III. LES BOULEVERSEMENTS GÉOSTRATÉGIQUES NÉCESSITENT DE METTRE LE SYSTÈME DE MCO À L'ÉCHELLE, VIA UNE STRATÉGIE GLOBALE

Comme cela a été dit supra, le système de MCO produit aujourd'hui, en dépit des efforts importants et d'une capacité d'adaptation salutaire de nos armées, des résultats qui demeurent encore insatisfaisants en termes de disponibilité des matériels, dans un contexte où des facteurs exogènes viennent contribuer à ce constat.

Or, le nouveau contexte géostratégique et le risque d'engagement majeur qu'il emporte renforce encore les exigences en termes de disponibilité des équipements, mais également en termes de résilience et de réactivité du système de MCO.

Dans ce contexte, plus qu'une amélioration, c'est une mise à l'échelle qui est attendue du système de MCO, comme le souligne les forces armées elles-mêmes. Le rapporteur spécial considère que seule une stratégie globale, par ailleurs soucieuse de prendre en compte l'état des finances publiques, peut permettre d'y parvenir. Cette stratégie vise à préparer l'hypothèse d'un engagement majeur futur tout en améliorant la disponibilité des matériels aujourd'hui.

Elle devra être associée à une bonne information du Parlement, qui a été trop fortement réduite récemment s'agissant de la disponibilité des matériels et de l'activité des forces. C'en est même une condition pour sa réussite.

A. COMME LE SOULIGNENT LES ARMÉES ELLES-MÊMES, LE FONCTIONNEMENT ET L'ÉCHELLE DU MCO ACTUEL NE RÉPONDENT PAS AUX NOUVELLES EXIGENCES GÉOSTRATÉGIQUES

1. Un contexte stratégique dont la guerre en Ukraine a confirmé la profonde dégradation, exposant la France à un risque de participation à un conflit de haute intensité

En ce qu'il assure le caractère opérationnel du parc de matériels des armées, le MCO ne constitue pas un simple enjeu d'intendance mais revêt une importance qui doit le faire figurer au coeur de la stratégie militaire. Sans un MCO efficace, aucun contrat ou engagement opérationnel et plus largement aucune mise en oeuvre de la stratégie militaire globale pour nos armées n'est possible.

Or, l'invasion de l'Ukraine lancée par la Russie le 24 février 2022 et la guerre qui se poursuit depuis lors constituent un tournant stratégique majeur pour la sécurité en Europe.

Elle marque le retour de l'affrontement entre États souverains et de la guerre de haute intensité en Europe. Elle se caractérise également par un changement d'échelle de la conflictualité. Le volume des unités de combat engagées est en effet sans commune mesure avec les combats des dernières décennies, avec près de 150 000 combattants mobilisés de part et d'autre. À titre de comparaison, l'opération Barkhane au Sahel, principale opération extérieure menée par la France, mobilisait moins de 5 000 militaires.

Le risque d'« engagement majeur » et de conflit de « haute intensité », selon les terminologies utilisées par le ministère des armées, fait désormais aujourd'hui partie des hypothèses sérieuses de mobilisation des forces armées dans les prochaines années, nécessitant de s'y préparer.

Ces évolutions s'inscrivent d'ailleurs dans le prolongement des tendances géopolitiques identifiées depuis plusieurs années par les principaux documents stratégiques publiés par les armées françaises.

Dès 2017, la Revue nationale stratégique de défense et de sécurité nationale (RSDSN) faisait état d'un « durcissement des menaces » dont il résulte « un risque accru d'escalade et de montée aux extrêmes entre États, potentiellement jusqu'au franchissement du seuil nucléaire ».

La Revue nationale stratégique (RNS) présentée par le Président de la République le 9 novembre 2022 s'est ainsi inscrite dans la continuité de la précédente : dans un contexte de cristallisation des principaux antagonismes internationaux, elle constatait le « passage d'une compétition latente à une confrontation ouverte, de la part de la Russie et, de plus en plus, à une compétition exacerbée avec la République populaire de Chine ». Elle prenait acte de « pratiques de contestation et de contournement de l'ordre international fondé sur le multilatéralisme et la règle de droit » de la part de ces États, par ailleurs engagés dans une « bataille de l'influence » destinée à contester et fragiliser les démocraties. Elle constatait en outre l'extension du champ de la conflictualité bien au-delà de ceux traditionnels (terre, mer, air) : spatial, numérique, fonds marins, champ informationnel, etc.

La RNS, tirant les premiers enseignements de la guerre en Ukraine, insistait sur la nécessité de se préparer à des conflits placés sous le triple signe du retour du fait nucléaire, de la haute intensité et de l'hybridité des stratégies, combinant actions militaires et non militaires (directes et indirectes et légales et illégales).

Pour faire face à « un engagement majeur », éventuellement « sous la voûte nucléaire de l'agresseur », la RNS soulignait explicitement « le besoin de masse et de densité de l'action interarmées ». Le risque de guerre d'attrition augmente encore ce besoin, ce qui constitue un fait majeur pour le MCO.

