
PARTIE
L'ÉCHÉANCE DES CONCESSIONS HISTORIQUES :
L'ÉTAT DANS UNE POSITION DÉLICATE
Les sept concessions historiques, qui représentent plus de 90 % du réseau autoroutier concédé en France, vont expirer entre 2031 et 2036.
Durée et échéance des principales concessions autoroutières en France
Les sept concessions historiques qui représentent plus de 90 % du réseau autoroutier concédé et arrivent à échéance entre 2031 et 2036 sont représentées en bleu foncé.
Source : revue transports-infrastructures et mobilité (TI&M) n° 542, novembre-décembre 2023
Cette perspective représente des enjeux financiers considérables pour l'État concédant et plus largement pour le patrimoine public. En effet, alors que la valeur du patrimoine autoroutier concédé est estimée à 194 milliards d'euros, à l'expiration de leurs contrats, les concessionnaires doivent remettre gratuitement à l'État les infrastructures composant le réseau de leurs concessions respectives en « bon état d'entretien » et libres de dettes.
Dans une telle perspective, l'ensemble des procédures nécessaires à assurer la préservation des intérêts patrimoniaux de l'État concédant aurait exigé une anticipation d'au moins dix ans. De façon regrettable, parce que les contrats historiques étaient étonnamment muets sur ces procédures de fin de concession et parce que l'État a pris trop de retard sur le sujet, ce dernier se trouve aujourd'hui dans une situation délicate, sous la pression d'échéances très contraignantes. Cette situation tend à fragiliser l'État concédant dans sa relation avec les sociétés d'autoroutes au cours d'une phase de la vie des contrats qui s'avère pourtant cruciale.
En juin 202366(*), l'ART remarquait ainsi que « l'un des principaux enjeux de la fin des contrats de concession autoroutiers qui doit intervenir entre 2031 et 2036 est de s'assurer que le concédant récupère l'infrastructure en bon état. Tous les contrats de concession imposent au concessionnaire de remettre au concédant l'infrastructure en « bon état » à la fin de la concession. La période qui s'ouvre s'annonce comme une phase sensible, car les dépenses de remise en état pourraient représenter des montants importants et les SCA pourraient être peu enclines à les réaliser compte tenu du faible bénéfice qu'elles peuvent espérer tirer d'investissements effectués en fin de contrat ».
I. L'ENJEU CLÉ DE LA DÉFINITION DU « BON ÉTAT » DES BIENS DE RETOUR
A. LE « BON ÉTAT » DES BIENS DE RETOURS, UN ENJEU MAJEUR INSUFFISAMMENT ANTICIPÉ
1. Une notion non définie dans les contrats historiques susceptible de recouvrir des acceptions très différentes
À l'expiration d'une concession autoroutière, les « biens de retours » qui composent la quasi-intégralité du patrimoine de la concession reviennent à l'État à titre gratuit. Dans cette perspective, les contrats prévoient que le concessionnaire supporte à ses frais exclusifs tous les investissements nécessaires à la remise des biens de retour en « bon état d'entretien » à la fin de la concession. Les contrats historiques prévoient ainsi à leur article 37 que les concessionnaires doivent remettre à l'État concédant les biens de retour de la concession « en bon état d'entretien ». Les contrats des concessions historiques se limitaient à cette expression sibylline sans lui donner de définition. Dans la première édition de son rapport sur l'économie des concessions d'autoroutes67(*), l'ART indiquait ainsi que « si les cahiers des charges prévoient le retour des biens en « bon état d'entretien », ils n'apportent en revanche pas d'éléments permettant d'apprécier concrètement le « bon état » des biens de la concession ».
Or, l'autorité de régulation a aussi souligné dans ses rapports que le « bon état » des biens de retour à l'expiration de la concession pouvait revêtir plusieurs acceptions. L'autorité a ainsi mis en évidence qu'il existait potentiellement quatre définitions possibles de cette notion de « bon état » pouvant être classées dans l'ordre suivant allant de la moins exigeante à la plus exigeante :
- Premièrement, le « bon état courant » est celui que le concessionnaire doit garantir au quotidien afin que l'usage de la route soit sûr. Il s'appuie sur les indicateurs de qualité actuellement suivis au cours de l'exploitation de la concession. Comme précisé dans les développements infra, cette définition qui ne prend pas en compte certains défauts qui affectent la structure des biens de retours, ne permet pas d'évaluer la pérennité des infrastructures de la concession. Une telle définition, insuffisamment exigeante, nuirait aux intérêts patrimoniaux de l'État. L'ART considère ainsi qu'elle doit absolument être écartée : « il ne serait donc pas approprié de fonder la définition du « bon état » en fin de concession sur le niveau des indicateurs suivis contractuellement en phase d'exploitation »68(*).
- Deuxièmement, le « bon état optimisé » est celui qui permet de minimiser, sur longue période, les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs de qualité de service retenus. Il suppose la définition et la mise en oeuvre tout au long de la vie de la concession d'une stratégie de gestion du patrimoine optimale, prenant la forme de « trajectoires d'entretien préventif et de renouvellement indépendantes de la date de restitution des biens concédés »69(*). L'ART note que cette définition permettrait d'assurer le maintien en état des infrastructures tout au long de la concession et ne nécessiterait pas de procéder à des travaux complémentaires à l'approche de l'extinction du contrat : « une telle acception du bon état permettrait que les investissements soient maintenus à leur niveau optimal à chaque période, de sorte qu'il n'y ait pas d'effet de rattrapage à l'issue des contrats de concession »70(*). Toutefois, la définition et la mise en oeuvre d'une telle stratégie de gestion patrimoniale n'ayant pas été réalisée pour les contrats autoroutiers historiques, cette définition du « bon état » en fin de concession n'est plus envisageable pour ces concessions ;
- Troisièmement, le « bon état parfaitement objectivé » est celui qui est défini à partir de critères objectifs spécifiquement conçus pour caractériser l'état des infrastructures à l'expiration des contrats de concessions. Compte-tenu des dispositions lacunaires qui figurent dans les contrats historiques et pour assurer une protection suffisante des intérêts patrimoniaux de l'État concédant, l'ART estime que cette définition est la seule qui puisse désormais être appliquée dans le cadre de ces concessions. Elle suppose toutefois la définition précise d'indicateurs techniques spécifiques, d'une doctrine et la fixation de cibles attendues pour chaque type de biens.
