B. ABAISSER LES BARRIÈRES ENTRE LE MONDE MILITAIRE ET LA SOCIÉTÉ

1. Hybrider davantage le modèle d'armée
a) Un nouveau modèle d'engagement citoyen

Le code du service national dispose en ouverture que « Les citoyens concourent à la défense et à la cohésion de la Nation. Ce devoir s'exerce notamment par l'accomplissement du service national universel »97(*), lequel « comprend des obligations : le recensement, la journée défense et citoyenneté et l'appel sous les drapeaux »98(*).

L'article L. 114-3 du même code, modifié une dizaine de fois depuis 1997, liste les enseignements reçus à l'occasion de la journée défense et citoyenneté (JDC) : présentation des enjeux et des objectifs généraux de la défense nationale, des moyens civils et militaires de la défense et leur organisation, du service civique et des autres formes de volontariat ainsi que des périodes militaires d'initiation ou de perfectionnement à la défense nationale et des possibilités d'engagement dans les forces armées et les forces de réserve, sensibilisation aux droits et devoirs liés à la citoyenneté et aux enjeux du renforcement de la cohésion nationale et de la mixité sociale, sensibilisation à la sécurité routière, tests d'évaluation des apprentissages fondamentaux de la langue française, information générale sur le don de sang, de plaquettes, de moelle osseuse, de gamètes et sur le don d'organes à fins de greffe, information sur la prévention des conduites à risque pour la santé, sur l'égalité entre les femmes et les hommes ainsi que la lutte contre les préjugés sexistes.

Des doutes ont déjà été exprimés sur le « risque de délivrer des messages superficiels et peu audibles »99(*). Les auditions des rapporteures confirment que le sentiment est assez largement partagé d'une journée de défense et de citoyenneté dont les objectifs ne sont pas toujours compris des participants, en dépit du taux de satisfaction élevé, de l'ordre de 85 %, rapporté dans les documents budgétaires.

Aussi une refonte de la JDC semble-t-elle souhaitable, dans le sens d'un renforcement de sa contribution à l'esprit de défense, à l'attractivité des métiers militaires et au recrutement. Celle-ci pourrait fournir le prétexte à une expérience plus immersive et plus dynamique de la fonction militaire dans la société, par la visite de sites militaires, la participation à certaines activités pratiques ou l'utilisation de matériels donnant une première idée de ce en quoi consiste la défense nationale. Le ministère doit en outre se doter des moyens de réquisitionner et de mobiliser les talents et les compétences des utiles à la défense nationale, que la JDC peut servir à recenser. Le directeur du service national et de la jeunesse travaille à une telle refonte du dispositif.

Or le chantier d'une éventuelle modernisation de la JDC semble avoir été en partie retardé par la création de ce qui s'appelle aussi le « service national universel » (SNU) - dans une autre acception que celle du code du service national précitée.

D'abord conçu comme devant permettre aux jeunes de « faire l'expérience de la vie militaire et d'être des acteurs à part entière de l'esprit de défense », le SNU a finalement pris la forme d'un dispositif en trois phases : un « séjour de cohésion » en hébergement collectif d'une durée de deux semaines hors du département de résidence ; une mission d'intérêt général obligatoire pour tout participant au séjour de cohésion, et la phase dite d'« engagement », facultative, réalisée entre 16 et 25 ans, auprès d'une association ou d'une institution publique.

Dans son rapport de septembre 2024100(*), la Cour des comptes rappelle que le dispositif a été expérimenté puis étendu à tout le territoire essentiellement par voie réglementaire, alors que le groupe de travail de 2018 recommandait de lancer des consultations approfondies.

Les objectifs du SNU « sont nombreux et variés : renforcer la cohésion nationale, faire vivre les valeurs républicaines, participer à la mixité sociale et territoriale, développer une culture de l'engagement, accompagner l'orientation et l'insertion des jeunes, développer la résilience et l'esprit de défense, etc. ». Ils se sont multipliés au fil de sa mise en oeuvre [...] Certains objectifs restent d'ailleurs difficiles à saisir concrètement : ainsi en est-il de la « cohésion nationale ». Cette incertitude « pose aussi la question de l'articulation du dispositif avec l'enseignement moral et civique (EMC) et le parcours citoyen à l'école ainsi que celle de la priorité à donner à certains jeunes (issus des territoires ruraux, des quartiers prioritaires de la politique de la ville, « décrocheurs », etc.) »101(*)

L'atteinte par le SNU des objectifs qu'il se fixe reste difficile. Ainsi en va-t-il de la mixité sociale, mais aussi de l'engagement. Le taux de désistement a bondi d'une dizaine de points en 2023, pour atteindre 28 % des inscrits, dans un contexte de difficultés logistiques importantes. Les magistrats concluent ainsi que l'« expérimentation » du SNU, menée par les équipes dans l'urgence et sans outils adéquats, n'a pas permis de préparer le changement d'échelle que constituerait une généralisation à l'ensemble d'une classe d'âge », et pointe le risque d'une dérive des coûts : « en tenant compte des coûts à venir des phases 2 et 3 du dispositif, un coût de fonctionnement annuel compris au minimum entre 3,5 et 5 milliards d'euros est probable »102(*).

Les conclusions de la Cour des comptes ne sont ainsi guère éloignées de celles de la commission des finances du Sénat, qui appelait en mars 2023 à surseoir à la génération du séjour de cohésion, à supprimer la phase 2 du service universel au profit de la phase d'engagement, à valoriser l'accomplissement de cette dernière sur Parcoursup et à permettre au Parlement de se prononcer sur l'ensemble du dispositif103(*).

Sous le rapport de l'attractivité du métier des armes, il importe prioritairement de concevoir, dans la continuité de l'enseignement de défense dispensé dans le secondaire, un mécanisme présentant de présenter la fonction de défense nationale telle qu'elle s'exerce réellement, rappelant la finalité politique - relative à la vie de la cité - de la fonction militaire, et assumant dès lors de servir d'outil de recrutement potentiel afin d'exercer cette fonction au mieux, lorsque les circonstances l'imposeront. À défaut de recruter directement dans l'armée d'active, la JDC doit servir à alimenter le recrutement dans la réserve, opérationnelle ou citoyenne.

