B. ABAISSER LES BARRIÈRES ENTRE LES MONDES MILITAIRE ET CIVIL
1. Hybrider davantage le modèle d'armée
Pour compenser un peu les difficultés de recrutement, et pour resserrer les liens entre l'armée et la Nation, il faut rendre plus efficaces les dispositifs de mobilisation de la société. Le rapport examine les différentes options existantes en Europe, et notamment le modèle de « défense totale » de type suédois. Pour l'heure, nos dispositifs de réserve doivent d'abord relever le défi redoutablement ambitieux du recrutement dans les proportions prévues par la LPM, c'est-à-dire un doublement d'ici 2030.
Nombre de réservistes opérationnels actuel et objectifs fixés en LPM
Les objectifs sont pour l'heure tenus, mais les marches seront plus hautes en fin de programmation. Il faudra, là encore, prévoir les moyens budgétaires à la hauteur des besoins car, ces dernières années et en 2024 encore, loin de l'ambition affichée en LPM, les réserves ont été traitées comme des variables d'ajustement en gestion, avec des conséquences très regrettables sur le recrutement ou sur l'activité des réservistes elle-même. Il faudra en outre simplifier les parcours de recrutement, et préciser le régime d'emploi des réservistes, la nature de leurs sujétions et leurs compensations, afin que les armées puissent réellement compter sur eux le jour venu. La réserve citoyenne, enfin, doit être considérée comme un maillon essentiel dans un système de défense plus global.
Le modèle suédois de défense totale
Le système suédois de « défense totale », en vigueur pendant la guerre froide, a été démantelé à la fin de la décennie 1990. La LPM 2016-2020, puis deux rapports de 2017 et 2023, ont appelé à la reconstruire pour faire face à la menace - russe, surtout. La LPM 2026-2030, attendue pour fin 2024, devrait fixer les modalités de sa mise en oeuvre.
Le principe repose sur deux piliers : la défense militaire, assurée par les forces armées, et la défense civile, représentée par l'Agence de protection civile et de gestion de crises, ou MSB, ainsi que par l'ensemble des pouvoirs publics et de la population civile. Il s'agit de protéger la population en cas de crise ou de guerre, d'assurer les fonctions critiques de la société, de soutenir la défense militaire, de susciter la volonté de se défendre et de résister aux opérations d'influence.
Son organisation implique toutes les composantes de la société - pompiers, police, associations, entreprises des secteurs critiques, etc. Au sein de l'état-major des armées, un département « Défense totale » est chargée de planifier les opérations et les exercices conjoints avec les autres agences publiques. Un ministre pour la défense civile a été créé en octobre 2022. L'agence de défense psychologique, démantelée en 2008, a été recréée en 2022.
Tous les individus âgés de 16 à 70 ans ont le devoir de contribuer à la défense du territoire national en cas de crise ou de guerre. Le premier moyen d'y contribuer est le service militaire, rétabli en 2017. Il concerne un nombre de conscrits fixé par le gouvernement, qui s'établit à 8 000 appelés par an en 2024-25. A 18 ans, tous les Suédois et Suédoises sont soumis à un questionnaire obligatoire en ligne, comprenant des questions sur la motivation pour un service militaire ; 10 000 profils sur des cohortes d'environ 100 000 Suédois sont retenus pour des tests, à quoi s'ajoutent des volontaires. Le service militaire dure de 6 à 15 mois. À l'issue du service, les conscrits sont « placés dans un registre de guerre » afin d'être rappelés en cas d'agression armée.
Deuxième manière de servir, le service civil, qui a été réactivé en janvier 2024. Il cible les personnes ayant une expertise au sein des services municipaux d'incendie et de secours, mais pourrait être étendu à d'autres fonctions. Dès septembre 2024, 300 personnes devraient être appelées pour des exercices de répétition sur des scénarios de secours. Enfin, le service civique ou d'intérêt général, qui n'a pas encore été activé, implique que tous les habitants non engagés dans les forces armées ou la Défense civile doivent servir la défense nationale en travaillant dans un domaine relevant des fonctions critiques de la société : transport, énergie, télécoms, etc.
La prochaine LPM suédoise 2026-2030 aura pour priorités : la mobilisation des citoyens, trop peu informés de leurs devoirs ; la formation, notamment dans le domaine cyber ; la modernisation des abris et infrastructures ; la sécurisation des approvisionnements ; la défense économique sans interruption ; la santé.