- Quatrièmement, « l'état neuf » serait pour l'ART, « théoriquement concevable mais générerait des coûts disproportionnés et dégraderait excessivement la disponibilité des infrastructures en fin de contrat »71(*).
2. Un enjeu crucial de la fin des concessions insuffisamment anticipé
En 2020, dans la première édition de son rapport sur l'économie des concessions autoroutières, l'ART avait alerté les autorités sur l'aspect absolument crucial de l'enjeu de la définition de la doctrine de « bon état » des biens de retour. Elle insistait sur le fait que les sociétés concessionnaires ne seraient pas naturellement incitées à réaliser les investissements nécessaires et que seule une appréciation exigeante de la notion de « bon état » des biens de retours en fin de concession serait de nature à préserver les intérêts patrimoniaux de l'État : « cette période s'annonce donc comme une phase sensible, nécessitant une grande vigilance de la part du concédant : en effet, ces dépenses de remise en bon état des biens de retour pourraient représenter des montants importants, et les SCA pourraient être particulièrement peu enclines à les réaliser compte tenu du faible bénéfice qu'elles peuvent espérer tirer d'investissements effectués en fin de contrat. Par ailleurs, l'incertitude pour le concessionnaire en place de se voir réattribuer la concession après remise en concurrence (...) réduisent l'incitation pour le concessionnaire à réaliser des investissements tendant à améliorer l'état de l'infrastructure ».
Aussi, en 2020, l'ART appelait-elle l'État concédant à clarifier d'urgence l'acceptation qu'il entendait donner à la notion du « bon état » des biens de retours pour les concessions historiques : « afin de limiter à la fois la part de subjectivité inhérente à l'exercice et les risques de désaccords lors de l'établissement du programme d'entretien et de renouvellement lors des dernières années de la concession, il paraît important qu'une doctrine relative à l'appréciation du bon état des biens en fin de concession dans le secteur autoroutier puisse être établie très prochainement ».
Toujours en 2020, la commission d'enquête sénatoriale regrettait le retard pris par l'État concédant et, compte-tenu de l'approche de l'expiration des premières concessions historiques, insistait-elle aussi sur l'urgence à établir « une doctrine précisant les critères techniques du bon état dans lequel doivent être restitués les biens de retour ». À cette époque, la DGITM indiquait n'être qu'en phase d'élaboration d'une stratégie et d'un plan d'action en la matière.
Alors que l'ART estimait nécessaire que la doctrine de « bon état » des biens de retour soit fixée au plus tard dix ans avant l'expiration des contrats, ce délai n'a d'ores et déjà pas été tenu pour les concessions arrivant à échéances dans la première moitié de la décennie 2030. L'autorité avait notamment rappelé la nécessité de tenir ces délais dans son avis du 26 juillet 2022 sur le treizième avenant au contrat de la société SAPN72(*) : « l'autorité estime que la définition du bon état en fin de concession devrait être stabilisée au minimum 3 ans avant la fixation du programme d'entretien et de renouvellement des 5 dernières années de concession, qui intervient 7 ans avant l'expiration du contrat, soit au moins 10 ans avant l'échéance des contrats ; en effet, compte tenu de l'importance et de la complexité du patrimoine autoroutier concédé historique, des temps d'étude et de passation des marchés de travaux, mais également de la nécessité de lisser les travaux sur plusieurs années pour éviter des contraintes opérationnelles excessives sur le réseau, au détriment des usagers, il est impératif de disposer d'une période relativement longue pour planifier correctement les opérations de renouvellement ».
La restitution « en bon état » des biens de retours constitue ainsi l'enjeu principal des procédures relatives à la fin des concessions historiques. Sur ce sujet tellement crucial, faute de précision apportée dans les contrats et à en raison du retard accumulé, le rapporteur regrette que l'État se soit retrouvé de son fait presque dos au mur, pressé par les délais nécessaires aux procédures relative à la fin de concessions. La définition de la notion de « bon état » des biens de retours des concessions historiques aurait due être anticipée.
Aujourd'hui, dans ces conditions, comme le souligne aussi l'ART, il constate que la pression du calendrier fait peser le risque de la définition d'une doctrine insuffisamment protectrice des intérêts de l'État actionnaire et, par voie de conséquence, du patrimoine public que constitue les infrastructures autoroutières.
* 66 Rapport d'activité 2022 de l'ART, juin 2023.
* 67 Rapport sur l'économie des concessions autoroutières, 1ère édition, ART, novembre 2020.
* 68 Rapport sur l'économie des concessions autoroutières, 1ère édition.
* 69 Rapport sur l'économie des concessions autoroutières, 1ère édition.
* 70 Rapport sur l'économie des concessions autoroutières, 1ère édition.
* 71 Rapport d'activité 2022 de l'ART, juin 2023.
* 72 Avis n° 2022-055 du 26 juillet 2022 relatif au projet de treizième avenant à la convention passée entre l'État et la société SAPN pour la concession de la construction, de l'entretien et de l'exploitation d'autoroutes, approuvée par décret du 3 mai 1995, et au cahier des charges annexé à cette convention.