Chez nos voisins européens, les réflexions sur la mobilisation des différentes composantes de la société à des fins de défense semblent, souvent pour des raisons historiques et géographiques évidentes, nettement plus avancées. Le modèle le plus souvent pris en exemple est le suédois pour son caractère complet. Les autres pays environnants ont la caractéristique de n'avoir pas abandonné, ou d'avoir réinstauré ou de songer à le faire, une forme de service militaire.

La récente compilation de données réalisée par le Carnegie Endowment for international peace dessine trois modèles d'engagement citoyen104(*) :

· Le service militaire obligatoire (Finlande, Estonie) : tous les hommes éligibles d'un certain âge, et parfois les femmes, doivent servir leur pays, civilement ou militairement, pour une durée minimale. S'agissant du service militaire, deux cycles de conscription ont lieu chaque année. Le service dure six à douze mois, selon le niveau hiérarchique d'incorporation. Après le service, les hommes rejoignent la réserve opérationnelle jusqu'à leur cinquantième anniversaire, soixantième pour les officiers. Le service civil dure 347 jours et consiste en une période d'entraînement de quatre semaines, suivi d'un stage en hôpital, une administration ou une institution religieuse. Environ 70 % des Finlandais éligibles réalisent la version militaire du service, ce qui permet à ce pays d'avoir l'une des plus vastes forces de réserve en Europe, qui lui permet de mobiliser 285 000 hommes en temps de guerre.

L'Estonie exige de même de ses hommes âgés de 17 à 27 ans. Les ressources disponibles ne permettent toutefois au pays que d'offrir un entraînement qu'à 3 500 conscrits chaque année. En 2023, l'Estonie a une force active de 7 100 soldats et une réserve opérationnelle de 41 200, et prévoit d'accroître le nombre de ses conscrits de 4 000 par an d'ici 2026. Son service est passé en outre de 8 à 11 mois pour la plupart des engagés. Les personnes refusant le service militaire pour des raisons morales ou religieuses peuvent effectuer un service civique.

Un tel dispositif requiert des ressources importantes. L'inspection des armées allemande a calculé qu'un tiers de son personnel serait mobiliser par l'instruction des recrues en cas de réintroduction du service militaire.

· Le service sélectif (Danemark, Lettonie, Lituanie). Depuis 2015, la Lituanie mobilise ainsi chaque année, par tirage au sort réalisé par un programme informatique, entre 3 500 et 4 000 hommes de 18 à 23 ans pour un service militaire d'une durée de 6 à 9 mois. Les conscrits sont ensuite versés dans la réserve opérationnelle de l'armée lituanienne. Celle-ci indique que la majorité des hommes éligibles se sont engagés volontairement.

La Lettonie a réintroduit le service militaire en 2023. Les hommes de 18 à 27 ans, et les femmes volontaires, peuvent choisir d'effectuer 11 mois de service militaire dans les armées ou la gare nationale, ou bien 5 ans dans la réserve de la garde nationale. Les deux premières promotions étaient entièrement composées de volontaires, mais celle de l'été 2024 devait être la première composée de jeunes gens tirés au sort. Les jeunes Lettons peuvent également effectuer un service civil dans une institution dépendant du ministère de la défense. Ceux qui ne sont pas tirés au sort sont versés dans la réserve opérationnelle des armées.

Au Danemark, tous les hommes de 18 ans sont éligibles au service militaire et doivent se soumettre à un examen médical et à un test d'aptitude écrit, mais un tirage au sort détermine ceux qui l'effectuent réellement. En pratique, la plupart des postes de conscrits sont réservés à des volontaires, lesquels forment la quasi-totalité de ceux qui font leur service. Le gouvernement a indiqué en 2024 que les femmes seraient éligibles au dispositif.

· Le service obligatoire sélectif (Norvège, Suède). Ces deux États choisissent les appelés au service militaire selon les qualifications et les motivations des candidats. En Norvège, environ 9 000 jeunes gens, hommes et femmes, sont choisis au sein de la cohorte annuelle d'environ 60 000 personnes, pour rejoindre les forces armées. Le caractère sélectif de la procédure en fait, dans une certaine mesure, une ligne désirée sur le CV. Après une année de service, les Norvégiens peuvent être appelés pour sept mois supplémentaires au cours de leur vie, jusqu'à 44 ans, ou bien 55 pour ceux qui ont prolongé leur service obligatoire. Tous rejoignent ensuite la réserve opérationnelle, laquelle se partage entre l'armée et la garde nationale. Le ministre norvégien de la défense Bjørn Arild Gram a annoncé en avril 2024 qu'il prévoyait d'accroître le nombre de conscrits de 9 000 à 13 500 d'ici 2036.

L'exemple suédois de défense totale

Le système suédois de « défense totale », en vigueur pendant la guerre froide, a été démantelé à la fin de la décennie 1990. La LPM 2016-2020, puis deux rapports de 2017 et 2023, ont appelé à la reconstruire pour faire face à la menace - russe, surtout. La LPM 2026-2030, attendue pour fin 2024, devrait fixer les modalités de sa mise en oeuvre.

Le concept de Défense totale (Totalförsvar) en Suède repose sur deux piliers : la défense militaire, assurée par les forces armées, et la défense civile, représentée par l'Agence de Protection civile et de Gestion de crises (Myndigheten för samhällsskydd och beredskap - MSB) et par l'ensemble des pouvoirs publics et de la population civile. Il s'agit de protéger la population en cas de crise ou de guerre, d'assurer les fonctions critiques de la société, de fournir des biens et services, de soutenir la défense militaire, de susciter la « volonté de se défendre » et d'assurer la résilience face aux opérations d'influence.