2. Si le MCO des forces armées a fait l'objet d'adaptations à ce nouveau contexte, il ne répond pas encore aux exigences associées

Au cours des dernières années, les armées ont intégré de différentes manières les évolutions du contexte géostratégique, au-delà d'ailleurs du MCO. L'extension des champs et des modes de conflictualité a ainsi été intégrée, tant s'agissant des équipements que d'un point de vue organisationnel, en même temps qu'étaient prises en compte les ruptures technologiques. Du point de vue des matériels, des équipements ont été acquis notamment dans les domaines du spatial, des systèmes d'information, du numérique et de la cyber-technologie, de la robotique, des drones, de l'intelligence artificielle et bientôt de la technologie quantique. Du point de vue organisationnel, de nouvelles structures et modes de fonctionnement ont été adoptés, à l'image de la mise en place d'un commandement de la cyberdéfense (COMCYBER) en 2017.

Le système de MCO s'est également lui-même adapté en partie.

D'une part, il fait évoluer ses compétences et son activité à mesure que les nouveaux matériels, utilisés dans des milieux plus diversifiés, nécessitent de la maintenance, que ce soit par les forces opérationnelles, les services industriels de l'État ou les industriels privés.

D'autre part, et surtout, il commence à s'adapter au nouveau contexte stratégique lié à l'hypothèse d'engagement majeur, notamment s'agissant de la reconstitution de stocks87(*).

Toutefois, le système de MCO, qui produit même à l'heure actuelle des résultats encore insatisfaisants en termes de disponibilité des matériels et d'activité des forces, ne répond pas aux exigences d'un conflit à haute intensité ou d'engagement majeur, ce que les auditions ont d'ailleurs été l'occasion de confirmer.

Le système actuel de MCO souffre en effet de plusieurs types de limites fortes dans l'hypothèse d'un engagement majeur.

Alors que notre modèle actuel est fondé sur une intervention de nos forces armées dans un calendrier relativement maîtrisé (quitte à retarder nos opérations), le nouveau contexte stratégique impose une grande réactivité (dans un calendrier subi et impérieux), avec une capacité pour le MCO de monter fortement en puissance dans des délais courts, d'une part, et de durer, d'autre part. Ces deux objectifs apparaissent très difficilement atteignables en l'état actuel. En effet, le MCO actuel s'appuie pour une part sur une logique de flux tendu - notamment dans le cadre des contrats globalisés -, économe en crédits mais qui présente l'inconvénient de la quasi-absence de stocks88(*), qui serait très problématique en cas de conflit de haute intensité générant d'importantes pertes en matériels. Et ce d'autant plus que la capacité de la BITD de produire, rapidement et en quantité, des stocks d'équipements et de pièces est loin d'être assurée à ce jour, comme l'ont confirmé les auditions. Par ailleurs, de nombreux contrats verticalisés de maintenance s'appuient sur le respect d'un niveau maximal d'utilisation des matériels, qui ne pourrait pas être respecté en cas de haute intensité.

De plus, la tendance au rétrécissement, au profit des industriels privés, du périmètre de la compétence des services industriels étatiques dans la maintenance des matériels, en particulier pour les équipements les plus avancés - et souvent les plus stratégiques -, limite la capacité des services étatiques à répondre rapidement par eux-mêmes aux besoins en cas de déclenchement d'un conflit de haute intensité. Cette dynamique peut néanmoins être nuancée par certaines évolutions récentes, par exemple dans le cadre de l'acquisition de compétences étatiques de maintenance s'agissant du programme SCORPION.

Se pose également l'enjeu du lieu de la maintenance : sur des théâtres d'opération dits « 3D » (pour diversité, dispersion et caractère destructif), le MCO doit se faire largement sur le lieu du conflit, à la fois pour garantir la disponibilité des matériels et d'éviter d'avoir à déployer une logistique de transport trop complexe à gérer. Or, le cadre actuel du MCO, qui s'appuie largement sur les industriels privés pour assurer la maintenance tout en ne facilitant pas la présence de personnels non militaires sur les zones de conflit, poserait un problème très sérieux en cas de conflit majeur. Il convient néanmoins de noter que des efforts sont actuellement produits pour renforcer, avec des personnels militaires, la maintenance effectuée directement sur les terrains d'opération.

En outre, le système actuel de MCO connait encore des enjeux liés à son organisation et aux normes applicables. Comme certaines personnes entendues lors des auditions l'ont rappelé, un éventuel conflit de haute intensité ne s'improvise pas. S'il est par exemple déjà prévu que les normes de maintenance soient fortement allégées en cas de déclenchement d'un conflit, leur caractère trop strict aujourd'hui en temps de paix entrave la disponibilité des équipements et donc la préparation de la haute intensité. Le rapporteur spécial constate par ailleurs que l'organisation administrative du MCO pourrait être utilement harmonisé, en particulier s'agissant du MCO aéronautique89(*).

Enfin, la préparation d'un éventuel conflit de haute intensité s'agissant du MCO emporte des conséquences budgétaires difficiles à porter dans le contexte actuel de forte dégradation des finances publiques.

Le renforcement des crédits du MCO prévu par la loi de programmation militaire pour les années 2024 à 203090(*) constitue une avancée, qui ne répondra toutefois pas à tous les enjeux.


* 87 Voir infra.

* 88 Qu'il s'agisse d'équipements complets ou de pièces détachées.

* 89 Voir infra.

* 90 Loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

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