B. POUR L'APRÈS-2031 : RENDRE LA STRATÉGIE DE LUTTE CONTRE L'ARTIFICIALISATION COMPATIBLE AVEC LES ENJEUX CLIMATIQUES, SOCIÉTAUX ET DE SOUVERAINETÉ (T1 2025)

1. Les évolutions nécessaires dont le calibrage doit être affiné

· Le mode de comptabilisation de l'artificialisation (Enaf/artificialisation réelle)

Avant la loi Climat-résilience d'août 2021, c'était la consommation d'Enaf qui faisait office d'indicateur de mesure de l'artificialisation des sols. Le Gouvernement considérant cette définition imparfaite15(*), l'article 192 de la loi Climat-résilience a créé une définition légale de l'artificialisation des sols, désormais entendue comme « l'altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d'un sol [...] ainsi que de son potentiel agronomique » (la comptabilisation en Enaf étant néanmoins conservée, à titre transitoire, pour la décennie 2021-2031). Sur cette base, le caractère artificialisé ou non d'un sol pourra être déterminé automatiquement grâce à l'intelligence artificielle, à partir de la base de données de description de l'occupation du sol OCS GE, développée par le ministère de la transition écologique et l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN). Cet outil devrait être opérationnel pour tout le territoire à compter de 2025.

Pour le groupe de suivi, cette approche soulève plusieurs difficultés majeures.

Premièrement, le changement de mode de comptabilisation de l'artificialisation génère de graves incertitudes parmi les élus, en particulier pour l'élaboration des nouveaux documents d'urbanisme - ce problème a été relevé par plus de 80 % des répondants à la consultation en ligne organisée par le groupe de suivi -, qui devront prendre en compte deux métriques dont le suivi ne conduit pas aux mêmes résultats en termes d'artificialisation.

Deuxièmement, la comptabilisation en artificialisation réelle ne permet pas aux collectivités de piloter l'artificialisation et de suivre en temps réel son avancée sur leur territoire : alors qu'il est relativement aisé d'additionner ou soustraire des surfaces de parcelles (classées nominalement en Enaf ou non Enaf), le calcul de l'artificialisation au réel nécessiterait des mesures sur le terrain ou des retraitements complexes d'images aériennes ou satellitaires loin d'être à la portée d'une commune ne disposant pas d'expertise en système d'information géographique. Cette complexité est accrue par les seuils d'observations de l'artificialisation fixés par le décret « Nomenclature » de novembre 2023, qui oblige à ne prendre en compte que les bâtiments de 50 m² ou plus et, pour les autres types de surfaces, les ensembles contigus de 2 500 m² ou plus.

La notion de contiguïté implique d'ailleurs que, contrairement à l'objectif de simplification et de clarification initialement affiché par le Gouvernement16(*), au moment de l'examen de la loi Climat-résilience, une même opération artificialisante ou désartificialisante située en-deçà de ces seuils peut être comptabilisée ou non comme de l'artificialisation ou de la désartificialisation, selon la nature des surfaces voisines. Contrairement aux arguments défendus par le ministère de la transition écologique, l'outil OCS GE ne mesure en aucun cas l'artificialisation réelle, mais une approximation jugée acceptable, sur la base de conventions préétablies, tout comme le fait la comptabilisation de la consommation d'Enaf.

Troisièmement, le maintien de la comptabilisation en Enaf aurait l'avantage - comme c'est du reste le cas actuellement - de ne pas comptabiliser l'artificialisation des bâtiments agricoles (la présence, le projet de création ou la création de bâtiments agricoles sur une parcelle n'affectant pas sa qualité d'Enaf), levant ainsi le risque de leur voir préférer l'utilisation du foncier pour la construction de logements ou d'autres activités économiques, fiscalement plus rémunératrices ou mieux acceptées par les riverains. En effet, la lutte contre l'artificialisation des sols n'a de sens que si elle permet le maintien effectif d'activités agricoles sur les terrains préservés et assure la souveraineté agricole de notre pays.

Le maintien de la comptabilisation en Enaf au-delà de 2031 devra toutefois être assorti d'un minutieux travail de correction des écarts observés entre les fichiers fonciers locaux et les données fiscales à partir desquelles sont élaborées les bases du Cerema. La quasi-totalité des élus locaux interrogés ont en effet fait état d'importantes divergences.

Les critères de territorialisation précisés dans la partie réglementaire du code général des collectivités territoriales sont diversement mis en oeuvre, l'ultime recours, pour les collectivités s'estimant lésées, demeurant le contentieux, procédure lourde, coûteuse et incertaine.