1/ Organisation

- acteurs publics et privés. Doivent ainsi pouvoir adapter leur organisation en tant que de besoin : les services municipaux d'incendie et de secours, les garde-côtes, la police nationale et le service de sécurité intérieure, des associations et organisations de volontaires de défense et de protection civile, des entreprises, notamment dans les secteurs « critiques » ;

- Au sein de l'état-major des armées, un département « Défense totale » est chargée de planifier les opérations et les exercices conjoints avec les autres agences publiques de la défense totale, notamment MSB ;

- En octobre 2022, le gouvernement nouvellement élu a créé la fonction de Ministre pour la Défense civile auprès du Ministère de la Défense ;

- Une agence de défense psychologique, créée en 1954 puis démantelée en 2008, a été recréée en 2022 pour analyser les ingérences dirigées contre les intérêts suédois ; une agence de l'analyse de la Défense totale a été créée le 1er janvier 2023 afin d'évaluer le niveau de résilience et de préparation aux crises, et de renforcer la coopération entre public et privé ;

- l'industrie est un autre acteur important de la Défense totale. Le dialogue entre les autorités publiques et les entreprises est principalement organisé par MSB. Les employés de certaines entreprises, par exemple dans le secteur énergétique ou le port de Göteborg, peuvent également être enregistrés dans le registre de guerre. Un Conseil de l'industrie, présidé par le ministre de la défense civile et regroupant organisations patronales, représentants du secteur public, état-major des armées et ministres chargés de l'énergie, de l'industrie et de l'agriculture, sert de forum de dialogue.

2/ Obligations pesant sur les citoyens

Tous les individus âgés de 16 à 70 ans ont le devoir de contribuer à la défense du territoire national en cas d'agression armée ou de guerre.

- Le service militaire (Värnplikt) a été rétabli en Suède en 2017. Il concerne un nombre de conscrits fixé par le gouvernement dans la LPM, qui s'établit à hauteur de 8 000 appelés par an en 2024-25. A 18 ans, tous les Suédois et Suédoises sont soumis à un questionnaire obligatoire en ligne, comprenant des questions sur la motivation pour un service militaire. Sur une classe d'âge d'environ 100 000 individus, 10 000 profils sont retenus pour être appelés aux tests préliminaires au service militaire. A ces profils s'ajoutent des individus postulant sur la base du volontariat. Le Service militaire dure de 6 à 15 mois, selon l'unité, le poste, et le niveau de responsabilité. À l'issue de leur service, les conscrits sont automatiquement « placés dans un registre de guerre » : en cas d'agression armée, ils peuvent être rappelés dans leurs régiments d'origine afin de servir sous les armes.

- le Service civil (Civilplikt) a été réactivé en janvier 2024. Il implique que des citoyens et citoyennes suédoises sont appelés à effectuer un service dans l'une des institutions de la défense civile suédoise. À compter de janvier 2024, ce service cible les personnes ayant une expertise au sein des services municipaux d'incendie et de secours, mais pourrait être étendu à d'autres fonctions, comme les superviseurs des abris anti-bombardements, responsables des évacuations de la population. Dès septembre 2024, 300 personnes devraient être appelées pour des exercices de répétition sur des scénarios de secours. Dans un rapport de mars 2023, MSB suggère de dimensionner les services de secours et d'augmenter ses effectifs via le service civil, afin d'être capable de remplir en 2033 les objectifs suivants : désarmer des munitions ou explosifs, mener des opérations en zone de combat, désinfecter ou protéger contres des menaces NRBC, agir en autonome à tous niveaux de commandement.

- le Service civique ou d'intérêt général (Allmäntjänsteplikt) implique que tous les habitants non engagés dans les forces armées ou la Défense civile doivent servir la défense nationale en travaillant dans un domaine relevant des fonctions critiques de la société : transport, énergie, télécoms, garde d'enfants. Ce service n'a pas encore été activé.

3/ Priorités de la prochaine LPM en matière de défense totale

La remise en place de la Défense totale est fixée à l'horizon 2025. En voici les priorités :

- la mobilisation des citoyens. Selon un sondage, 55% des Suédois ne savent pas quel serait leur rôle en cas de guerre. Les autorités suédoises prennent au sérieux la « préparation du domicile » (Hemberedskap) : en 2018, MSB a produit et distribué à tous les foyers une brochure intitulée « En cas de crise ou de guerre », qui sera actualisée en 2025. Elle contient divers éléments de sensibilisation, notamment aux fausses informations. On y lit notamment :  Si la Suède est attaquée par un autre pays, nous ne nous rendrons jamais. Toute information signalant de cesser la résistance est fausse ». Une « caisse de survie » permet en outre à chaque citoyen de survivre au moins une semaine en autonomie et d'être en cas de coupure de courant, d'inondation, ou d'indisponibilité immédiate des secours.

- la sécurisation des approvisionnements. Des études récentes recommandent la création d'une fonction de coordination nationale de la sécurité d'approvisionnement et de la distribution de matières de première nécessité, qui reviendrait à MSB.

- la modernisation des abris et des infrastructures.

- la formation. Des cours de défense totale sont prévus au collège-lycée à l'automne 2025, de même que la formation cyber des agences, et la formation et l'augmentation des effectifs aptes au service civil. Des cybersoldats sont formés dans le cadre du service militaire depuis 2020, en coopération entre les forces armées et l'Institut royal de technologie, lequel abrite aussi un centre de cyberdéfense et de sécurité de l'information qui aide les agences à se protéger des opérations cybernétiques. l'Agence de Défense psychologique contribue à ces actions.

- la défense économique sans interruption. Le label « Entreprises vitales » identifie les entreprises capables de mener à bien leurs activités en période de guerre. La Banque centrale de Suède travaille à rétablir, le cas échéant, la continuité des activités économiques en dépit de la forte dématérialisation des paiements dans le pays.

- la santé : un guide publié par le Conseil national de la santé et du bien-être en 2022 invite municipalités et régions à mieux définir les responsabilités pour faire face à un hypothétique afflux massif de blessés de guerre, alors que les 20 dernières années ont été marquées par une forte chute du nombre de places en soins intensifs.

Des incertitudes subsistent au niveau de la planification budgétaire de la Défense civile. En 2025, le budget de la Défense civile atteindra 8,5 milliards de couronnes pour augmenter à 15 milliards par an à partir de 2028, soit environ 1,3 milliards d'euros, notamment au profit des infrastructures énergétiques et de transports. Pour mémoire, le budget de Défense a doublé, au cours de la LPM en cours, passant de 60 à 120 milliards de couronnes, soit près de 11 milliards d'euros, presque 10% du budget total de l'État.

Source : commission des affaires étrangères, d'après la mission de défense de l'ambassade de France en Suède.