Des incertitudes subsistent sur le plan budgétaire. En 2025, le budget de la Défense civile correspondra à environ 1,3 milliard d'euros, ce qui en fait le plus gros investissement depuis la Guerre froide. Le budget de Défense a déjà doublé, au cours de la LPM en cours, pour atteindre près de 11 milliards d'euros, presque 10% du budget total de l'État.
Les rapporteures appellent à rénover le parcours d'engagement citoyen. En consolidant l'enseignement de défense à l'école bien sûr, mais surtout en transformant la journée défense et citoyenneté (JDC). Celle-ci devrait, ainsi que la direction du service national et de la jeunesse y travaille actuellement, servir à nourrir une connaissance plus fine de la population et des compétences utiles en cas de risque pour la défense du territoire, et ne devrait pas s'interdire d'assumer plus franchement une perspective de recrutement, dans la réserve ou l'armée d'active.
Redonner une forme de centralité à la JDC impliquera certainement de revoir les modalités du service national universel. Dans un rapport récent, la Cour des comptes a pointé ses difficultés à atteindre les nombreux objectifs qu'il s'était fixé, et son coût élevé, estimé à terme entre 3,5 et 5 milliards d'euros par an.
2. Démocratiser la décision d'usage de l'outil militaire
La spécificité militaire réside dans « le fait de devoir, si l'ordre en est donné, combattre collectivement et violemment au nom de la communauté souveraine », selon la sociologue Laure Bardiès. La conscience qui se soumet à un tel régime le fait car la communauté nationale qu'elle défend est le tout dont elle constitue une partie. La commission est ainsi attentive à la qualité du lien qui relie l'armée à la Nation, donc à la démocratisation de la décision d'emploi de l'outil militaire. La participation du Parlement à la détermination des priorités stratégiques - la Revue nationale stratégique 2022 s'était dispensée de son avis - ou la légitimité de la décision d'engagement des troupes à l'extérieur, sont ainsi liées à la question de l'attractivité des armées, et ne doivent pas être écartée des réflexions de l'heure.
Réunie le mercredi 16 octobre 2024 sous la présidence de M. Cédric Perrin, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a adopté les conclusions et recommandations du rapport d'information de Vivette Lopez et Marie-Arlette Carlotti sur l'attractivité du métier des armes.
Les principales recommandations
1. Améliorer la lisibilité des documents budgétaires sur le suivi de la trajectoire d'effectifs et le respect de la LPM.
2. Donner à l'état-major les moyens d'un pilotage stratégique de la fonction RH : donner au nouveau « sous-chef chargé de la stratégie RH » des moyens d'analyse sociologique, d'évaluation, de prospective et de conduite du changement, au plus près de la stratégie militaire.
3. Respecter le calendrier de la refonte des grilles indiciaires des militaires et évaluer rapidement les effets de la NPRM.
4. Rendre le processus de recrutement plus efficace : renforcer les moyens du service de santé des armées, créer un portail unique d'information et de candidature.
5. Faire de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles une priorité. Appliquer les recommandations du rapport des inspecteurs de juin 2024 ; décentrer la cellule Thémis du ministère, voire la fondre dans un organe à statut ad hoc.
6. Réduire au strict nécessaire opérationnel les obligations de mobilité géographique, et offrir aux familles un service complet de conciergerie et d'aide aux démarches en faisant rapidement monter en gamme les services ATLAS.
7. Se doter d'une stratégie et investir davantage dans la formation initiale en interne. Étudier l'opportunité de la création de nouvelles classes ou écoles militaires, éventuellement interarmées, en les répartissant mieux sur le territoire.
8. Se donner les moyens de rendre l'armée visible partout sur le territoire national, dans le cadre des redéploiements ou de la politique de formation initiale.
9. Banaliser la présence militaire dans la société en normalisant le port de l'uniforme dans l'espace public, en encourageant l'expression publique des officiers sur les questions stratégiques, en soutenant la recherche sur ces questions.
10. Réinventer le parcours de citoyenneté et réinterroger les modalités du SNU. Rénover profondément la journée défense citoyenneté, sans s'interdire de la faire contribuer au recrutement.
11. Soutenir le développement des réserves opérationnelle et citoyenne. En sanctuarisant les moyens budgétaires de la réserve opérationnelle, et en développant la réserve citoyenne.
12. Démocratiser la décision d'emploi de l'outil militaire, afin de conserver aux armées un soutien populaire à leur action. Renforcer le rôle du Parlement dans la définition des priorités stratégiques, et son contrôle sur l'envoi de troupes à l'étranger.