Le groupe de suivi entend donc centrer sa réflexion, dans les prochains mois, sur la manière :

- de mieux prendre en compte les spécificités des territoires à besoins et contraintes particuliers, notamment les territoires ruraux, de montagne ou littoraux, ou soumis à des risques naturels, ou bien dans lesquels la protection de tout ou partie du bâti au titre du code du patrimoine limite fortement la possibilité de recourir à la renaturation. Il pourrait notamment être envisagé d'inclure dans la loi des mécanismes de surcote de droit, sur le modèle de la garantie de développement communal. Ce mécanisme de surcote pourrait notamment valoriser les projets contribuant au rééquilibrage ou au désenclavement territorial, à différentes échelles. Le cas échéant, le calibrage de ces mécanismes devra soigneusement éviter tout effet de bord préjudiciable à leur mise en oeuvre et à leur acceptabilité par les autres collectivités ;

- d'introduire des nouveaux critères de territorialisation ou des modalités d'application différenciée des objectifs de réduction de l'artificialisation, qui pourraient tenir compte par exemple des différentiels de densité ou des dynamiques de peuplement et d'activité sur la période très récente, ainsi que de besoins dûment justifiés par les territoires, notamment en termes de logement.

Pour l'heure, le groupe de suivi estime que la seule manière de prendre réellement en compte les besoins des territoires serait de substituer à la logique de mise en oeuvre centralisatrice et surplombante actuellement à l'oeuvre une démarche ascendante, en invitant chaque collectivité à planifier son développement territorial « sous contrainte ZAN » en justifiant les besoins en foncier nécessaires à son développement et son dynamisme, sans enveloppe limitative préétablie. Il s'agirait donc, ainsi que le propose l'AMF dans son étude, de procéder par évaluation préalable des capacités des communes et intercommunalités de contribuer à l'atteinte d'un objectif national, compte tenu de leurs contraintes propres17(*). Afin d'éviter une dévastatrice « guerre du ZAN » préjudiciable à la cohérence territoriale, une condition importante serait qu'une consommation significative d'espace, si elle est dûment justifiée, ne pénalise pas la collectivité voisine en grevant sa propre enveloppe d'artificialisation, comme c'est pourtant le cas actuellement.

Plus ponctuellement, le groupe de suivi se penchera sur les modalités de mutualisation de la garantie de développement communal, pour laquelle des cas de blocage ont été identifiés. Il pourrait s'agir d'assouplissement ponctuel, à la discrétion des maires des communes bénéficiaires, sans remettre aucunement en cause le principe même de la garantie.

Le groupe de suivi abordera également la question du développement et du renforcement des outils d'aménagement et de l'ingénierie en faveur de la sobriété foncière. S'il apparaît de prime abord que l'enjeu est davantage l'appropriation par les élus et les professionnels de l'aménagement et de la construction des outils existants, le groupe de suivi approfondira sa réflexion quant à l'élaboration de nouveaux outils - étant entendu que certains d'entre eux, comme l'appropriation des biens sans maître et des biens en état d'abandon, réclamée de longue date et de manière récurrente par les élus, se heurtent à l'obstacle de la recevabilité financière des initiatives parlementaires.

2. Des pistes de réforme plus structurantes à expertiser

· Le calendrier de modification des documents d'urbanisme

La loi du 20 juillet 2023 a permis d'allonger de neuf mois le délai de modification des Sraddet, désormais fixé à novembre 2024. Ce report était indispensable pour permettre aux régions de prendre en compte les différents facteurs de territorialisation et appliquer les dégrèvements.

Cette loi a également allongé de six mois le délai de modification des documents d'urbanisme pour y intégrer les objectifs de réduction de l'artificialisation fixés par la loi Climat-résilience, à février 2027 pour les SCoT et février 2028 pour les PLU(i).

Selon l'étude menée par la FedeSCoT précitée, seulement 40 % des SCoT et 27 % des PLU(i) sont en cours de révision, anticipant sur la territorialisation des enveloppes d'artificialisation effectuée dans les documents de rang supérieur - même si selon un récent sondage réalisé par l'AMF, 60 % auraient déjà au moins entamé les travaux préparatoires, sans attendre la publication des documents modifiés18(*).

Face à l'inquiétude des élus à l'approche de la date butoir de modification des documents d'urbanisme - renforcée par les réductions d'enveloppes causées arithmétiquement par le mécanisme des PENE et des parts régionales réservées - il convient de s'interroger désormais sur l'opportunité de repousser :

- à nouveau le calendrier de modification des documents d'urbanisme pour y inclure les objectifs de réduction de l'artificialisation ;

- ou la période de référence pour l'atteinte des objectifs de réduction de l'artificialisation.

Si le sursis à statuer et le droit de préemption « ZAN » introduits par la loi du 20 juillet 2023 ont donné aux élus des outils pour endiguer la « ruée » vers une artificialisation d'aubaine, avant la modification des documents d'urbanisme, le fait que cette dernière interviendra alors qu'il ne subsistera plus que le tiers de la période laissée aux collectivités pour atteindre leurs objectifs décennaux de réduction de l'artificialisation soulève une interrogation : les collectivités dont les documents d'urbanisme n'étaient pas calibrés avant 2021 pour réduire drastiquement l'artificialisation pourront ainsi, malgré elles, se retrouver en situation de dépasser leur enveloppe et d'être pénalisées, alors même qu'elles auraient, dans les faits, très peu artificialisé sur la période 2011-2021.