Systèmes de conscription dans six pays étrangers

 

Estonie

Finlande

Lituanie

Norvège

Suède

Suisse

Population

1,33 M

5,5 M

2,8 M

5,4 M

10,4 M

8,7 M

Conscription depuis

1920-1939/1991

1878-1905/1919

1918-1940/1990-2008/2015

1814

1901-2010/2017

1848

Recrutement des hommes

Obligatoire

Obligatoire + volontariat

Obligatoire + volontariat

Sélectif

Sélectif + volontariat

Obligatoire

Durée du service militaire de base

8-11 mois

5,5, 8,5, ou 11,5 mois

9 mois

6-18 mois

6-15 mois

5 mois

Nombre de conscrits pour le service militaire de base (2020)

3 100

21 000

3 700

8 000

5 000

17 000

Proportion dans la population 18-25

18%

33%

10%

11%

5%

15%

Nombre de conscrits pour 100 000 habitants

236

379

135

148

48

196

Femmes

Volontariat depuis 2013

Volontariat depuis 1995

Volontariat depuis 2011

Obligatoire depuis 2016

Obligatoire depuis 2018 + volontariat

Volontariat

Participation des femmes

1%

4%

4%

25%

20%

1%

Source : Jonsson, E., Salo, M., Lillemäe, E., Steder, F. B., Ferst, T., Kasearu, K., Novagrockiene, J., Österberg, J., Sederholm, T., Svensén, S., Szvircsev Tresch, T., & Truusa, T.-T. (2024). Multifaceted Conscription: A Comparative Study of Six European Countries. Scandinavian Journal of Military Studies, 7(1), pp. 19-33.

Les modèles scandinaves ont suscité l'intérêt des secrétaires à la défense du Royaume-Uni105(*), des Pays-Bas106(*), et de l'Allemagne107(*). Boris Pistorius a ainsi déclaré le 12 juin qu'un « premier pas » soit franchi en soumettant les jeunes hommes de 18 ans à un questionnaire : des 400 000 documents attendus chaque année, un dixième serait soumis à un examen médical, dans l'espoir de former militairement 10 000 d'entre eux108(*).

Ces dispositifs sont souvent accompagnés d'incitations financières : en Norvège, les conscrits recevaient en 2016 environ 540 euros par mois, ainsi qu'un bonus final d'environ 3270 euros. En Lettonie, les volontaires ont davantage de choix dans leur affectation, et reçoivent une indemnité supérieure à celle des appelés. Il en va grosso modo de même en Lituanie.

Au Danemark et en Lituanie, les armées fournissent un soutien en matière d'éducation et d'insertion professionnelle. En Suède ou en Estonie, les conscrits peuvent quitter le service avec un certificat de formation.

Afin de parer à la critique de ce qui peut sembler un devoir austère imposé aux individus, les dispositifs de volontariat sont souvent conçus de manière à faire appel au désir d'accomplissement personnel.

Ces modèles forment des réservoirs de bonnes pratiques que la commission aura ultérieurement l'occasion d'examiner plus en profondeur.

b) Croiser les formations supérieures civiles et militaires

Si la réflexion sur l'attractivité ramène sans cesse aux moyens de resserrer le lien entre l'armée et la société, alors sans doute faut-il aussi s'interroger plus largement sur le modèle de formation initiale des cadres. D'une manière générale, si la science militaire est bien une partie du système du savoir humain, rien ne justifie qu'elle soit maintenue cloisonnée au sein des activités de l'esprit. Jaurès plaidait en conclusion pour former les cadres militaires à l'université. L'idée mérite qu'on s'y arrête.

Aux Etats-Unis, le système du Reserve Officer Training Corps (ROTC) est l'autre voie d'accès, avec l'école militaire de West Point, au corps des officiers : il fournit même jusqu'à 70 % des élèves-officiers. Le programme est offert aux étudiants de plusieurs dizaines d'universités à travers le pays, sélectionnés pour suivre, outre ceux de leur programme à caractère civil, des cours à caractère militaire et leur permettant, leur diplôme obtenu, de signer un contrat avec toutes les composantes de l'armée. Accessoirement, mais peut-être l'importance de cet argument dépasse-t-elle celle du symbole, la visibilité en uniforme des étudiants de ces programmes sur les campus contribue fortement à la banalisation de l'armée dans la population générale.

La circulation existe certes, en France, entre les élèves-officiers et le reste de la population étudiante. Un dispositif de double diplôme relie Saint-Cyr à l'ESSEC depuis 2009, qui a été élargi ensuite à l'IEP de Paris, à CentraleSupélec et l'ESCP Europe. Il bénéficie à une dizaine d'élèves-officiers en moyenne par an et une douzaine d'étudiants civils. Un système d'externalisation permet par ailleurs à des élèves-officiers de Saint-Cyr de suivre le troisième semestre de leur scolarité à HEC Paris, à l'École Polytechnique, à l'Université Panthéon-Assas Paris II, à l'ENSTA Bretagne, à l'ISAE-SUPAERO et à l'IEP de Paris - la réciproque n'étant pas vraie pour les étudiants civils. Depuis 2011, en moyenne, une dizaine d'élèves-officiers bénéficient de ce dispositif. L'armée de Terre mène également depuis 2019 une politique volontariste de recrutement dans l'enseignement supérieur au moyen d'une cellule spécifique, et signe des partenariats - à l'IEP de Paris, en 2023 -, visant à accroître les opportunités de recrutement et à contribuer à la diffusion de l'esprit de défense.

Mais ces volumes d'échange sont beaucoup trop faibles. Alors que 60 % d'une classe d'âge s'inscrit dans l'enseignement supérieur, que les compétences sont plus souvent duales, que les vies professionnelles ont gagné en discontinuité - l'armée pouvant être une expérience parmi d'autres - et que le modèle d'armée doit gagner en hybridité par une plus grande pénétration par la réserve, le décloisonnement des formations initiales militaires et civiles semble un accompagnement logique de ces évolutions. Il s'agit moins d'assurer la présence de l'armée aux journées portes ouvertes des établissements que de concevoir de véritables formations communes.

c) Redoubler d'efforts pour atteindre les objectifs de la LPM en matière de réserves

L'article 7 de la dernière loi de programmation militaire a fixé un objectif ambitieux d'augmentation des effectifs de volontaires de la réserve opérationnelle militaire : il s'agit de les porter « à 80 000 en 2030 puis à 105 000 au plus tard en 2035 pour atteindre l'objectif, y compris en outre-mer, d'un pour deux militaires d'active ».

Calendrier d'augmentation des effectifs de la réserve opérationnelle fixé en LPM

 

2024

2025

2026

2027

2028

2029

2030

Total

Cibles d'augmentation nette des effectifs

3 800

3 800

4 400

5 500

6 500

7 500

8 500

40 000

Source : Article 7 de la LPM 2024-2030.

À la fin 2023, les armées, directions et services comptaient 40 940 réservistes sous engagement à servir. La croissance du nombre de réservistes est ainsi appelée à atteindre 100 % entre 2023 et 2030, alors que ce rythme n'était que de 27 % environ entre 2016 et 2023.

Nombre de réservistes opérationnels actuel et objectifs fixés en LPM

Source : commission des affaires étrangères, d'après les données de la délégation interarmées aux réserves.

Le HCECM, qui a consacré son rapport thématique de l'année 2024 aux réserves109(*), voit dans l'article 7 de la LPM un « triple défi » : d'abord celui d'atteindre cet objectif chiffré sur la seule base du seul volontariat. L'objectif est sans doute crédible dans un premier temps, sous réserve de déployer des efforts d'incitation à s'engager dans la réserve allant croissant, et sous réserve que les flux de départs ne s'accroissent pas. Actuellement, les volumes annuels de sortie sont de l'ordre de 7 000 à 8 000 réservistes par an, soit 17,5 à 20% de l'effectif des réservistes sous engagement à servir - le flux de sortie a toutefois été moindre en 2023, à 16 %, avec 6584 sorties.

Le deuxième objectif est celui de pouvoir compter sur les réservistes le moment venu. Or le nombre moyen de jours d'activité réalisés, de l'ordre de 35,5 jours, cache une grande disparité de situations. Quelques centaines de réservistes effectuent plus de 150 jours par an, et 7 000 n'effectuent aucune activité, ce qui fait peser un risque sur la disponibilité réelle de la réserve. La connaissance du vivier est pour l'heure trop parcellaire pour dessiner les moyens d'y remédier. Le Haut comité en conclut qu'une fois celle-ci améliorée, « il pourrait s'avérer nécessaire de modifier le statut du réserviste, par exemple pour encadrer la durée annuelle d'emploi dans un engagement assorti de sanctions en cas de non-respect, à l'instar de ce que prévoit le système de réserves au Royaume-Uni ».

Le troisième défi est celui des moyens budgétaires. Jusqu'en 2023 en effet, les réserves ont régulièrement constitué une des variables d'ajustement en gestion, subissant des gels de crédits préjudiciables aux recrutements ou à l'activité des réservistes. Le Haut comité a en outre constaté que les crédits notifiés à certaines unités pour la rémunération des réservistes en 2024 permettent tout juste de payer le nombre de jours de réservistes accomplis en 2023, et que les moyens consacrés aux locaux ou aux instructeurs pour former certains candidats qui seront employés sur des missions opérationnelles n'ont pas été augmentés. Or contrairement au militaire d'active, rien ne retient un réserviste déçu de quitter le régiment pour n'y plus jamais revenir.

Le Haut comité préconise encore de mieux prendre en compte l'employeur civil du réserviste. Les étudiants représentent 15 % des réservistes des armées et sont ainsi surreprésentés, mais la majorité des réservistes sont des actifs - à près de 40 %. Eux aussi s'efforcent de concilier les sujétions militaires avec leur vie privée. Dans cet équilibre, l'employeur joue un rôle crucial, alors qu'il n'est pas même partie à l'engagement à servir que signe son salarié. De nombreux employeurs ignorent même l'engagement de leur salarié : les enquêtes réalisées estiment ces réservistes clandestins à près de 9 %, mais les chiffres indiqués aux rapporteures en audition sont supérieurs.

Dans le cadre des conventions de partenariats que la Garde nationale s'efforce de faire signer aux employeurs - 1155 depuis 2017 -, ceux-ci s'engagent sur quatre points : un volume annuel de jours accordés aux réservistes pour réaliser leurs activités opérationnelles, 12,7 jours en moyenne en 2023 ; les modalités de maintien de la rémunération pendant les absences - 68 % la maintient intégralement et 88 % partiellement ; la durée du préavis afférent, qui était en 2023 de 21,1 jours en moyenne ; et la clause de réactivité, qui permet de rappeler le réserviste sous 15 jours par arrêté.

Recommandations du 18e rapport du HCECM

1/ Améliorer la connaissance des réservistes, et systématiser les entretiens lors des départs pour identifier les causes d'insatisfaction

2/ Garantir, dans la durée, dans une logique pluriannuelle, les moyens alloués à la réserve opérationnelle tels que prévus par la loi de programmation militaire

3/ Rechercher les pistes de fluidification du parcours de recrutement, par exemple passer les visites médicales d'aptitude en dehors du SSA, ou utiliser des médecins réservistes

4/ Éditer un memento du réserviste pour améliorer l'information relative aux modalités du soutien

5/ Garantir la bonne représentativité de tous les réservistes au sein du système de concertation

6/ Revoir les modalités de pilotage budgétaire de la masse salariale « réserves » en responsabilisant davantage les employeurs

7/ Poursuivre la formalisation du parcours de carrière des réservistes dans une politique RH de long terme, qui devra prendre en compte les spécificités des réservistes ; proposer des passerelles vers l'active ; exiger davantage pour garantir un engagement minimal annuel

8/ Garantir le bénéfice des droits financiers aux réservistes, rénover le régime de défraiement, résoudre le problème des délais excessifs de versement de la solde

9/ Confirmer l'exonération fiscale appliquée à la solde des réservistes

10/ Faire évoluer les droits à indemnités spécifiques pour les réservistes (avance de solde avant déploiement en opération, mesure de valorisation de l'engagement des cadres de la réserve, mise à jour de la participation au financement du permis de conduire)

11/ Encourager l'emploi de tous les leviers relatifs à la reconnaissance des réservistes (activités de tradition et cohésion, accès à l'honorariat de grade...)

12/ Mieux identifier les compétences acquises dans la carrière civile, mieux formaliser l'acquisition de compétences dans la réserve

13/ Améliorer l'information des employeurs civils des réservistes, développer une stratégie partenariale, au niveau central via les conventions de branches professionnelles, et au niveau local via les officiers généraux des zones de défense et de sécurité.