Pour éviter cet écueil, le groupe de suivi pourrait ainsi recommander de décaler la période de référence, dont la temporalité reste à affiner, afin que les collectivités puissent anticiper et programmer la réduction de l'artificialisation et élaborer des projets d'aménagement pertinents de ce point de vue, traduits dans leurs documents d'urbanisme, les Enaf n'étant plus simplement considérés comme des espaces libres à construire.

Des dispositions transitoires devraient le cas échéant être prévues afin d'éviter un phénomène de « ruée vers l'artificialisation », avant l'entrée en vigueur de règles plus strictes.

· Les projets d'envergure nationale ou européenne (PENE)

La première liste des PENE, publiée le 9 juin 2024, représente plus de 11 870 hectares, sur les 12 500 hectares disponibles pour le territoire national sur la période 2021-2031. Si l'ensemble de cette surface n'a pas vocation à être artificialisée dans l'année à venir, il demeure probable que ce forfait sera dépassé avant 2031.

Cette enveloppe non limitative apparaît donc largement une fiction. Dès lors, ne serait-il pas plus pertinent et plus transparent de s'interroger à nouveau sur la pertinence d'une exclusion totale du décompte de l'artificialisation des grands projets structurants, d'envergure nationale ou européenne, a fortiori ceux dont la réalisation revêt un caractère d'urgence ? À l'heure où la nécessité de simplifier les procédures est unanimement identifiée comme une attente forte des Français, il devient difficilement défendable que la question de l'artificialisation puisse retarder l'installation d'entreprises, mais aussi d'infrastructures stratégiques ou de services publics : il n'est pas admissible, par exemple, que la construction d'un hôpital, ou même la détermination de sa localisation, soit dépendante au premier chef des enveloppes foncières artificiellement limitées par la loi Climat-résilience d'août 2021.

En outre, le principe même du double filtre de l'éligibilité des projets par rapport à une liste fixée dans la loi, et de l'inscription de chaque projet individuellement sur un arrêté ministériel, est source de complexité, d'allongement des délais et d'insécurité juridique, pour les collectivités comme pour les porteurs de projets et rassemble tous les ingrédients d'une compétition malsaine entre les territoires quant à leur capacité à défendre leur cause auprès des administrations centrales. Une simplification de ce mécanisme doit être envisagée.

· Le « ZAN », un leurre ?

Plus fondamentalement, le groupe de suivi entend s'interroger sur les objectifs et la trajectoire pour la période postérieure à 2031. La loi Climat-résilience pose en effet un objectif extrêmement ambitieux de « zéro artificialisation nette » à l'horizon 2050, mais sans déterminer de trajectoire de réduction de l'artificialisation après 2031. En instaurant une trajectoire trentenaire mal calibrée et impossible à tenir à fiscalité constante, cette mesure défendue par la Convention citoyenne pour le climat, qui a rendu ses travaux en juin 2020 constitue en réalité un « cadeau empoisonné » pour le législateur, les élus locaux et l'ensemble des acteurs de l'urbanisme.

S'agissant de la nécessité de prendre en compte la qualité des sols, le « ZAN » semble n'être en réalité qu'un sigle vide de sens, impropre à protéger réellement nos sols, et notamment leurs qualités agronomiques et écologiques : si tel est réellement l'objectif, son aboutissement devrait en réalité, compte tenu du temps nécessaire à la régénération des sols, être le « zéro artificialisation brute ». Formulées ainsi, la démesure et l'incongruité de l'objectif apparaissent clairement.

Dès lors, comment concilier sobriété foncière, développement territorial, protection des sols, préservation de la biodiversité et des activités agricoles ? Le groupe de suivi estime qu'il ne pourra pas faire l'économie de cette question : le vote de l'article 191 de la loi Climat-résilience n'a-t-il pas cruellement manqué de concertation avec les élus locaux ? Ne faudrait-il pas, plutôt qu'un objectif chiffré à la fois contraignant et illusoire, réaffirmer un objectif général de sobriété foncière ambitieux mais moins coercitif, et orienter en ce sens les choix d'aménagement du territoire et d'urbanisme, grâce à des outils financiers, fiscaux et juridiques permettant d'atteindre cet objectif sans sacrifier les autres priorités de l'action publique locale ?

Les travaux du groupe de suivi se poursuivront à l'automne 2024 et se matérialiseront par des propositions de nature législative au premier semestre 2025.


* 15 Étude d'impact de la loi Climat-résilience, p. 414.

* 16 Ibid.

* 17 AMF, Enquête nationale Mise en oeuvre du « Zéro artificialisation nette ». Des élus désorientés par la méthode qui demandent plus de cohérence pour atteindre l'objectif, juillet 2024, p. 4.

* 18 AMF, enquête précitée, p. 5.

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