14/Améliorer le niveau de protection sociale des réservistes 

· La procédure de recrutement dans la réserve est encore très perfectible. La première étape est la création d'un compte sur le site www.reservistes.defense.gouv.fr. Une prise de contact par téléphone doit avoir lieu ensuite, l'objectif étant de la réaliser dans les 10 jours, mais le délégué interarmées aux réserves reconnaît que les délais sont variables et que certaines inscriptions restent sans effet. La constitution du dossier nécessaire à la signature du contrat d'engagement à servir dans la réserve peut ensuite être fastidieuse : elle prend une dizaine de semaines, sans compter les actions liées au contrôle élémentaire. Enfin, l'expertise médicale initiale est identifiée comme une difficulté majeure, qui intervient dans un délai rarement inférieur à 10 autres semaines après la constitution du dossier. Certains réservistes voient s'écouler 9 mois entre la création d'un compte et la signature d'un engagement à servir dans la réserve.

Le bouche à oreilles, qui suffisait jusqu'à présent, ne permettra sans doute pas d'atteindre les objectifs fixés en LPM. Pourtant, 82 % des Français connaissent la réserve, et 42 % envisagerait de s'y engager, ce qui représente, selon le délégué interarmées aux réserves, un vivier de près de 10 millions d'hommes et femmes. Dans le cadre du plan réserves 2035, la Dicod a pour mandat d'élargir les cibles de recrutement. L'objectif n'est pas que quantitatif, car la sociologie des réservistes montre une assez forte endogamie. Presque 50 % des réservistes ont connu la réserve parce qu'un proche en faisait partie, et seuls 2 % des réservistes ont intégré l'institution après une rencontre dans un événement tel qu'un salon étudiant. Le sondage réalisé en 2023 par la DRH-MD auprès des réservistes du ministère confirme que l'entourage proche est la principale source d'information, devant les médias, la JDC ou les salons professionnels ou étudiants. C'est assez dire le peu d'incitation à rejoindre la réserve dans les zones où l'armée est peu présente, et que la communication sur le recrutement n'atteint pas.

· La gouvernance des réserves est en outre sans doute à simplifier. La Garde nationale, créée après les attentats de 2015, réunit les huit composantes de la réserve opérationnelle de premier niveau du ministère des armées et les deux composantes de la réserve opérationnelle de premier niveau du ministère de l'intérieur. Dépourvue de consistance organique, son existence est en elle-même source de complexité, voire de confusion, comme le reconnaît le Haut comité.

Le secrétaire général de la Garde nationale est membre de son comité directeur, présidé par les ministres de l'intérieur et des armées, qui contribue à définir les politiques de la Garde nationale. Il préside aussi son conseil consultatif, chargé d'émettre des avis et des recommandations sur les politiques conduites au titre de la Garde nationale. L'objet du conseil consultatif se rapproche de celui du conseil supérieur de la réserve militaire (CSRM), structure interarmées et interministérielle créée en 1999 pour « contribuer à l'évolution du rôle des réserves militaires au service de la défense, de la sécurité et de la cohésion nationale », qui établit un rapport annuel au Parlement. Le secrétariat général de la Garde nationale n'a pas évoqué de réunion de l'assemblée plénière du CSRM depuis novembre 2021, alors que le code de la défense dispose qu'il se réunit au moins une fois par an110(*). Il est probable qu'il y ait là « deux structures pour un objet »111(*).

· La fidélisation des réservistes emprunte en outre des canaux dont l'usage ne semble guère assumé. Plusieurs dispositifs visent à améliorer la fidélisation dans la réserve : la prime de fidélité (Fideres) de 250 euros, versée aux réservistes opérationnels qui renouvellent leur premier contrat après avoir réalisé 37 jours d'activités annuelles, l'allocation d'études spécifique (Allocres), qui apporte un soutien financier mensuel de 100 euros aux réservistes opérationnels étudiants de moins de 25 ans, et une aide au financement du permis de conduire (Permres) de 1000 euros. Le compte engagement citoyen permet en outre aux réservistes ayant réalisé au moins 90 jours d'activité de bénéficier d'un abondement de 240 euros sur leur compte personnel de formation. Enfin, la médaille de la réserve de défense et de sécurité intérieure récompense la fidélité de l'engagement des réservistes opérationnels et citoyens, répartie en trois échelons : bronze, argent, et or.

Ces dispositifs sont peu connus, peu sollicités, et peu de publicité leur est faite, ce qui pose la question de leur ciblage, de leur conception, voire de leur utilité.

Versement des incitations financières proposées aux réservistes

 

ALLOCRES

FIDERES

PERMRES

2018

936

1319

94

2019

4300

2938

183

2020

6835

2463

187

2021

7548

2260

140

2022

6301

2194

106

2023

5655

2293

45

Source : secrétariat général de la Garde nationale.

· La politique partenariale

Depuis 2016, 120 conventions de partenariat ont été signées chaque année en moyenne par la Garde nationale avec des employeurs publics et privés, pour atteindre un total de 1 155 : 70 % avec des entreprises, 25 % avec des collectivités territoriales, et 5 % avec des établissements d'enseignement supérieur. Des pistes de progrès sont déjà identifiées, parmi lesquelles le développement de partenariats avec des établissements d'enseignement supérieur, les collectivités territoriales et les grandes entreprises.

À cette fin, la garde nationale travaille à la structuration de son réseau de 105 correspondants employeurs à l'échelon des régions, et anime le réseau de ses 750 référents, interlocuteurs privilégiés du SGGN au sein des organisations ayant signé une convention de partenariat avec la Garde nationale.

La seconde version du système d'information e-Partenariat est sur le point d'être finalisée. Cet outil permettra d'extraire tous les marqueurs d'activité indispensables à un pilotage plus fin de la stratégie partenariale. L'évolution du nombre de réservistes au sein des organisations signataires d'une convention pourra ainsi être suivi.

· La réserve citoyenne

Il semble enfin aux rapporteures que la réserve citoyenne est le grand absent des politiques visant à resserrer le lien Armée-nation et rendre les métiers de la défense plus attractifs. La mobilisation des réseaux de réservistes citoyens apparaît très variable sur le territoire national. Il appartient aux forces armées de faire davantage pour y remédier en ciblant davantage les compétences utiles.

Contribuerait à une plus grande attractivité de la réserve citoyenne toutes les initiatives visant à reconnaître et valoriser leur engagement, le port d'une tenue lors de cérémonies de commémorations, la remise de médailles, et la promotion d'une culture de la réserve. Les Journées nationales des réservistes connaissent un certain succès - les journées 2022 ont attiré plus de 104 000 participants lors de 530 événements, et les journées 2023 près de 134 000 participants sur 830 événements -, mais elles sont trop souvent réalisées, de l'aveu même de la Garde nationale, dans des entités acquises d'avance. Une journée nationale de grande ampleur, durant laquelle les réservistes opérationnels et citoyens se rendraient dans les locaux de leur employeur, serait de nature à diffuser plus largement un esprit de résilience et, peut-être, à susciter des vocations.

2. Démocratiser la décision d'emploi de l'outil militaire

Les finalités servies par les armées, telles que définies par le pouvoir politique, ont revêtu au cours des auditions de la mission un caractère paradoxal : à la fois omniprésentes et, pourtant, jamais clairement évoquées.

Les missions confiées aux armées se sont multipliées avec la fin de la guerre froide, sous forme d'opérations d'interpositions, de rétablissement ou de maintien de la paix, puis des guerres en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, sans oublier les nombreuses implications sur le territoire africain. La moindre visibilité de l'armée sur le territoire nationale du fait de la réduction des effectifs et de la réforme de la carte militaire était alors compensée par la couverture médiatique de ses missions à l'extérieur, et nourrissait sa très large approbation dans l'opinion.

Cette adhésion est toutefois conditionnelle, et un revirement de l'opinion peut se produire « notamment si les justifications ne paraissent plus convaincantes ». Le HCECM le disait autrement dans son rapport thématique de 2015 : « l'image de l'armée est déterminante pour le recrutement et le moral des militaires » et « l'excellence de l'action des forces engagées en opérations garantit cette image »112(*). Comme l'a montré la sociologue Barbara Jankowski, alors qu'ils étaient majoritairement favorables à l'intervention en Afghanistan, les Français lui ont progressivement retiré leur approbation à la suite de l'embuscade d'Uzbin, en août 2008 : 55 % des sondés se sont alors prononcés pour « un retrait des troupes, car la France s'enlise dans un conflit sur lequel elle n'a pas prise », proportion qui passe rapidement à 64 % en août 2009, puis 70 % en juillet 2010 et 76 % en août 2011113(*).

À l'heure où le contexte international devient plus dangereux que jamais il ne l'a été depuis la seconde guerre mondiale, il importe d'assurer aux armées une continuité dans le soutien populaire à l'exercice de ses missions, autrement dit, de conforter l'assise démocratique de la décision d'emploi de la force. Si beaucoup d'interlocuteurs de la mission ont avancé que la plupart des militaires du rang s'engageaient pour « l'aventure », aucun ne s'est pourtant risqué à ajouter : « quelle qu'elle soit ». Non pas que l'armée puisse être soupçonnée de déloyauté au politique, tout au contraire114(*), mais car il importe de maintenir l'attractivité du métier des armes dans la durée, par l'assurance de la légitimité de ses missions.

Or la faible légitimation démocratique des procédures d'engagement des forces à l'extérieur contraste avec le besoin de cohésion nationale que les nouvelles menaces font naître. L'article 35 de la Constitution dispose, depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, que « la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement. Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger, au plus tard trois jours après le début de l'intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n'est suivi d'aucun vote. Lorsque la durée de l'intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l'autorisation du Parlement ».

Comme l'observe la sociologue Barbara Jankowski, « cette dimension caractérise la France et la distingue de nombre de ses alliés. Ainsi, les Allemands sont réticents à l'envoi de leurs troupes à l'étranger et celles-ci ont en général un mandat très strict avec des règles d'engagement en deçà de celles des autres contingents »115(*).

Le rôle du Bundestag dans l'engagement des forces armées en Allemagne116(*)

La loi du 18 mars 2005 relative à la participation parlementaire à la prise de décision d'emploi de forces armées allemandes en dehors des frontières allemandes (Parlamentsbeteiligungsgesetz) apporte des précisions sur les modalités de contrôle parlementaire sur les déploiements de la Bundeswehr : son article 1, § 2, précise ainsi clairement que « l'emploi de forces armées allemandes en dehors du territoire d'application de la Loi fondamentale nécessite une approbation du Bundestag ». C'est ainsi bien un contrôle ex ante qui est défini en Allemagne. De même, la loi du 18 mars 2005 donne une définition claire des déploiements militaires qui doivent être approuvés par le Bundestag : « Un déploiement de forces armées consiste en l'emploi de soldats de la Bundeswehr dans des circonstances militarisées ou dans un cadre dans lequel l'usage de la force armée est prévisible » (article 2, § 1). Le Bundestag vote en détail le mandat donné au ministre de la Défense pour envoyer la Bundeswehr en opérations extérieures, y compris les lieux précis et les coûts engendrés par l'opération en question (article 3). Il n'y a donc aucun « chèque en blanc » mais au contraire un examen parlementaire scrupuleux des circonstances et des conditions du déploiement militaire extérieur. La loi de 2005 définit également les rares exceptions permettant une procédure de contrôle accélérée et une approbation parlementaire ex post : c'est le cas des déploiements de très faible intensité, de même que les déploiements militaires rendus nécessaires par un péril imminent ou par l'existence d'une catastrophe naturelle par exemple (article 4). Ainsi, si l'initiative de l'usage de la force armée revient bien au gouvernement allemand, la responsabilité repose néanmoins conjointement sur le gouvernement et sur le Parlement à travers la nécessité d'approbation parlementaire préalable : certains auteurs évoquent un système de « double clef ». Le Bundestag a ainsi approuvé entre 80 et 100 déploiements extérieurs de la Bundeswehr depuis 1994.

En pratique toutefois, une fois le vote acquis, « le Gouvernement bénéficie d'un blanc-seing dans la poursuite de l'opération extérieure »117(*). Un précédent rapport de la commission des affaires étrangères du Sénat a déjà eu l'occasion de le regretter : « C'est ainsi que le gouvernement a pu se dispenser de soumettre l'opération Barkhane à une autorisation parlementaire, celle-ci étant considérée comme une prolongation des opérations Epervier (autorisée en 2009) et Serval (autorisée en 2014), sans susciter une protestation des députés et des sénateurs, alors qu'il s'agit d'une opération inscrite dans la durée et particulièrement importante par son étendue géographique, son importance géostratégique, le volume des forces engagées et son coût »118(*).

Le 9 février 2021, le président de la commission Christian Cambon parvenait à obtenir, au titre de l'article 29 bis alinéa 7 du règlement du Sénat, un échange avec le Gouvernement sur le bilan et les perspectives de l'opération Barkhane en séance publique. Il regrettait toutefois le 23 juin d'avoir appris par la presse la fin de l'opération, jamais évoquée par le Gouvernement quatre mois plus tôt, et précipitée par le putsch du 24 mai.

Sur ce constat, le Sénat a déjà eu l'occasion, en 2018119(*) puis à nouveau en 2024120(*), de plaider pour la soumission des opérations extérieurs à une approbation parlementaire qui soit mieux formalisée, en demandant que nos armées « puissent bénéficier régulièrement du soutien explicite de la souveraineté nationale par l'intermédiaire de ses représentants. Ce qui vaut pour la prolongation d'une intervention quelques mois après son engagement, vaut tout autant lorsque ces interventions perdurent. Au-delà du contrôle, c'est aussi un soutien pour le Président de la République et pour nos forces armées elles-mêmes »121(*). L'information du Parlement, en outre, peut sans doute être améliorée, notamment en revenant sur la distinction issue des débats de 1991 sur l'intervention en Irak entre les opérations extérieures et les interventions de sécurité collective.

Le rôle du Parlement devrait encore s'étendre à la contribution à l'élaboration des priorités stratégiques. La revue nationale stratégique 2022 s'était ainsi dispensée de son avis. Or ce document présentait la particularité d'insister sur la « concrétisation de la souveraineté européenne »122(*), nouveauté apparue dans la mise à jour, en 2021, de la revue stratégique de 2017, et suivie de quelques initiatives visant notamment à promouvoir, au niveau européen, le passage au vote à la majorité qualifiée dans les domaines où l'unanimité est encore requise123(*). Une question aussi sensible, et touchant d'aussi près à la condition politique que celle-ci, poserait à nouveaux frais le problème de l'attractivité du métier des armes et ne peut donc être longtemps laissée à l'écart de la délibération collective.


* 97 Article L. 111-1.

* 98 Article L. 111-2.

* 99 Cour des comptes, La formation à la citoyenneté, Communication au comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale, octobre 2021.

* 100 Cour des comptes, « Le service national universel (SNU), un premier bilan, cinq années après son lancement », septembre 2024.

* 101 Ibid., p. 25.

* 102 Ibid., p. 59.

* 103 « Le service national universel : la généralisation introuvable », rapport d'information n° 406 (2022-2023) de M. Éric Jeansannetas, fait au nom de la commission des finances, déposé le 8 mars 2023.

* 104 Voir Sophia Besch and Katrine Westgaard, « Europe's Conscription Challenge: Lessons From Nordic and Baltic States », Carnegie endowment for international peace paper, juillet 2024.

* 105 Ben Wallace, le 30 mars 2023.

* 106 Christophe van der Maat, le 24 janvier 2024.

* 107 Boris Pistorius, le 12 mars 2024.

* 108 Voir « Europe eyes Sweden's conscription model to solve troop shortage », dans Politico, le 16 juillet 2024.

* 109 HCECM, « Les réserves », rapport thématique 2024, juillet 2024.

* 110 Article D4261-10 du code de la défense.

* 111 Cour des comptes, Les réserves opérationnelles dans la police et la gendarmerie nationales, avril 2019.

* 112 HCECM, rapport thématique 2015.

* 113 Barbara Jankowski, « Opinion publique et armées : à l'épreuve de la guerre en Afghanistan », étude de l'Irsem n°32, février 2014.

* 114 Voir notamment Raoul Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998.

* 115 Barbara Jankowski, article précité.

* 116 Delphine Deschaux-Dutard, « Usage de la force militaire et contrôle démocratique : le rôle des arènes parlementaires en France et en Allemagne », dans Revue internationale de politique comparée 2017/3 (Vol. 24)2017/3 (Vol. 24), pp. 201-231.

* 117 Thibaud Mulier, « Misère parlementaire en matière de défense », dans Jus Politicum, le 27 septembre 2021.

* 118 « Interventions extérieures de la France : renforcer l'efficacité militaire par une approche globale coordonnée », rapport d'information n° 794 (2015-2016) de Jacques Gautier, Daniel Reiner, Jean-Marie Bockel, Jeanny Lorgeoux, Cédric Perrin et Gilbert Roger fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, déposé le 13 juillet 2016.

* 119 « 40 propositions pour une révision de la Constitution utile à la France », groupe de travail du Sénat sur la révision constitutionnelle présidé par M. Gérard Larcher, président du Sénat, janvier 2018.

* 120 « 20 propositions d'évolution institutionnelle », groupe de travail du Sénat sur les institutions, mai 2024.

* 121 Gautier, Reiner, Bockel, Lorgeoux, Perrin et Roger, rapport précité.

* 122 Le livre blanc sur la défense de 2013 prenait soin d'indiquer que la souveraineté « repose sur l'autonomie de décision et d'action de l'État », qu'elle est un « attribut essentiel de la Nation », et celui de 2017 que la souveraineté « relève d'une approche nationale, non partageable ». Voir encore l'étude annuelle 2024 du Conseil d'Etat sur « La souveraineté », notamment les pages 193 à 200.

* 123 Voir la Résolution du Parlement européen du 9 juin 2022 sur la convocation d'une convention pour la révision des traités, la résolution européenne relative aux suites de la conférence sur l'avenir de l'Europe, adoptée le 29 novembre 2023, « Naviguer en haute mer : réforme et élargissement de l'UE au XXIe siècle », rapport du groupe de travail franco-allemand sur les réformes institutionnelles de l'UE, 18 septembre 2023, ou encore le soutien apporté à la création d'un portefeuille de commissaire à la défense dans la nouvelle Commission européenne issue des élections du 9 juin 2024.

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